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L’amour ou la guerre ?

Gabriel Nanterre

Les attaques récentes contre la famille « naturelle », composée du couple stable d’un homme et d’une femme, avec des enfants qu’ils accompagnent dans leur croissance depuis la conception jusqu’à l’âge adulte, pourraient nous faire croire que l’on a attendu la fin du XXe siècle pour contester la famille, qu’elle soit « large » comme dans les anciennes sociétés patriarcales, ou « nucléaire » comme aujourd’hui.

D’abord, ce serait oublier l’immense variété des modèles familiaux dans l’histoire. Les études ethnologiques ont fourni déjà bien des contributions qui attestent la complexité des combinaisons qui, selon les peuples et les époques, ont lié ensemble l’union sexuelle et la procréation, dans des réalités sociales aux configurations variables. Ce fut même un des arguments des gender studies, qui remettaient en cause la prétendue universalité du modèle familial, argument tout à fait infondé car le fondement commun de tous ces modèles historiques est demeuré l’union homme-femme.

Mais c’est surtout oublier que la réalité familiale est entrée plusieurs fois en conflit avec des idéologies qui entendaient refaçonner l’homme selon des modèles a priori et qui, pour diverses raisons, faisaient bon marché de l’alliance privilégiée de l’homme et de la femme comme cadre de l’éducation des enfants. Deux cas sont sur ce point très nets, mais ils ne sont pas les seuls : celui de la cité de Platon et celui de l’Islam.

La cité de Platon : communauté des femmes et des enfants

Platon, dans la République, s’est longuement penché sur la question de la meilleure constitution pour l’État. Ses déboires avec la démocratie athénienne l’avaient amené à chercher le principe sur lequel faire reposer l’unité de la cité et il croit l’avoir découvert en posant l’axiome ta éautou pratteïn : que chacun fasse ce qui est sa tâche propre. Il y a donc au départ de la cité une partition des tâches, loin de la fiction démocratique qui veut que chaque citoyen soit tout à la fois gouvernant, juge et soldat. La cité aura des « gardiens », qui assureront sa sécurité et sa direction.

Pour pouvoir assurer pleinement leur tâche, Platon pense qu’il faut qu’ils soient complètement détachés des soucis de la vie familiale, comme ils doivent être affranchis des contraintes matérielles. Or il n’envisage à aucun moment de faire vivre ses gardiens dans la continence et le célibat ; au contraire, il souhaite qu’ils puissent se reproduire, pour assurer, par un jeu de sélection, la meilleure race possible. Pour cela, la communauté des femmes et des enfants, sous la surveillance des magistrats, lui semble la condition nécessaire. D’autres auraient pensé à un harem généralisé, qui mettrait à la disposition des gardiens un stock de femmes à disposition, les enfants nés de ces unions grandissant jusqu’à un certain âge dans le harem. Mais il est sans doute conscient que ce qui peut fonctionner (plus ou moins bien) autour d’un souverain ayant l’exclusivité deviendrait invivable si c’était toute une classe d’hommes qui se partageait les femmes disponibles.

D’autre part, il est sensible à ce que peuvent apporter les femmes à la vie de la cité ; il souhaite donc ne pas les confiner dans un gynécée, et il leur fait donner la même éducation qu’aux hommes dans le domaine de la médecine, de la musique, de la gymnastique, de la guerre, de la philosophie, et c’est du même coup doubler le potentiel de ce corps d’élite. Mais il faut que ces dames non plus ne soient pas dépendantes des tâches familiales.

C’est pourquoi les enfants dès leur naissance seront confiés à des pouponnières où ils seront élevés anonymement. Il faudra bien des mères pour les allaiter pendant un temps, mais cela se fera sans reconnaissance de paternité ni de maternité. Seuls les registres de la cité conserveront les indications nécessaires pour éviter par la suite des unions incestueuses.

Auguste Diès, un grand connaisseur de l’œuvre de Platon, résume ainsi les choses :

Comment reconnaîtra-t-on les parents ? On ne les reconnaîtra pas, et c’est en cela que Platon voit l’avantage moral de cette institution. Il n’a supprimé la famille que pour la reconstruire plus au large : la cité tout entière ne fera qu’une famille. Non seulement, en effet, le peuple verra dans les gardiens ses défenseurs et non ses maîtres, et les gardiens verront dans les autres citoyens leurs nourriciers et non leurs sujets, ce qui abolit, dans notre cité, la profonde division dont souffrent les autres et crée une réciprocité d’intérêts et de gratitude, là où n’existe si souvent qu’antagonisme et envie ; mais le groupe des gardiens, source active de cette unité civique, sera plus étroitement uni encore, puisqu’il le sera par le cœur et le sang. Grâce à la communauté des femmes et des enfants, tous les membres du groupe se regarderont comme parents et se traiteront comme tels, indistinctement. Et Socrate s’attarde à célébrer les bienfaits de cette unité que rien ne divise (466d) [1].

La vie familiale est donc écartée de l’existence des gardiens au nom d’une exigence d’unité. La cellule familiale, avec ses nécessités pratiques, mais surtout avec ses attaches affectives, est vue comme un facteur de dispersion, qui détourne ceux qui ont la responsabilité de guider la cité de leur tâche principale, et qui risque de surcroît de les opposer entre eux au nom de leurs intérêts divergents. L’attachement que l’on a naturellement pour ses enfants se trouve ainsi reporté en principe sur une progéniture plus vaste que nul ne peut s’attribuer en propre. L’instinct sexuel est envisagé lucidement, mais son accomplissement n’est vu que dans la génération, qui doit obéir aux exigences d’un strict eugénisme. L’éducation échappe évidemment aux parents et incombe à la cité qui se doit de former les meilleurs chiens de garde pour le troupeau.

Platon croyait-il sincèrement pouvoir modifier à ce point les comportements de ses contemporains ? Il est difficile de le dire. Mais cette tentative extrême n’était pas sans s’inspirer de certains traits des sociétés militaires de son temps, comme la société spartiate. Et le rapprochement n’est pas sans intérêt, les restrictions apportées à la vie familiale l’ont souvent été au nom d’impératifs liés à la survie du groupe : qu’on pense aux kibboutz des années où s’installèrent les colons juifs en Palestine et où il s’agissait d’assurer la défense d’une colonie agricole en plein territoire hostile ; ce furent l’égale participation de tous aux tâches, y compris au maniement du fusil, ainsi que la nécessité de mutualiser certaines charges qui expliquent les restrictions (au total assez mesurées) apportées alors à l’autonomie des familles.

L’Islam : une mobilisation permanente

C’est là que nous retrouvons la société musulmane, qui porte dès le début une exigence militante : il s’agit de défendre et de faire grandir la communauté des croyants, essentiellement par la conquête. Toutes les énergies doivent être mobilisées dans ce dessein : la femme y contribue par sa fécondité et l’éducation des enfants, les hommes par la guerre. On peut voir dans les prescriptions coraniques relatives à la famille une mise en garde contre tous les affaiblissements qui pourraient résulter d’une vie familiale où l’homme se laisserait entraîner par la proximité avec sa femme et ses enfants à oublier ses devoirs de combattant de l’Islam : qu’il prenne son plaisir quand il le désire et qu’il engendre des enfants, mais qu’il reste libre pour Dieu et pour la cause musulmane. La polygamie, le confinement de la femme s’expliquent aisément par cette position.

Le danger potentiel est vu dans une certaine manière de vivre, acceptable pour la femme, mais qu’on juge affaiblissante pour l’homme, celle qui consiste à suivre la croissance des enfants, à privilégier l’intérieur sur l’extérieur dans la vie du foyer, à veiller sur les besoins concrets des uns et des autres.

Les états totalitaires du XXe siècle ont eux aussi essayé de remodeler la vie familiale, dans la mesure où ils y voyaient, non sans raison, une menace et une résistance potentielle à la mobilisation idéologique qu’ils entreprenaient. L’embrigadement des femmes et des hommes dans des mouvements étroitement surveillés, la pression exercée sur les enfants dès leur plus jeune âge les arrachant à l’emprise familiale pour leur faire assimiler les mots d’ordre du parti manifestaient bien cette intention de façonner un homme nouveau, face à quoi la famille semblait un frein.

La famille, contestation de l’homme unidimensionnel

Si la famille a pu être si vivement contestée par des systèmes idéologiques, et l’aventure n’est pas terminée, hélas !, c’est qu’elle porte en elle une résistance salutaire à tout ce qui risque de ramener l’homme à une seule de ses dimensions.

Méditons un instant sur la phrase du Deutéronome 24,5 où il nous est dit : « Lorsqu’un homme sera nouvellement marié, il n’ira point à l’armée, et on ne lui imposera aucune charge publique ; il sera libre pour sa maison pendant un an, et il réjouira la femme qu’il a prise ». On peut peut-être voir là un souci de la natalité (qu’il ait au moins le temps d’engendrer un enfant…), mais ce n’est même pas sûr (les charges publiques n’empêchent pas la génération). Ce qui est mis en avant, c’est la place d’un temps donné à la gratuité de l’amour conjugal. Si l’homme est un guerrier et que le peuple d’Israël doit se défendre face à ses ennemis, cet impératif n’est pas un absolu. Rendre heureuse une femme au moins pendant un an est un but que Dieu lui-même ne méprise pas. Le psalmiste chante à sa façon ce bonheur limité, mais réel :

Heureux l’homme qui craint le Seigneur, qui marche dans ses voies !
Tu te nourriras alors du travail de tes mains ; tu seras heureux et comblé de biens.
Ton épouse sera comme une vigne féconde, dans l’intérieur de ta maison ;
Tes fils, comme de jeunes plants d’olivier, autour de ta table.
Voilà comment sera béni l’homme qui craint le Seigneur
Que le Seigneur te bénisse de Sion !
Puisses-tu voir Jérusalem florissante tous les jours de ta vie !
Puisses-tu voir les enfants de tes enfants ! Paix sur Israël ! (Ps128)

Nous sommes là très loin de Platon et du Coran. On voit tout de suite que, lorsqu’on a plié la famille à une nécessité exclusive, ce qu’il en reste n’est plus très grand : l’amour conjugal se trouve ramené au niveau de l’appétit sexuel à satisfaire et la procréation au niveau de l’élevage. Au contraire, intégré à une vision totale de l’homme fait pour Dieu, le mariage se déploie dans ses différentes composantes, lesquelles acquièrent une dignité tout autre.

Certes, l’intimité du couple, la joie de voir grandir ses enfants ne sont pas non plus des absolus. Certains pourront y renoncer pour un plus grand amour. Et puis il faut bien se défendre et travailler. Il y a dans toute vie de famille un ajustement jamais acquis d’avance entre le dedans et le dehors. L’idéal n’est pas le renfermement sur un acquis, ni le cocon affectif. Le simple fait d’accueillir de nouvelles vies est un risque et une ouverture. Mais il y en a d’autres qui sont nécessaires.

L’homme et la femme sont porteurs en ce domaine d’une vocation complémentaire. Là où la femme est la reine du foyer autour de laquelle s’opère normalement la cohésion de la cellule familiale, petite ou grande, et si sa grâce est d’accompagner dans le temps la croissance de la vie, il incombe plus à l’homme de faire le lien avec la société au milieu de laquelle vit la famille, c’est lui qui, en sevrant l’enfant, l’ouvre à un monde plus vaste, où il trouvera peu à peu sa place d’adulte, c’est lui qui est plus immédiatement sensible aux tâches à accomplir, aux engagements à prendre, là où son épouse mesurera vite le coût humain de telles entreprises, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Et c’est ainsi, dans une synthèse toujours à refaire, que la famille avancera, si tout ne se règle pas de façon autoritaire et unilatérale, ou dans le laisser-aller du chacun pour soi.

Et aujourd’hui ?

Si le danger a pu exister (et existe encore dans certaines parties du monde) des grandes mobilisations idéologiques, il faut bien reconnaître qu’il s’est déplacé aujourd’hui, surtout en Occident. La famille, là où elle garde un prestige, est plutôt vue comme un refuge, le lieu où il fait bon vivre, où règne la compréhension mutuelle etc… D’où d’ailleurs tant d’échecs, car le cocon affectif, sans engagement de la liberté, sans volonté de tenir bon dans les difficultés, se révèle vite illusoire, et il n’aide pas à la construction de la personnalité des plus jeunes. Si l’on veut échapper au jeu de balancier qui menace perpétuellement notre monde, il faudra aussi apprendre que la famille doit avoir un projet, que tout ne se ramène pas à la bonne entente, que la foi partagée et vécue reste la meilleure garantie d’une vie heureuse et féconde.

Car, en définitive, seul Dieu est assez grand pour porter les hommes et les femmes au-delà d’eux-mêmes et de leurs limites sans les plier à une loi impersonnelle qui ferait bon marché du plaisir, de la gratuité, et de cette liberté profonde qui va toujours avec le don véritable.

Gabriel Nanterre, Gabriel Nanterre, agrégé de Lettres classiques, ancien assistant à la Faculté des Lettres de Paris XII.

[1] Platon, Œuvres Complètes, tome VI, La République, livres I-III, Collection des Universités de France, 1959, p. XLVI-XLVII.

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