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L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age. (Dom Jean Leclercq)

« Initiations au Moyen-Age », Cerf, Paris, 2008, 271p.
Jean Lédion

Ce livre est une réédition de la troisième édition de 1990 de ce désormais célèbre ouvrage de dom Jean Leclercq qui l’avait publié pour la première fois en 1956. Ce qui motive sa réédition, outre l’intérêt propre de l’ouvrage, c’est sa large utilisation par le Pape Benoît XVI dans la trame de son discours au collège des Bernardins, à Paris, le 12 septembre 2008. Dans cette édition, le discours papal est publié en quelque sorte comme une introduction à l’œuvre de dom Leclercq.

L’auteur, aujourd’hui disparu, était un bénédictin belge de l’Abbaye de Clervaux (Grand Duché du Luxembourg) d’une grande érudition, spécialiste de la vie monastique dans le Haut Moyen Age, de Grégoire le Grand jusqu’au XIIIème siècle. La parution de son ouvrage, en 1956, pouvait passer pour le résultat d’une recherche académique de haute qualité, mais qui semblait comme extérieure à la théologie et à la spiritualité « moyenne » de l’Église catholique de l’époque ; cette théologie était en effet caractérisée par un néo-thomisme dominant, et une spiritualité très marquée par ses origines sulpiciennes qu’on présentait, surtout dans le milieu « ecclésiastique » comme la seule digne de ce nom. Seuls quelques grands esprits en saisirent tout l’intérêt en un temps qui aspirait à un renouveau de la liturgie, de la spiritualité et de la théologie.

Pour percevoir cette nouveauté, qui peut nous paraître moins éclatante aujourd’hui, laissons la parole à l’auteur lorsqu’il s’exprime sur les deux théologies qui coexistent au Moyen Age : « Les deux théologies ont en commun de puiser aux sources chrétiennes et de faire appel à la raison. La théologie scholastique a plus souvent recours aux philosophes, la théologie monastique se contente plus généralement de l’autorité de l’Écriture et des Pères. Mais les sources fondamentales, de part et d’autre, sont les mêmes. La théologie est une méthode de réflexion sur les mystères que révèlent les sources chrétiennes. La question était donc ici de savoir s’il y a plusieurs façons de pratiquer cette réflexion, et si, parmi elles, il existe un mode de réflexion qui soit davantage propre aux moines. Or les textes nous ont conduit à le constater : ce qui caractérise la pensée monastique est un certain recours à l’expérience. La théologie scholastique en fait abstraction : elle pourra ensuite retrouver l’expérience, voir qu’elle se concilie avec ses raisonnements, qu’elle peut même s’alimenter en eux ; mais sa réflexion ne part point de l’expérience et n’y est pas nécessairement ordonnée. Elle se situe, et délibérément, au niveau de la métaphysique : elle est impersonnelle, universelle. En cela même résident sa difficulté et sa grandeur. Elle cherche dans la science profane et la philosophie des analogies capables d’exprimer les réalités religieuses. Son but est d’organiser le savoir chrétien en lui ôtant toute référence subjective, afin de le rendre purement scientifique.

Les moines, eux, font appel, comme spontanément, au témoignage de la conscience, à la présence en eux des mystères de Dieu. Ils n’ont pas pour but principal d’exposer les mystères de Dieu, de les expliciter, d’en dégager les conclusions spéculatives, mais d’en pénétrer toute leur vie, d’orienter toute leur existence vers la contemplation. Il est normal que cette expérience spirituelle influe sur leur méthode de réflexion et qu’elle en constitue en grande partie l’objet. Ces deux modes de connaissance religieuse sont, au sens premier de ce mot, complémentaires. La théologie monastique est, en quelque sorte, une théologie spirituelle qui complète la théologie spéculative : elle en est l’achèvement, l’épanouissement. Elle est ce surcroît, ce sursum, dans lequel la théologie spéculative tend à se dépasser elle-même pour devenir ce que S. Bernard nomme une connaissance intégrale de Dieu : integre cognoscere » (p. 213).

Ce caractère de connaissance intégrale cher à la théologie monastique n’est pas une découverte du Moyen-Age. Elle l’a tout naturellement puisé chez les Pères.

« De l’aperçu qui vient d’être donné sur les sources patristiques de la culture monastique du moyen âge se dégagent deux conclusions. La première est qu’il y a une réelle continuité entre l’âge patristique et les siècles monastiques du moyen âge, entre la culture patristique et la culture monastique du Moyen Age. On a alors connu, aimé, les écrits patristiques, dont la qualité littéraire était appréciée, — c’est la part de la grammaire —, dont le sens religieux répondait au désir de Dieu qu’entretient la vie monastique : c’est la part de l’eschatologie. Et cette con-naissance des Pères n’est pas seulement une connaissance livresque, limitée au domaine de l’érudition. Il ne faut point méconnaître le rôle qui revient, dans la continuité qui relie le monachisme occidental au passé de l’Église entière, à ce qu’on peut appeler la tradition vivante. On affirme souvent que le monachisme a maintenu la tradition en copiant, en lisant, en expliquant les ouvrages des Pères, et cela est exact ; mais il l’a fait aussi en vivant de ce que ces livres contenaient. Il y a là un procédé de transmission qu’on peut dire expérimental. En plein XIIème siècle, au milieu de l’effervescence de la théologie scolaire, tandis que les esprits risquaient de s’égarer en des problèmes accessoires, les abbayes restaient comme les conservatoires des grandes idées chrétiennes, grâce à la pratique du culte et à la lecture assidue des Pères de l’Église.[...]

Or — et ceci est une seconde conclusion —cette continuité est ce qui donne à la culture monastique du Moyen Age son caractère spécifique : c’est une culture patristique, c’est le prolongement de la culture patristique dans un autre âge, une autre civilisation. De ce point de vue, il semble qu’on puisse distinguer, du VIIIe au XIIe siècle, en Occident, comme deux moyens âges. Le Moyen Age monastique, tout en étant profondément occidental, profondément latin, est, semble-t-il, plus proche de l’Orient que de cet autre Moyen Age, le Moyen Age scholastique, florissant à la même époque et sur le même sol que lui [...]. Tout ceci ne va pas à dire que le Moyen Age monastique n’est pas médiéval, ou qu’il n’a rien ajouté à la culture patristique.[..]. En prolongeant la culture patristique dans une époque différente de celle des Pères, ils ont donné naissance à une culture nouvelle, originale, mais traditionnelle, enracinée profondément dans celle des premiers siècles du christianisme  » (p. 105-106).

Les dangers d’une dérive de la culture, même religieuse, de l’essentiel vers l’accessoire, sont de toutes les époques, y compris la nôtre. La lecture de Dom Leclercq est là pour nous le rappeler. C’est cet essentiel qu’a mis en lumière Benoît XVI aux Bernardins : « La nouveauté de l’annonce chrétienne, c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il [Dieu] s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne ne réside pas dans une pensée, mais dans un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu, mais un fait qui, lui-même, est Logos — présence de la Raison éternelle dans notre chair. […] C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu » (p. X). Puisse l’ouvrage de Dom Jean Leclercq y contribuer encore aujourd’hui !

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

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