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L’action psychologique dans le Coran. (Dominique et Marie-Thérèse Urvoy)

Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, Paris, Cerf, 2007
A. Kammerer-Vauthrin

L’islam est défini par les musulmans comme une religion qui repose sur la foi, entendue comme un savoir tellement certain qu’il n’y a pas la moindre possibilité d’erreur en lui ; cette position, dont Al-Ghazali est un défenseur, est ancrée dans la formule traditionnellement attribuée à Muhammad : « Personne n’a reçu autant de certitude que ma communauté. » Un des dogmes principaux de l’islam, selon lequel le Coran est une œuvre directement inspirée par Dieu, s’appuie sur l’idée que les paroles coraniques sont inimitables car elles sont au plus haut point convaincantes et remportent l’adhésion par nature, ce qu’Averroès formulait ainsi : « On ne peut trouver de plus parfaites [que les paroles coraniques] pour la persuasion et l’assentiment de tous. »

Ce constat amène Dominique et Marie-Thérèse Urvoy à creuser dans cet ouvrage une problématique récemment ouverte par le P. Jomier : d’où vient la « certitude psychologique du musulman » ? Selon le P. Jomier, elle provient de la conviction que l’islam est une évidence et des procédés argumentatifs employés dans le Coran, formant selon Massignon une « logique de l’intuition ». Or le P. Jomier souligne le fait que ces procédés argumentatifs incluent un certain nombre de présupposés suggérés, sans être clairement affirmés, par le biais de procédés rhétoriques divers, qui induisent une « action psychologique » sur le lecteur du Coran en transmettant à ce dernier plus que ce que la simple lettre du texte signifierait, par des rapprochements, des comparaisons, des inférences implicites, etc. Ceci amène nos auteurs à s’interroger sur l’organisation du Coran et les raisons qui ont amené le choix comme texte officiel du codex de ‘Uthman : selon eux, le Coran est un texte dont on ne dispose aujourd’hui que d’une version intégrale, alors qu’il a existé d’autres formes de composition ; la diversité dans l’organisation du texte correspond à des visées argumentatives différentes selon les versions, donc à des critères rhétoriques ; enfin, l’histoire du texte montrant que celui-ci a été choisi pour des raisons politiques, les divers textes du Coran avaient donc des intentions de signification différentes. La problématique de l’ouvrage de Dominique et Marie-Thérèse Urvoy est donc la suivante : comment est mise en œuvre dans l’ensemble du Coran une logique de persuasion ? Ils procèdent par une analyse littérale globale du Coran, le texte lui-même mettant en œuvre des mécanismes mentaux fondamentaux qui produisent la certitude psychologique du croyant, dans une étude qui se veut sans a priori, en prenant comme exemples principaux les sourates des deux premiers tiers du Coran.

Leur réflexion se focalise sur quatre types de procédés : rythmiques, structurels, subliminaux et argumentatifs. Dominique et Marie-Thérèse Urvoy présentent ces différents procédés, donnent plusieurs exemples, et montrent dans quel but chacun est employé spécifiquement. Le plus souvent, ces procédés s’entrecroisent afin d’influer sur l’esprit des lecteurs du Coran. Les procédés rythmiques, tels l’accélération, le ralentissement, etc., dans les présentations d’objections et les réponses apportées, ne sont pas infaillibles mais extrêmement efficaces. Ainsi pour accuser les juifs d’avoir dissimulé la véritable révélation divine, ce qui correspond bien à une partie intégrale de la « certitude psychologique du croyant » : les signes de Dieu sont clairs, et seuls les pervers (en l’occurrence les juifs) les rejettent ou les dissimulent. Le harcèlement et l’exaspération sont également employés pour ridiculiser l’adversaire. Les grands commentateurs du Coran dans la tradition musulmane se focalisent sur des détails et non sur les idées principales du texte coranique selon une approche philologique. Ils ont tendance à dépasser le texte même du Coran et à l’anticiper : ils retiennent par exemple du texte coranique une certaine hostilité envers les juifs, en expliquant que ceux-ci ont dissimulé les passages de la Révélation annonçant l’arrivée future de Muhammad, menacent de châtiments les juifs, alors que ceci n’est pas dans le texte coranique. Ils reprennent les procédés rhétoriques du Coran et les appliquent à leur tour dans leurs écrits : ils amplifient le texte coranique en jouant à leur tour sur les émotions de leurs lecteurs. Ils sont dogmatiques, imposent une signification donnée au Coran, en un commentaire éclaté qui donne l’impression que le Coran lui-même est désordonné, préparant ainsi le lecteur à l’attitude mentale de soumission requise par le Coran.

Les procédés structurels consistent dans le Coran à répéter des mots, voire des structures entières, soit à l’identique, soit avec des amplifications. Ceci permet d’identifier dans le Coran une certaine catégorie d’hommes, de comparer des personnages entre eux. Les répétitions amplifiées sont plus fréquentes. L’effet produit est par exemple le suivant : les répétitions à l’identique mettent en relief le fait que Muhammad est un prophète comme les autres ; les répétitions avec amplifications montrent que c’est le plus grand de tous les prophètes. Ces procédés pour convaincre sont renforcés par le martèlement, procédé rythmique. Les différents types de répétitions expliquent les oscillations, dans les traditions coraniques, entre la figure de Muhammad, prophète comme les autres, et celle de Muhammad comme le plus grand des prophètes.

Les procédés subliminaux mettent en relief le fait que Muhammad est un prophète : c’est un prédicateur, mais aussi un chef de communauté, ce qui est mis en valeur par des moyens subtils, des glissements, des progressions parallèles aux thèmes principaux. Le lecteur se trouve ainsi imprégné d’une idée sans réellement s’en rendre compte, à savoir que Muhammad a une autorité temporelle, et non pas seulement spirituelle. Les commentateurs principaux, qui effectuent un commentaire littéral, verset par verset, ne semblent pas avoir noté la manière dont cette idée est défendue, faute de vue d’ensemble. Ils vont plus loin que le texte du Coran en allant jusqu’à supprimer la distinction temporelle entre la période du vivant de Muhammad et la période qui suit sa mort. La « pédagogie » subreptice du texte coranique n’est pas vraiment élucidée. L’objectif des commentateurs est en effet de retirer de la biographie de Muhammad un enseignement universellement valable, alors que Muhammad a un message, certes spirituel, mais temporellement appuyé sur la force. Ils subissent donc les effets insidieux des procédés subliminaux sans les analyser. Ainsi, de la biographie de Muhammad est tiré un système théologique, mais aussi juridique.

Enfin, la notion de « preuve » (ou argumentation) joue un rôle décisif dans le Coran, d’où l’importance d’analyser les procédés argumentatifs : le Coran vise la persuasion par une démarche qui « déplace la preuve », en transférant l’effet psychologique obtenu (l’adhésion du lecteur) sur un autre contenu que celui qui semble être visé. Le « déplacement transversal » de la preuve consiste à transférer par le biais d’un parallélisme les résultats obtenus pour un terme sur un autre terme : par exemple, l’unicité de Dieu sert à démontrer que les prophètes doivent être pris au sérieux. Le « déplacement longitudinal » de la preuve consiste en une preuve à propos d’un terme unique, mais dont le sens est modifié par des amplifications successives : par exemple, la crainte de Dieu change progressivement de sens.

L’étude du Coran opérée par Dominique et Marie-Thérèse Urvoy présente un caractère novateur car l’attitude fondamentale des musulmans vis-à-vis du texte Coranique est la « soumission » (sens du mot islam) ; ceci implique qu’ils ne s’interrogent pas sur le locuteur du texte, puisque c’est Dieu, et n’envisagent pas que la lettre du texte puisse mettre en œuvre chez le lecteur des mécanismes d’action psychologique concrets, de l’ordre de l’implicite. Ainsi, les grands commentateurs islamiques n’ont jamais analysé l’aspect rhétorique du Coran en cherchant les effets psychologiques produits. Or l’analyse du livre aboutit aux conclusions suivantes : les procédés rhétoriques du Coran visent le plus souvent à défendre l’image de Muhammad – ce qui correspond à la seconde partie de la profession de foi islamique : « il n’y a qu’un seul Dieu, et Muhammad est son prophète » (L’idée qu’il n’y a qu’un seul Dieu n’a pas besoin de justification car l’existence de Dieu est considérée comme évidente pour tous, et démontrée par la contingence du monde, le Coran n’ouvre donc pas de possibilité d’interrogation d’ordre théologique, puisque celle-ci repose dans l’évidence divine.). L’image de Muhammad prophète « impeccable » a rencontré des contradicteurs dans la tradition islamique, et le texte retenu dans le Coran officiel soutient cette image de Muhammad par des procédés rhétoriques visant à persuader le lecteur. Le Coran est ainsi par essence un texte « double » : il inclut la croyance en un Dieu unique vis-à-vis duquel l’attitude requise est la soumission, mais aussi des effets psychologiques portés par des passages portant sur Muhammad, les relations avec les autres religions, etc.

Ceci entraîne aujourd’hui des difficultés à plusieurs niveaux : le « retour au texte » recherché par certains est donc rendu difficile, car le texte du Coran n’est pas un texte brut, il inclut en lui-même des croyances et des habitudes mentales qui lui sont intrinsèquement liés. Le dialogue interreligieux est également très difficile, non seulement à cause de l’histoire des relations entre les musulmans et les autres religions, mais surtout à cause du texte même du Coran, qui défend l’idée que les juifs et les chrétiens dissimulent certains éléments de l’Écriture, se présente comme une révision des « révélations antérieures » de la Bible, et enfin accuse les chrétiens et les juifs d’altérer leurs textes sacrés.

Réalisation : spyrit.net