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L’Oumma : à la recherche de l’unité perdue

Sobhy Gress

L’islam est une religion communautaire, ceci est non seulement un fait, mais aussi un principe fondateur. Le mot « islam » signifie soumission, c’est-à-dire soumission à Dieu. Mais l’islam ne concerne pas seulement l’individu : l’ « Oumma » est la communauté formée par les croyants, communauté qui a une dimension politique. L’islam ne considère donc pas seulement le rapport de l’homme à Dieu, mais aussi les rapports entre les hommes. Dans les premiers temps de la conquête islamique, le seul choix proposé était d’être « soumis » à la nouvelle doctrine « proposée » ou d’être « tué par le sabre ». Le soumis est donc celui qui accepte de gré ou de force cette nouvelle religion. L’esprit libre propre à certaines populations de culture hellénique ne pouvait pas accepter cette soumission imposée. D’où les nombreux martyrs issus des rangs coptes, assyros-chaldéens, et autres... Il semble donc que cette soumission ait pris tout de suite un sens politique.

L’islam imposerait-il la soumission de l’homme à l’homme ? Pourtant, le sens spirituel du terme « soumission » fait habituellement la fierté du musulman. Il faut donc s’interroger sur l’Oumma, qui est une forme de communauté qui n’appartient pas à la culture occidentale.

Au sein de l’islam, les différentes structures (sociales, économiques, culturelles, politiques et surtout religieuses) ne sont pas toujours identiques. On constate ainsi qu’une différence fondamentale de pratique et de conception de l’islam existe entre le monde arabe et les sociétés africaines ou asiatiques. C’est ainsi que les régimes politiques qui se réclament de l’islam n’appliquent pas tous la loi islamique. Ici, nous nous limiterons à étudier l’Oumma dans la culture arabe qui l’a vu naître.

Quelques données historiques permettront de mieux comprendre l’importance de l’Oumma, Communauté ou Nation musulmane dans les sociétés arabo-musulmanes.

Le développement historique de la notion d’Oumma

Les origines : la société arabe pré-islamique

La société arabe pré-islamique s’organisait autour de la tribu qui est un regroupement de clans : chaque clan, bien qu’autonome, reçoit une mission à accomplir pour le compte de la tribu (approvisionnement en eau, en viande, ou tout autre besoin de la vie courante).

Les autorités et clans de la tribu ont le devoir d’assurer la subsistance des membres de la communauté.

En cas de besoin, il était naturel de monter une razzia pour se procurer le nécessaire auprès d’un autre clan ou d’une autre tribu.

Ces deux éléments de tradition, l’unité tribale et la conquête, vont se retrouver dans l’Oumma.

Le rôle de Muhammad

A l’époque, les tribus arabes étaient répandues non seulement en Arabie, mais aussi en Syrie, en Perse, en Mésopotamie et en Éthiopie. Elles vivaient du commerce caravanier de la région. Muhammad commencera par unifier les différents clans de la tribu de Quraysh. Il réussit à les unir en une seule et vaste armée, en partie grâce à l’affaiblissement des empires de l’époque, perse et byzantin. C’est ainsi qu’est née l’« Oumma », la « communauté des croyants » devenue rapidement la « communauté des musulmans » et par la suite l’Oumma Islamia, la nation musulmane.

Un fait marque le début de cette communauté : la charte de Yaçrib établit une alliance entre les différentes communautés sous le drapeau d’une seule Oumma. Il s’agit d’un pacte passé entre la famille des Quraysh et huit clans de Médine visant à garantir un effort de guerre commun : le Jihad, (combat sur le chemin de Dieu, Allah). Selon ce pacte, les affidés se promettent union, vengeance et protection, les réfractaires faisant les frais de cette alliance fondée sur Allah. Par ce pacte, les clans arabes fondent leur unité et leur raison de partir en conquête non plus sur le besoin de s’entraider pour survivre mais sur le rayonnement de la religion musulmane.

Le moteur de cette alliance est la foi religieuse, dont Muhammad est juge en tant que prophète d’Allah « j’ai reçu l’ordre de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : point de divinité excepté Allah ». Ainsi est né l’Islam.

Passage d’une organisation sociale à une organisation religieuse

On observe alors un changement majeur par rapport aux traditions antérieures : on passe d’une organisation sociale à une organisation religieuse. L’« Oumma », la communauté, ou « nation », des musulmans, est fondée sur le sentiment d’appartenir à un même peuple, non par les liens du sang ou de la géographie, mais par l’enracinement dans une foi commune.

Muhammad a joué un rôle majeur dans ce changement. De chef religieux, il est devenu également, à Médine, un chef politique et militaire. Sa prédication ne se rapportait plus seulement aux relations entre l’homme et Dieu, mais aussi à celles des hommes entre eux. Par son génie politique et religieux, il utilisa le message de foi en un Dieu unique, emprunté à la Bible, pour unir les tribus arabes indépendantes et indisciplinées en vue de la conquête. Il imposa des règles strictes au niveau cultuel et une doctrine religieuse pour créer une unité qui lui permette de conquérir la Mecque. Muhammad se rendait bien compte de l’absence de civilisation chez les arabes et seul l’aspect religieux pouvait leur donner une fierté communautaire. Il organisa le culte : prières, ablutions, jeûne, en éliminant le plus possible les pratiques polythéistes, quoique la tribu de Quraysh –polythéiste- et certaines tribus juives et chrétiennes s’opposaient à sa doctrine. Il usa du message religieux pour inciter ses combattants à la guerre contre les Mecquois. Grâce à ce message religieux, il leur fit comprendre l’intérêt de se soumettre à une discipline, qui pouvait exiger le sacrifice de soi-même et dont la récompense se trouvait dans l’au-delà (cette doctrine est toujours valable chez les terroristes musulmans). Dans tous ses combats de conquête ou de razzias, il récitait une sourate qui appuyait sa position.

Ainsi, la dimension religieuse prédominait dans l’organisation sociale et politique à Médine comme à la Mecque après sa conquête.

L’unité entre pouvoir politique et religieux ne s’arrête pas avec la mort de Muhammad, mais est transmise à ses successeurs.

En 632, après la mort de Muhammad, apparut le califat : le calife est le successeur du prophète, il applique la loi du Coran et de la sunna (c’est-à-dire les faits et dits du prophète), tout en y ajoutant son message propre, les imposant aux populations vaincues à l’issue des guerres menées au nom d’Allah. C’est un chef à la fois spirituel, militaire, politique et moral.

Succédant au prophète, le Calife dispose d’une délégation de pouvoir et de souveraineté divine aux yeux de l’Oumma. Il est le responsable temporel suprême destiné non seulement à diriger la communauté (sauvegardant l’égalité de tous, rendant la justice…) mais surtout à devenir un modèle pour les croyants : il est mis en avant pour être imité. C’est lui qui se met en avant pour conduire la prière et par la suite est devenu le conseiller religieux et interprète des règles musulmanes.

Continuité entre la tribu arabe l’Oumma islamique

Au XIVe siècle, l’historien Ibn Khaldoun a monté l’adéquation profonde entre un tel pacte et le caractère arabe : « les arabes, en raison du caractère sauvage qui est en eux, sont le peuple le moins accessible à la subordination des uns aux autres…mais ils sont capables d’adhérer à une prophétie ou au charisme d’un Saint ou d’un leader politique (cas du Raïs égyptien Nasser en 1956-1967, et même de Saddam en 1990), la régulation se produit à l’intérieur d’eux même… dès lors qu’il y a chez eux un prophète (Nabi), Wali, bon et saint, celui-ci les incitent à soutenir la cause de Dieu…il fait régner entre eux l’accord pour faire triompher la vérité » [1]

Autrement dit, religion, vie tribale et communautaire sont le ciment fédérateur de l’entité arabe. La religion musulmane dès son début s’est servi de la société tribale dans tous ses aspects, mais en y ajoutant la dimension religieuse nouvelle : « Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous » [2] C’est la foi en Dieu qui rassemble.

De la même façon, il y a une filiation entre la tradition des « razzia » et le Jihad qui vient souder ainsi l’Oumma Islamia.

L’Oumma reproduit le système tribal mais l’applique à une communauté plus large : dans la façon de rendre la justice, ainsi que dans l’usage de ses biens et gains. L’esprit de la communauté implique la mise en commun des biens, leur distribution équitable et la mise en commun des efforts pour défendre l’Oumma al-Islamia.

Conséquences de l’unité entre pouvoir politique et religieux

L’Oumma comprend non seulement la notion de « communauté » des musulmans, mais aussi celle de « Nation » et d’État (gouvernement, système social etc.). C’est ainsi que les musulmans divisent la planète en trois zones bien distinctes :

1- Le « Dar el Islam » correspond à l’ensemble des pays où les musulmans sont majoritaires et au pouvoir.

2- Le « Dar el Harb » (état de guerre) est constitué de l’ensemble des pays contrôlés par les non musulmans. Les musulmans minoritaires ont le devoir de chercher à s’y imposer d’une façon ou d’une autre. Nous sommes donc tous, en Europe, dans cet État de guerre.

3- Le « Dar el Soulh » (état de trêve), est un statut intermédiaire dans lequel un accord de paix est momentanément passé. En théorie, la trêve ne doit pas excéder dix ans. Les musulmans qui vivent dans ces pays doivent néanmoins se battre pour pouvoir exercer leur culte librement, mais aussi tenter d’imposer l’Islam (cas de l’Europe, l’Amérique, et l’Afrique). Le musulman a par ailleurs le droit de rompre cette trêve si les rapports de forces lui sont favorables.

Dans cette conception religieuse quasi-géostratégique, il n’existe de paix réelle que dans le premier cas, Dar el Islam. Partout ailleurs, la guerre est menée sous différentes formes selon les circonstances.

L’ « Oumma, » communauté des croyants ou de nation islamique, ne reconnaît aucune frontière, ni d’ordre idéologique ni d’ordre géographique. Elle est vouée à se répandre sur la terre jusqu’à ce que l’humanité soit entièrement musulmane et s’abandonne à Dieu. A partir du moment où les musulmans sont majoritaires dans un pays, ils ne doivent suivre que l’enseignement de l’Islam, les autres organisations sociales, politiques et économiques doivent être écartés par les musulmans. Les frontières géographiques ne doivent plus exister entre les pays musulmans, car ils forment une seule communauté, une seule nation basée sur la foi musulmane.

La raison d’être de l’Islam, c’est de croire que toute l’humanité s’abandonnera un jour ou l’autre à Dieu et que chaque bon musulman a le devoir d’y contribuer.

Les dissidences et divisions au sein de l’Oumma

En 656, à l’époque du quatrième calife Ali Ben Abou Taleb, une scission se produit. Les partisans de Mou’awiya, gouverneur de Damas, originaire du clan de Banous Ommaya (qui donnera par la suite la dynastie Ommayades) refusèrent d’obéir au nouveau Calife Ali. Ils vont former la première grande dissidence au sein de l’Oumma Islamia naissante. A l’issue de la bataille de Siffin, une majorité de musulmans combattants suit Mou’awiya, refusant à Ali le titre de successeur légitime. Le critère de leur foi est la tradition du Prophète et de ses compagnons, c’est pourquoi ils sont appelés « Hommes de la tradition et de la Sunna », ce sont les Sunnites fondamentalistes d’aujourd’hui.

Les fidèles d’Ali se diviseront à nouveau : certains reprocheront à ce dernier d’avoir accepté un arbitrage pendant la bataille de Siffin avec Mou’awiya. Ils décideront de s’en aller, de sortir, d’où leur nom de « Kharéjites » (les sortants). Ils constituent une branche très puritaine et rigoriste. Minoritaires, on les trouve de nos jours essentiellement dans le Sultanat d’Oman, à Djerba en Tunisie et dans le sud Algérien.

Les partisans qui resteront fidèles à Ali sont les Chiites (Chi’aat Ali).

Désormais, l’islam sera donc constitué de trois tendances principales qui subsistent encore aujourd’hui : sunnites, chiites et kharéjites.

Division au sein du chiisme

Les chiites sont essentiellement présents au Moyen-Orient. Ils n’attribuent de valeur qu’à la descendance d’Ali-Imam, infaillible et impeccable. Mais la succession des Imams va s’interrompre au 12ème imam, disparu en 874 à l’âge de 5 ans. Pour les chiites, il n’est pas mort mais a seulement cessé d’être visible. Son « occultation » fait qu’il reviendra à la fin des temps, comme le Messie (ou Mahdi) pour rétablir la paix et la justice sur terre.

On trouve aussi, des Chiites ismaéliens qui arrêtent à 7 la lignée des Imams descendants du Prophète et d’Ali (les Septénaires, c’est la religion de l’Aghakhan). Des Ismaéliens chiites modérés sont issues les communautés musulmanes suivantes :

  • Les Druzes au Liban, en Syrie et un peu en Israël.
  • Les Alaouites en Syrie, minorité au pouvoir depuis 1970.
  • Les Zaydites (qui présentent la particularité de s’arrêter au 5e Imam) présents au Yémen.

Division au sein du sunnisme

Quatre écoles juridiques sont nées entre 767 et 855 et perdurent encore aujourd’hui. Leurs fondateurs sont de grands jurisconsultes sunnites (des Mouftis).

1) L’École Hanafite, d’Abou Hanifa l’iranien.

C’est la plus libérale. Elle prône la valorisation du jugement personnel (raisonnement analogique) plutôt qu’une référence systématique aux textes sacrés : la solution retenue est la meilleure selon la raison.

Abou Hanifa n’a pas laissé d’écrit mais ses disciples ont transmis sa doctrine. L’Empire Ottoman l’a adoptée et de nos jours elle est suivie encore en Turquie, Inde, Chine, Asie Centrale, Syrie, Jordanie et dans le sud de l’Égypte (Assouan).

2) L’École Malkéjite, fondée par Malek Ibn Amas

Outre le Coran et la Sunna, cette école admet comme source de droit la coutume en tant que principe d’intérêt général.

Elle est suivie en Afrique du Nord, une partie de l’Égypte, au Soudan et en Afrique noire. Ils sont très intransigeants à l’égard des Kharéjistes et des Chiites.

3) L’École Chaféhite, fondée par Al Chaféii, en 767 en Palestine

Cette école a recours au raisonnement par analogie lorsque les trois sources – Coran, Sunna, et Ijmaa (consensus) – sont inopérantes. Elle était l’école officielle des Abbassides entre (750-1258). On la trouve aujourd’hui en Égypte, Syrie, Indonésie et en Malésie.

4) L’École Hanbalite, fondée par Ibn Hanbal, en Irak

Il s’agit de l’école la plus rigoriste qui refuse toute interprétation, se basant uniquement sur le texte du Coran et de la Sunna. Elle est la référence des Islamistes, qui s’inspirent de sa théologie tels qu’Ibn Taymiyya au XIVe et Mohammad Abdel Wahhab, qui institua le Wahhabisme en Arabie Saoudite en 1744. Il interdit le mysticisme, le schisme en Islam, la philosophie, la musique, le théâtre, la poésie et le culte des saints.

Hésitations contemporaines :

Oumma al-Islamia ou Oumma al-Arabia ?

Depuis la décolonisation, deux idéologies s’affrontent dans le monde arabo-musulman :

La Nation Arabe (initiée par l’Égypte, la Syrie et l’Irak) au sens de « nation-État ».

Ce modèle consiste à voir dans les pays occidentaux des modèles à imiter, et à promouvoir, dans certains pays arabes, des démocraties par lesquelles ces pays deviendraient des nations où coexisteraient à la fois une pluralité ethnique et une diversité religieuse, même avec une primauté de l’Islam. L’idée de la citoyenneté ne devait pas avoir une connotation religieuse. Après la guerre du Canal de Suez menée par l’agression tripartite (France, Angleterre et Israël) contre l’Égypte et du refus des occidentaux de financer le projet du barrage d’Assouan, Nasser et les autres pays arabes progressistes qui prônaient la nation arabe, se sont tournés vers le bloc de l’Europe de l’Est en s’inspirant de son modèle économique et politique.

La Nation Islamique (présente en Arabie Saoudite et dans les Emirats du golfe persique).

Ce modèle s’appuie sur le hanbalisme et le wahhabisme qui fait de l’Islam l’unique référence identitaire, ignorant les frontières culturelles, nationales des autres pays qui contiennent dans leurs populations de non musulmans. Le Coran tient lieu de constitution.

Sayyiède Qoutb, l’idéologue des Frères Musulmans Egyptiens, prône la prise de pouvoir violente permettant d’imposer l’islam comme seul système mondial de gouvernement au nom de Dieu, tant pour la communauté musulmane que pour les non musulmans. Cette doctrine inspire les mouvements islamiques qui terrorisent nos sociétés depuis 1973 ; elle est très largement suivie par les Jihadistes d’al Qahida, et soutenue par quelques régimes arabo-musulmans aujourd’hui, bien que discrètement. Gilles Kepel, arabisant, chercheur en sciences politiques et spécialiste des mouvements islamiques en Égypte, a très bien résumé sa doctrine dans l’ouvrage « Le Prophète et Pharaon ».

De nos jours, l’humanité est au bord du gouffre...ce n’est pas en raison de la menace de destruction qui plane sur sa tête (cela en effet n’est que le symptôme du mal, non le mal lui-même), mais bien plutôt à cause de sa faillite dans le domaine des « valeurs » sous l’égide desquelles l’homme aurait pu vivre harmonieusement et évoluer. Telle est l’évidence : considérons le monde occidental, où n’ont plus cours aujourd’hui les « valeurs » qu’il donne en exemple à l’humanité. [3]

C’est maintenant à l’Islam, à l’Oumma, de jouer leur rôle. (…) Or, l’Islam ne peut jouer son rôle que s’il s’incarne dans une société, dans une Oumma. (…)Mais l’OUMMA, n’est pas une terre sur laquelle vit l’Islam, pas plus qu’une patrie dont les aïeux auraient vécu à telle époque selon un mode islamique. (…)L’Oumma musulmane est une collectivité (jama’a) de gens dont la vie tout entière, dans ses aspects intellectuels, sociaux, existentiels, politiques, moraux et pratiques, procède de l’éthique (minhaj) islamique. Cette Oumma, ainsi caractérisée, a cessé d’exister depuis que l’on ne gouverne plus nulle part sur terre selon la loi de Dieu (…) [4]

Quant à nous, nous connaissons, sans l’ombre d’un doute, quelque chose de complètement neuf, que l’humanité ignore et qu’elle ne saurait fabriquer ! Cela étant, il faut que ce neuf se concrétise en pratique et en fait, qu’une Oumma vive par lui (…) ce qui rend nécessaire la résurrection des pays musulmans. Elle sera suivie tôt ou tard par leur conquête de la domination mondiale. (…) Comment va commencer cette résurrection islamique ? Il faut qu’une avant-garde en décide et se mette en marche au milieu de la jahilyya (sociétés modernes d’aujourd’hui), qui règne sur la terre entière. (…) Elle devra savoir pratiquer un retrait et d’autres fois chercher le contact avec la jahiliyya qui l’encercle. (…) Pour que cette avant-garde trouve sa voie, il faut que des signes de piste lui fassent connaître où commence sa longue route, quel rôle elle devra jouer pour atteindre son but, où est sa véritable fonction. (…) C’est pour cette avant-garde tant attendue que j’ai écrit Signes de piste [5]

Ce livre a beaucoup contribué à la naissance des groupes voulant ressusciter l’Oumma al-Islamia, d’abord en Égypte mais aussi un peu partout dans le Moyen-Orient, l’Asie et l’Europe. Cependant, l’influence économique, culturelle et politique qu’a exercée l’Occident sur ses anciennes colonies ainsi que la fin de l’Empire Ottoman Turc ont retardé l’édification de cette nation musulmane, l’Oumma Islamique.

Influence historique de ces doctrines

Ignorant les réalités ethniques et religieuses et la complexité politique de la région, les puissances occidentales, principalement, anglaises et françaises, avaient procédé à un découpage totalement artificiel du territoire, aucunement musulman. Celui-ci portait en lui les germes des crises à venir dont la plus remarquable est celle de l’opposition entre le panarabisme prôné par l’Égypte comme leader et le panislamisme prôné par l’Arabie Saoudite.

La notion de l’Oumma al-Arabia, au sens de « nation-État », est née en Égypte après la décolonisation anglaise suite à la révolution des officiers libres en 1952.

Après la révolution égyptienne de juillet 1952, les nationalistes arabes s’opposèrent aux adeptes de la Nation Islamique. Mais la guerre du Yémen en 1962, durant laquelle les occidentaux apporteront leur soutien à l’Arabie Saoudite, freine considérablement leur élan. Nasser, leur chef de file, entre en déclin. Dès lors le mouvement de laïcisation est stoppé net. Cependant, cette initiative reste ancrée dans ces régions, elle avait apporté au monde musulman un concept nouveau, celui de « citoyenneté ». De même, la culture et le mode de vie occidental continuent d’exercer un attrait dans ces pays, notamment sur la classe dirigeante et les personnes cultivées. Ceci est également vrai dans le bloc « dur », favorable à l’ « Oumma al-Islamia », dont l’Arabie Saoudite est l’exemple le plus représentatif. C’est un fait qui a certainement contribué à freiner l’unification des pays musulmans en une seule Nation et Communauté musulmane, l’Oumma. L’attrait pour les produits cinématographiques, techniques, vestimentaires et alimentaires venants de l’Occident, a répandu une culture différente du modèle fondamentaliste imposé par le régime saoudien, d’autant plus que ce régime autorise l’implantation des multinationales sur son sol. Cette position contribue à une contradiction dans la conception de la société musulmane entre la doctrine islamique et les différents comportements des dirigeants qui réclament la fondation de la Oumma al-Islamia .

On met en valeur l’âge d’or de l’empire abbasside (VIIIe-XIe siècles) qui aurait été un moment de tolérance. Mais la civilisation musulmane a été rendue possible par l’apport des peuples conquis (Syrie, Égypte, Mésopotamie, Espagne). Mais la période libérale et tolérante prenant fin avec les troubles secouant l’empire, le radicalisme pris le dessus et les sociétés islamiques se sont figées en prétextant le retour aux sources. Depuis la guerre israélo-arabe d’octobre 1973 et l’utilisation consécutive du pétrole comme arme économique contre l’Occident, on constate, sous l’influence de la propagande intégriste musulmane, une volonté de retour à l’islam des origines, qui s’affirme à travers le courant salafiste. Celui-ci fustige l’Occident comme matérialiste, athée et corrompu, et il travaille à le déstabiliser au moyen de groupes d’avant-garde vivant au sein de ces sociétés. Ces forces actives d’avant-garde existent bel et bien en Occident, leurs influences sont visibles et évidentes dans différents secteurs de la vie économique et sociale ainsi que dans les médias.

Perspectives et conclusion

Est-il possible aujourd’hui d’espérer que l’Islam change ? Que penser des mouvements de réforme du XIXe siècle à ce jour ?

Des problématiques nouvelles sont apparues.

1) Quel rapport établir entre religion, société et État ? Peut-il y avoir une distinction entre religion et État, sans contredire la spécificité de l’Islam ? La laïcité est-elle souhaitable dans la société musulmane ou est-elle un concept proprement occidental ? Qu’est-ce que la laïcité dans une religion qui n’a pas de « clergé » proprement dit ?

2) Quelle place donner à la shari’a par rapport aux lois positives ? Représente-t-elle un système de lois précises ou seulement des principes directeurs ? Dans quelle mesure faut-il inclure la Sunna, la tradition du Prophète ? Faut-il y inclure les élaborations juridiques des premiers siècles de l’Islam ? Quelle place donner à l’ijtihad, l’effort de réflexion personnelle dans le domaine juridique ? Quelle est la position de l’islam à l’égard des droits de l’homme ? Peut-on accepter des déclarations élaborées en dehors de l’islam ?

3) Les rapports entre la religion islamique et les aspects sociaux, économiques et politiques. Y a-t-il un système social propre à l’Islam ? Dans quelle mesure peut-il s’accommoder avec des systèmes sociaux divers, surtout s’ils ne proviennent pas de son sein (socialisme, capitalisme libéral) ?

4) Faut-il faire l’exégèse du Coran ? Le développement des sciences modernes (notamment les sciences humaines telles que : histoire, psychologie, linguistique, herméneutique, sociologie, et philosophie) y incite. Mais ceci remettrait en cause les principes fondamentaux de l’islam. Le Coran est-il incréé ? A-t-on le droit de parler de l’historicité du Coran ? Les énoncés coraniques ont-ils un sens atemporel ou faut-il les appréhender en fonction du contexte, en les réinterprétant en fonction des nouvelles circonstances ? Le Coran ne fait-il que ramener au passé ou ouvre-t-il sur l’avenir ?

L’absence d’écoles de pensées bien définies, représentatives du monde musulman et de toute autre autorité islamique universelle représente un sérieux obstacle : il est, en effet, très difficile d’obtenir des réponses constructives, rigoureuses, échappant aux cercles traditionnels et groupes à tendance islamiste du type des Frères Musulmans. De fait, les voies explorées jusqu’à présent par les intellectuels d’origine arabo-musulmane qui se disent réformateurs de l’islam en occident n’apportent pas satisfaction sur ces sujets.

Pour rendre possible de telles réformes dans l’islam, il faudrait tout d’abord que les états des pays musulmans appliquent les droits de l’homme et le droit civil pour tous les citoyens.

En ce qui concerne plus particulièrement la situation en Europe, seule l’application stricte du principe de laïcité serait, en fait, le moyen de se préserver de l’intégrisme et du risque islamiste. Pour cela, il conviendrait au préalable de ne pas se laisser aveugler par les discours humanistes du politiquement correct.


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Sobhy Gress, Né 1953 à Sohag (sud de l’Égypte) dans une famille copte catholique. Études de philosophie, islamologie, et de théologie au séminaire Copte Catholique du Caire. Études de langue et de civilisation française à la Sorbonne. Maîtrise d’économie, sociologie et politique internationale (Paris VIII). DESUP Paris IX Dauphine. Gérant d’entreprise, rédacteur en chef du bulletin "La voix du centre copte". Organisateur de colloques, débats et conférences culturelles sur les chrétiens en terre d’islam. Interventions sur Radio Notre Dame et Radio Courtoisie sur la situation des Coptes et sur l’Islam.

[1] Alfred-Louis de Prémare, p. 86/87.

[2] Sourate 49, V 13.

[3] Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, Signes de Piste, p5.

[4] Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, Signes de Piste, p6-7.

[5] Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, Signes de Piste, p10-12.

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