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L’âme et l’inconscient

Le point de vue du philosophe réaliste
Marie-Dominique Goutierre

Je voudrais ici essayer de situer du point de vue philosophique le domaine que la psychanalyse entend aborder. Pour le philosophe qui cherche à connaître ce qu’est l’homme, ce que Freud appelle l’inconscient a-t-il un sens ? Et la manière dont il l’aborde est-elle vraie, est-elle acceptable ? Le philosophe peut-il avoir un autre regard sur tout ce domaine qui est dans l’homme ?

Le propos du philosophe

Ma perspective sera donc résolument philosophique, dans une perspective de philosophie réaliste, qui cherche à connaître ce qu’est l’homme dans toutes ses dimensions. Monsieur Besançon a souligné que Freud, par sa méthode psychanalytique, prétendait répondre à la recherche de Socrate, gnôthi seauton, « connais-toi toi-même ». Mais on n’a pas attendu Freud pour entreprendre cette recherche. Socrate souligne bien qu’on ne peut savoir ce qui est bon et utile pour l’homme si on ne sait pas ce qu’est l’homme. La question qui commande la philosophie, déjà chez Socrate, est celle-ci : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Aujourd’hui, dans un monde qui est marqué par les sciences exactes, cette question est plus nécessaire que jamais. Nous sommes devant de tels progrès de la science que l’on aurait parfois tendance à en oublier l’homme qui devra vivre dans les progrès que cette science permet de réaliser [1].

J’ajoute que le propos du philosophe, l’ami de la sagesse, est de se demander quelle est la finalité de l’homme, quel est le sens de son être, de sa vie, de son esprit. Avant la question de l’origine (la méthode psychanalytique voudra chercher dans le passé et dans l’inconscient des explications pour le présent et pour le conscient) la question du philosophe est celle du pourquoi. Pourquoi sommes-nous, pourquoi vivons-nous, en vue de quoi l’homme est-il ? Nous entrons en philosophie quand nous nous posons la question du pourquoi et non pas seulement celle du comment. Il y a des choses qui s’expliquent par le comment  : comment cet accident s’est-il produit ? Mais pourquoi je pose cet acte ? Quel est mon bonheur ? Depuis Kant, on n’ose plus dire que le philosophe cherche ce qu’est le bonheur de l’homme, parce que Kant a proclamé que l’homme est radicalement mauvais et que le bonheur est un mythe et une illusion. Quant à Freud, il a tendance à insister sur le mal qui est dans le cœur de l’homme.

Un psychanalyste que je connais bien me faisait cette réflexion — je ne sais si tous le diraient, cela n’engage que lui : « Quand je commence une psychanalyse avec quelqu’un, je défais progressivement tout ; je ne sais pas où je m’arrêterai, et je ne veux pas donner de solution ». Il y a certes là quelque chose de légitime : comme dans toute connaissance, il faut être sans a priori, chercher à recevoir la personne telle qu’elle est. Mais est-il légitime de tout défaire sans donner à l’homme une clef pour se « reconstruire » ? Pouvons-nous donc situer philosophiquement, dans une anthropologie philosophique, ce que la psychanalyse atteint dans l’homme ?

Peut-on faire la science d’une maladie ?

La psychanalyse ne se réduit pas à Freud, mais il l’a beaucoup marquée. C’est pourquoi je voudrais partir de quelques citations de Freud qui explicitent son approche et sa démarche. Je cite un ensemble d’articles regroupés sous un même titre, La Métapsychologie, écrits par Freud avant la Seconde Guerre mondiale et dont il n’a publié qu’une partie.

La psychanalyse « a pris comme premier objet les psychonévroses, ou, plus exactement, parmi celles-ci, le groupe que l’on peut désigner comme “névroses de transfert” (hystérie et névrose obsessionnelle) [2] ». « Comme l’étude de la vie pulsionnelle à partir de la conscience offre des difficultés à peine surmontables, l’investigation psychanalytique des troubles psychiques demeure la source principale de nos connaissances [3] ». Freud souligne donc qu’il part de l’étude d’une maladie. « Nous ferons valoir que notre tâche consiste seulement à traduire les résultats de l’observation en théorie et nous ne nous sentons pas obligés d’arriver du premier coup à une théorie bien polie et qui se recommande par sa simplicité. Nous prenons la défense des complications de la théorie tant qu’elle se montre adéquate à l’observation [4] ». L’approche de Freud est celle de l’observation de la maladie, observation dont il veut traduire les résultats en théorie. Mais y a-t-il une science de la maladie ? Le mal (non pas au sens moral), une blessure, une souffrance, peut-il être connu de manière scientifique, c’est-à-dire en dégageant des liens nécessaires et universels de cause à effets, ou des lois, des enchaînements constants entre des phénomènes constatés ?

Il faut plutôt affirmer que celui qui guérit est d’abord un homme d’art. Et selon la remarque d’Aristote, « ce n’est pas l’homme qu’il faut guérir, c’est Socrate ou Callias », tel individu : l’art s’exerce toujours sur une réalité singulière. On ne peut pas faire la théorie de la maladie en soi, car la maladie en soi n’existe pas. Ce qui est, c’est tel homme, et cet homme peut être affecté dans sa santé. Si cet homme est malade, la maladie est un désordre qu’il faut supprimer, et non pas une chose normale pour lui ; ce qui est normal, humain, c’est qu’il soit en bonne santé. Il n’y a donc pas de science de la maladie, car la maladie est un désordre qui, comme tel, n’a pas de cause propre. Par contre, ce désordre demande d’être supprimé, et c’est le rôle de l’art médical que d’y aider. Cela a été la démarche de Freud, ne l’oublions pas : il est parti d’une observation empirique de malades, dans le but médical de les guérir. Mais là où cela devient très dangereux, c’est quand il identifie la maladie et l’homme. Alors il ne s’agit plus d’un art, mais d’une idéologie.

Il me semble capital de comprendre ici qu’il n’y a pas de science du mal : le mal est une privation, l’absence d’un bien. La maladie est la privation de la santé, et non la santé l’absence de maladie : tout est dans l’ordre que nous mettons entre les deux. Si, pour les Grecs anciens, la médecine était un art, c’est parce que le mal, étant toujours un désordre et une privation du bien, n’a pas de cause propre. C’est la vision que reprendra saint Thomas comme théologien. On ne peut pas faire la science d’un désordre ; le mal est toujours anarchique, alors que la connaissance scientifique implique la découverte d’un ordre nécessaire.

C’est pourquoi le philosophe ne fait pas la philosophie de l’homme fou ou de l’homme malade ; l’homme ne s’identifie pas au malade. Pour savoir ce qu’est l’homme, on ne part pas d’un homme fou, mais de l’homme sain. Car l’homme malade est un homme blessé, il est dans un état particulier. La connaissance de ce qu’est l’homme est distincte de l’état de maladie ou de blessure dans lequel tel homme peut se trouver, même si, pour un homme blessé, la souffrance prendra une importance beaucoup plus grande.

Le réalisme

Le développement actuel de la psychanalyse nous invite donc à nous poser cette question : n’est-il pas nécessaire de retrouver aujourd’hui un réalisme humain, au-delà de l’idéologie ? Un idéologue forcené pourrait aller jusqu’à imposer son idéologie au malade : celui-ci doit « rentrer dans le système », dans la méthode. Il arrive que des psychanalystes répondent à des malades qui demandent s’ils peuvent vraiment guérir : « la méthode prescrit de ne rien répondre ». C’est donc que pour ceux-ci, la méthode passe avant l’homme malade. Une telle réponse n’est-elle pas criminelle ? Un homme qui rencontre un homme dépasse ses méthodes, ses idées, ses schémas, alors que l’idéologie enferme l’homme dans un carcan. C’est ainsi que selon le père Marie-Dominique Philippe, que j’ai plaisir à citer, la philosophie est au service de l’homme, parce qu’elle cherche à être une sagesse, aidant l’homme à découvrir le sens de sa vie et son bonheur — la philosophie réaliste n’est donc pas un système. A l’inverse, l’idéologie met l’homme à son service car elle enferme l’homme dans un système ; celui-ci en devient le prisonnier.

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Qu’est-ce qui est au cœur de l’approche freudienne du domaine de l’inconscient ? Pouvons-nous essayer de le préciser en nous situant dans une perspective philosophique ? Il est évident que ce que je vous dis ici ne peut être que partiel ; mais trois points me semblent importants à rappeler :

1/ Le rôle que Freud attribue à la pulsion et à sa satisfaction

« A la racine de tout affection [psychologique], on doit trouver un conflit entre les revendications de la sexualité et celles du moi [5] ». Héraclite disait déjà que « la guerre est le père de toute chose ». Mais le conflit est-il à la racine de l’homme ?

Il existe pour Freud deux types de pulsions : les pulsions de réalisation du moi et les pulsions qui touchent à la sexualité, qui sont au niveau de l’espèce. Qu’appelle-t-il pulsion ? La pulsion est « le concept fondamental conventionnel […] dont nous ne pouvons nous passer en psychologie [6] ». La pulsion vient toujours de l’intérieur, à la différence d’une excitation extérieure (par exemple la lumière). Elle implique d’être constante et non pas seulement ponctuelle ou intermittente. Pour Freud, quatre termes sont en rapport avec la pulsion, dans un ordre extrêmement précis et très significatif pour une philosophie réaliste :

a/ La poussée. Ce qui est premier pour lui est donc l’efficience. La poussée vient de moi pour réaliser quelque chose ; une subjectivité vitale se donne dans l’efficience.

b/ Cette poussée se donne un but. Quand elle l’atteint, c’est la satisfaction de la pulsion.

c/ Il y a ensuite un objet de la pulsion, ce par quoi elle peut atteindre son but. Si cet objet est tellement lié à la pulsion et ne peut plus s’en séparer, cela devient une fixation.

d/ Enfin, il y a une source de cette poussée, qui est pour Freud un processus somatique « localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion [7] ».

Il faut remarquer que Freud ne regarde donc pas d’abord l’objet du désir, mais son exercice. Un désir est d’abord vécu comme une pulsion, une poussée, une « tendance vers », une volonté en nous de conquête. Dans cette lumière, je voudrais vous lire un texte de Freud sur l’amour : « l’amour provient de la capacité qu’a le moi de satisfaire une partie de ses motions pulsionnelles de façon auto-érotique, par l’obtention du plaisir d’organe [8] ». L’amour n’est donc pas pour lui d’abord la réponse à l’attraction qu’un bien exerce sur nous, mais la satisfaction d’une pulsion qui vient de nous. Continuons : « A l’origine, l’amour est narcissique, puis il s’étend aux objets qui ont été incorporés au moi élargi et exprime la tendance motrice du moi vers ces objets en tant qu’ils sont sources de plaisir. Il se lie intimement à l’activité des pulsions sexuelles ultérieures et, une fois leur synthèse accomplie, coïncide avec la tendance sexuelle dans sa totalité ». L’amour est donc en définitive identique à la tendance sexuelle. « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations [9] ». De fait, si je pars de moi, de mon moi narcissique, le monde extérieur m’apparaît comme ce qui n’est pas moi ; je commence donc par le haïr. Il faut donc le dévorer, absorber ce qui est extérieur à moi pour le faire mien, et je ne le haïrai plus. Chez Freud, qui, de ce point de vue, dépend de la dialectique hégélienne, la haine donc est antérieure à l’amour, de la même façon que la négation est antérieure à l’affirmation. Certes, si nous nous situons du point de vue de ce qui est ressenti, vécu, la haine est plus ressentie que l’amour, car elle est violente. Mais pour autant, la haine est-elle antérieure à l’amour objectivement ?

D’une certaine façon, il y a deux philosophies possibles — ce qui ne veut pas dire que je les mette sur le même plan ! Ou bien on découvre que la réalité existante autre que nous est première. Celle-ci est l’objet de notre connaissance et de notre amour : notre intelligence est capable de connaître la réalité existante, notre volonté est capable d’aimer un bien réel. Dès lors, nous sommes relatifs à ce qui est, notre intériorité, même la plus spirituelle, se développe toujours en fonction d’une réalité connue ou aimée. Ou bien on décide d’affirmer que ce qui est premier c’est le moi, la subjectivité, le cogito, l’identité à soi. Dès lors, le réel extérieur à moi est d’abord ce qui n’est pas moi. C’est ce que fait Descartes, et c’est surtout ce qui est au cœur du système de Hegel. Pour lui, la pensée dialectique est une pensée de la toute-puissance qui soumet tout à la toute-puissance de la négation. L’autre, c’est d’abord ce qui s’oppose à moi. Il faut donc que je le nie, ou bien que je l’absorbe en moi.

Nous comprenons dans cette perspective que la vision de Freud est une vision dialectique du conditionnement humain : la haine est antérieure à l’amour, le moi est d’abord narcissique…

2/ Le refoulement

« L’essence du refoulement ne consiste qu’en ceci : mettre à l’écart et tenir à distance du conscient [10] » ce qui pourrait être pour moi objet de déplaisir. Le refoulement est l’un des destins possibles de la pulsion. Si l’objet de la pulsion est interdit ou ne peut être atteint, un refoulement peut s’instaurer, lié à la « censure » entre l’inconscient et le conscient. Le refoulement originaire signifie que « le représentant psychique […] de la pulsion se voit refuser la prise en charge dans le conscient [11] ». Ce refoulement originaire engendre beaucoup de choses successives : « le représentant de la pulsion [ce que la pulsion se donne comme objet représenté] connaît un développement moins perturbé et plus riche quand il est soustrait par le refoulement à l’influence consciente. Il prolifère alors, pour ainsi dire, dans l’obscurité, et trouve des formes d’expression extrêmes qui, une fois qu’elles sont traduites et présentées au névrosé, non seulement lui apparaissent nécessairement comme étrangères mais même l’effraient en lui fournissant l’image d’une force pulsionnelle extraordinaire et dangereuse [12] ». Ce sont des comportements que l’on observe. On peut prendre « la main dans le sac » des gens dans certains comportements ; ils vous diront pourtant que ce n’est pas d’eux qu’il s’agit. Quelle est cette capacité que nous avons et que Freud décrit ? Pour lui, cela concerne avant tout les questions liées à la sexualité.

Quels sont les caractères du refoulement ? Le refoulement est toujours individuel. Il n’y a donc pas de science du refoulement, puisque chaque partie du refoulement va connaître des destins individuels. Il est également mobile et change d’objet. Cela intéresse beaucoup le philosophe, car Aristote constatait déjà que l’imaginaire est constamment dans le mouvement ; il est par définition mobile. Ce que Freud appelle le refoulement se situe, pour le philosophe réaliste, dans le domaine des passions affectives liées à l’instinct et à l’imaginaire. Le refoulement, pour Freud, est encore quantitatif  : plus la quantité d’énergie qui s’oppose à une chose est forte, plus le refoulement est fort.

3/ L’inconscient

Freud pose ensuite l’inconscient, pour expliquer certains phénomènes psychiques conscients qu’on ne parvient pas à expliquer autrement. On ne peut donc en parler qu’à partir du conscient. Il y a donc forcément tout un travail de construction de l’inconscient, qui implique une grande part d’hypothèse et d’interprétation ! Le travail de la psychanalyse sera de « dévoiler » l’inconscient qui est à l’origine de certains phénomènes ou manifestations conscientes dans la psychologie. C’est ce que Freud appelle la « psychologie des profondeurs ». Et il affirme que jusqu’à lui, on n’a étudié dans la psychologie que le conscient, alors que lui prétend parler de l’inconscient.

Freud souligne quatre aspects qu’il me semble important de relever. Premièrement, il y a dans l’inconscient une absence de contradiction  ; il est donc au-delà de l’affirmation et de la négation. C’est seulement du « représenté » ou une « énergie affective », alors que l’affirmation et la négation relèvent de l’intelligence — elles n’existent pas dans l’imaginaire au sens propre. Deuxièmement, l’inconscient a un caractère primaire : c’est la base de tous les phénomènes psychiques. Troisièmement, il est au-delà du temps. Et de fait, le temps implique une mesure de l’intelligence qui ordonne le devenir par rapport à l’instant présent qui seul existe en acte. Ce que dit Freud se comprend en définitive quand il affirme en dernier lieu qu’il n’y a pas dans l’inconscient de relation à l’égard de la réalité existante.

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L’âme, principe des opérations vitales

Que peut dire un philosophe réaliste de tout cela ? Le philosophe digne de ce nom part de l’expérience de la réalité et non pas d’une idée, nous l’avons vu. Une philosophie réaliste, la philosophie, n’est donc pas un système. La recherche de ce qu’est l’homme conduit le philosophe à s’intéresser à ce domaine de l’homme dont il a l’expérience à travers ses opérations vitales. Vivre, c’est se mouvoir, être source d’une quantité d’opérations. Nous n’avons pas l’expérience de la vie, mais des opérations dont le vivant est la source : pour l’homme, vivre, c’est respirer, se nourrir, dormir, croître, toucher, voir, imaginer, penser, aimer, etc. A partir de cette expérience s’éveille une interrogation : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’homme en tant qu’il se meut, en tant qu’il est un vivant ? Qu’est-ce qui explique toute cette complexité et en même temps cette unité vitale dont nous avons l’expérience ?

Soulignons d’abord que le mot « âme » n’est pas un mot inventé par la philosophie, pas plus que le mot « Dieu ». Ce mot provient des traditions religieuses qui, toutes, charrient la distinction de l’âme et du corps. En effet, elles s’interrogent sur l’immortalité et prétendent parler d’un salut au-delà de la mort. Or, on ne peut pas parler de l’immortalité si on ne distingue pas l’âme et le corps. Ce problème a ensuite été introduit en philosophie, en particulier par les Pythagoriciens, au VIIe - VIe siècles avant le Christ. La question qui se pose est celle-ci : qu’est-ce que la vie de l’homme, capable de mourir ? A sa mort, l’homme disparaît-il complètement, ou demeure-t-il quelque chose de lui après la mort ?

Nous ne pouvons pas reprendre ici toute la démarche philosophique qui aboutit à la découverte par l’intelligence d’un principe, d’une source de toutes les opérations vitales, que les traditions religieuses appellent l’âme, distincte du corps. Mais il faut souligner que la philosophie ne « prouve » pas l’âme ; elle dévoile l’existence d’un principe, d’une source, que les traditions religieuses appellent l’âme. Je dis cela pour qu’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas ici d’apologétique.

La découverte philosophique de ce principe de vie amène à mieux comprendre les rapports de l’âme et du corps, ce qui est capital pour la connaissance de ce qu’est l’homme. Et là, nous pouvons nous servir des opinions de Platon et Aristote, deux positions extrêmes.

L’âme et le corps : unité ou dualisme ?

Pour Platon, l’âme et le corps sont deux réalités séparées. L’homme s’identifie à son âme, séparée du corps qui lui est étranger. La position de Platon est celle d’un dualisme, ce qui fait que, pour lui, tout le domaine sensible, imaginatif et passionnel, tout ce qui concerne l’aspect charnel de l’homme est à rejeter comme abominable. Platon est une des sources du manichéisme pour qui le corps est mauvais. L’âme est donc unie à un corps pour être punie, elle s’y trouve comme dans un tombeau. Pour dire cela, Platon est peut-être parti de la constatation d’une situation-limite : si mon corps ne fait que pâtir, si je suis dans un tel état de fragilité que je ne fais que subir mon conditionnement, la tentation est grande de rejeter mon corps et tout mon conditionnement sensible.

Aristote a une autre approche. De fait, nous n’avons pas l’expérience de l’âme séparée du corps, mais d’un homme vivant dans son unité, en qui on distingue l’âme et le corps, sans les séparer. Il y a donc une unité substantielle d’être et de vie entre l’âme et le corps. Le corps humain fait partie intégrante de la personne, à tel point que la mort n’est pas normale pour l’homme et que le cadavre n’est plus parfaitement un corps humain. Le corps humain est un corps vivant, porté, animé par une âme spirituelle. Si donc pour Platon, la mort est une libération du corps, dans une perspective de philosophie réaliste, la mort n’est pas pleinement compréhensible [13].

Distinguer les degrés de vie

Le philosophe distingue à partir de là différents « degrés de vie » dans l’homme. Cela est capital face à Freud qui ne fait plus cette distinction, pourtant très ancienne : elle est déjà présente chez les Pythagoriciens, elle est reprise par Platon, puis par Aristote et tout au long de l’histoire de la philosophie. Il faut attendre certains philosophes modernes pour voir apparaître là des confusions lourdes de conséquences.

Il y a fondamentalement en nous la vie végétative, qui est en quelque sorte commune à l’homme et aux plantes. Elle implique trois opérations caractéristiques — les biologistes ne disent pas autre chose aujourd’hui — : la nutrition, la croissance, la génération ou procréation. Cela est au niveau de la nature, et non de la volonté. Au sens strict, la génération, comme opération du vivant, est au niveau naturel : elle n’est pas une question de choix volontaire. Et il n’y a pas d’emprise directe de l’intelligence et de la volonté sur la vie végétative dans l’homme. Il suffit de prendre une expérience toute simple : lorsque vous voulez respirer un peu trop volontairement et consciemment, vous commencez à ne plus savoir respirer ! Certaines opérations se réalisent en nous, dans leur détermination propre, au niveau d’un appétit naturel du vivant : respirer, se nourrir, croître, engendrer. Mais nous savons bien que nous nous trouvons aujourd’hui face à des problèmes très difficiles : on voudrait que cette dimension naturelle, par exemple dans la fécondité, soit complètement mesurée et organisée par l’homme, par l’art et les techniques. Tout le problème de la « procréation médicalement assistée » et des manipulations génétiques, etc., est celui du rapport entre la nature et l’art humain : jusqu’où l’art et les techniques peuvent-ils intervenir dans tous ces domaines ?

Le deuxième degré de vie est celui de la vie sensible ou sensitive, en quelque sorte « commun » à l’homme et à l’animal. La vie sensible est constituée fondamentalement par la sensation (les cinq sens). Par les sensations, l’homme est en contact avec le monde physique qui l’entoure et avec les autres hommes, et il est capable d’être déterminé par un autre dont il reçoit les déterminations qualitatives. Dans la connaissance sensible, l’homme connaît, est déterminé par une qualité objective de la réalité sensible. La vie sensible implique aussi l’imaginaire, qui se nourrit naturellement de ce qui provient des sensations. Retrouver un imaginaire humain et sain, c’est retrouver un imaginaire qui se nourrit de la réalité sensible qualitative. C’est en ce sens que le contact avec la nature d’une part, et l’art d’autre part, éduquent merveilleusement notre imaginaire et le purifient. Enfin, la vie sensible a toute une dimension affective, celle des passions dans toute leur diversité et leur complexité : l’amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse, l’audace, la peur, le désespoir, la colère… Tout ce domaine de notre affectivité sensible doit s’ordonner, ce qui est possible quand on découvre que toute passion a un objet : l’amour passionnel est l’amour d’un bien sensible ; le désir est l’amour d’un bien sensible absent, la joie sensible est l’épanouissement de notre affectivité envers un bien sensible présent et possédé, etc. La lucidité sur nos passions est ici une chose capitale.

Enfin, le troisième degré de vie dans l’homme est celui de la vie de l’esprit, constitué par l’intelligence et la volonté : l’intelligence, capacité de connaître la vérité, la volonté, capacité d’aimer d’un amour spirituel un bien spirituel, une personne.

Pourquoi cette distinction des degrés de vie est-elle importante pour notre réflexion ? Parce que Freud bloque la vie végétative et la vie sensible. Il n’y a plus chez lui de distinction entre l’appétit naturel, qui est au niveau de la vie végétative, et l’appétit sensible qui est au niveau passionnel, à tel point que, pour lui, toute passion est nécessairement sexuelle, ce qui est faux. Nous entendions hier cette réflexion de Monsieur Besançon : « Après la psychanalyse, on ne peut plus considérer la virginité comme une chose légitime humainement, on est suspecté de toutes les horreurs ». Aujourd’hui, la confusion est fréquente entre l’amour passionnel et l’appétit naturel à la génération, alors qu’il y a une distinction réelle entre la vie végétative et la vie sensible. La passion comme telle n’est pas nécessairement liée à l’appétit naturel pour la génération ou pour la nourriture, même si, dans l’exercice, un glissement de l’un à l’autre peut se produire. Toute passion n’est pas nécessairement sexuelle, toute tendresse n’est pas nécessairement ordonnée à l’exercice de l’instinct. La sensibilité affective peut être très humaine et complètement transparente à un véritable amour spirituel, humain.

Quel regard sur le conditionnement psychologique ?

Ce problème est extrêmement important dans l’éducation, car si Freud a réagi contre une vision de l’éducation tellement moralisante que toute passion était immédiatement suspecte, sa position, qui prétend au fond définir l’homme par un conflit entre sa sexualité et son moi, n’est pas pour autant vraie. Son regard sur le conditionnement de la personne humaine ne peut convenir.

L’affectivité doit être ordonnée, éduquée, en distinguant l’appétit spirituel (l’amour volontaire, personnel, pour le bien spirituel connu par l’intelligence), l’appétit sensible (l’amour passionnel pour le bien sensible, connu par la sensation), et l’appétit naturel (ce qu’on appelle couramment l’instinct) qui est double : l’appétit individuel pour la nourriture et l’appétit pour la génération qui est au niveau de l’espèce. Grâce à une telle analyse philosophique, qui distingue les niveaux en regardant l’objet propre de chaque appétit, nous pouvons avoir un regard différent sur le conditionnement psychologique de l’homme. Le refoulement (qui se situe au niveau imaginatif et passionnel, quelquefois comme la conséquence d’un appétit naturel insatisfait), n’est jamais un absolu indépassable ; en effet, il est de l’ordre d’un conditionnement qui peut toujours être repris et assumé en vue de la finalité humaine qui, elle, relève de l’esprit. Et il n’y a pas au sens strict de refoulement spirituel, au niveau de l’intelligence et de la volonté ; l’intelligence peut être insatisfaite, insuffisamment déterminée par la vérité, la volonté peut ne pas être suffisamment épanouie dans un véritable amour, ce qui peut faire beaucoup souffrir, mais il s’agit d’une imperfection liée à notre potentialité et non pas d’une destruction, d’une négation de l’intelligence et de la volonté. C’est pourquoi il n’y a pas au sens strict de « maladie de l’esprit ». Il peut y avoir des désordres au niveau de l’imaginaire et des passions, qui peuvent aller jusqu’à entraver l’exercice de l’intelligence, mais l’esprit en lui-même n’est pas malade. La « maladie » de l’esprit, c’est l’erreur qui s’oppose à la vérité ou la trahison qui s’oppose à l’amour.

Il est facile de constater à partir de là qu’aujourd’hui, on confond très souvent les niveaux : le spirituel et le sensible, le passionnel et l’instinctif, l’imagination et l’intelligence… Et la plupart des hommes restent dans le sensible, ce que Aristote constatait déjà. Il se posait cette question très simple : pourquoi l’homme, qui est fait pour un bonheur humain, au niveau de l’esprit, atteint-il si difficilement ce pourquoi il existe ? Il en va comme d’un homme paralysé qui voudrait mouvoir son bras et qui ne le peut. Le philosophe n’arrive pas à comprendre pleinement pourquoi l’homme, capable d’un bonheur si profond (l’amour d’amitié, la recherche de la vérité, la contemplation), spirituel, mais d’un spirituel humain, assumant et ordonnant toute la vie sensible, atteint si difficilement sa fin. On a l’impression que la plupart du temps, l’homme se définit plus par son conditionnement sensible, alors que, dans sa fine pointe, la personne humaine, tout en ayant ce conditionnement, sans le nier dans sa complexité, a une finalité personnelle au-delà de ce conditionnement : l’amour d’une autre personne humaine, la contemplation de Dieu.

Concluons. La vie végétative, comme telle, n’obéit pas à l’intelligence et à la volonté : elle a un ordre naturel vers un objet naturel précis — il faut commencer par comprendre ce réalisme-là, celui de l’appétit naturel pour la nourriture, celui de l’appétit naturel pour la fécondité. Il y a là une rectification fondamentale en nous, celui d’un réalisme naturel. Puis, il faut essayer d’ordonner la vie sensible qui est en nous, dans toute sa complexité passionnelle, imaginative, faite de blessures, d’échecs, de successions, de reprises. Ce conditionnement passionnel, celui de notre affectivité sensible, peut être progressivement ordonné, assumé par la personne, en étant toujours repris « de l’intérieur ». Notre affectivité passionnelle peut être ordonnée progressivement par l’intelligence et la volonté, en obéissant à l’intelligence comme un enfant obéit à son père, selon l’expression d’Aristote. En effet, l’homme a une âme spirituelle qui transforme de l’intérieur tout son conditionnement sensible. Cela présuppose une certaine lucidité sur notre affectivité passionnelle, ce qui exige de saisir ce qui la nourrit et la détermine (on voit là l’importance d’une conception vraie de la connaissance sensible dans son rapport avec l’affectivité).

Enfin, il est important de noter qu’il n’y a pas de maladie de l’âme spirituelle, si ce n’est le péché qui est le refus de Dieu et de la finalité, le refus de la vérité et de l’amour. En revanche, le corps, avec tout son atavisme (pour un chrétien, avec toutes les conséquences du péché originel que charrie notre nature humaine), peut être source de toute une complexité parfois très lourde à porter. Mais il faut maintenir qu’il s’agit là d’un conditionnement, et non pas d’un déterminisme : même quelqu’un qui est malade, même un homme très défiguré et blessé, reste une personne humaine qui a sa dignité. Si on définit l’homme par son conditionnement et sa maladie, comment lui garder encore sa dignité ? L’homme, si blessé qu’il soit, ne peut jamais être réduit à la maladie dont il souffre, à la blessure qu’il porte et qu’il subit. La sagesse philosophique, en rappelant constamment le sens de la finalité de la personne humaine, rappelle à l’homme sa dignité. La psychanalyse ne peut prétendre être une sagesse.

Marie-Dominique Goutierre, né en 1962, frère de la Communauté Saint-Jean depuis 1982, Docteur en philosophie. Enseigne la philosophie et la théologie au Studium d’études philosophiques de la Communauté Saint-Jean (42590 Saint Jodard) et au Cephi (Paris). Auteur de Hegel, l’intelligence de la foi ? (Fayard).

[1] . Même si mon propos n’est pas ici celui du théologien, j’ajoute que la recherche de ce qu’est l’homme est une exigence qui revient constamment dans l’enseignement du magistère aujourd’hui. Le Pape Jean Paul II, reprenant l’enseignement du Concile Vatican II, n’affirme-t-il pas constamment que « l’homme est la route de l’Eglise », car le Christ s’adresse à l’homme ? Il faut savoir qui est l’homme pour pouvoir l’évangéliser. Le monde d’aujourd’hui réclame du chrétien de chercher la vérité sur ce qu’est l’homme, il réclame du chrétien d’être plus philosophe, c’est-à-dire intelligent !

[2] Op. cit., Paris, Gallimard (Idées), 1968, p. 22.

[3] Ibid., p. 23.

[4] Ibid., p. 102.

[5] Ibid., p. 22.

[6] Ibid., p. 12.

[7] Ibid., p. 20.

[8] Ibid., p. 42.

[9] Ibid., p. 42-43.

[10] Ibid., p. 47.

[11] Ibid., p. 48.

[12] Ibid., p. 50.

[13] Notons que cela est important dans une perspective chrétienne : pour le chrétien, la mort est une peine, conséquence du péché, elle n’est pas naturelle pour l’homme. Et notre corps est appelé à la Résurrection. La mort est pour le chrétien une libération des conséquences du péché et de l’épreuve de la foi, mais pas une libération du corps qui n’est pas mauvais puisqu’il est voulu par Dieu dans sa sagesse créatrice.

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