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L’égalité en Dieu chez les Cappadociens

Edouard Garros

Peut-être est-ce lié à l’émiettement inhérent aux persécutions romaines, ou aux pressions politiques de la succession de Julien l’Apostat [1], peut-être est-ce tout simplement les premiers pas d’une théologie qui se cherche, mais le IVe siècle semblait déjà pour ses contemporains trop abondamment fertile en théologies aussi diverses qu’insolites. Ainsi Basile commence et finit son Traité sur Le Saint Esprit par ce dégoût des débats stériles, des vaines querelles, où des gens de mauvaise foi s’arrêtent et pinaillent sur deux ou trois phrases des Écritures.

Les chrétiens croyaient d’abord en Dieu – dit, de manière moins archaïque [2], Dieu le Père–. Puis, avec plus ou moins de difficulté et de bonheur, ils croyaient en Jésus, vrai-homme, vrai-Dieu, personne de la Trinité. Alors seulement étaient remplies les conditions pour croire en l’Esprit. On a pu observer ces trois moments dans l’évolution du IVe siècle [3]. A cette succession historique mais aussi épistémologique ou biblique – d’Israël à l’Église – Grégoire de Nazianze donne un fond théologique de pédagogie divine [4].

Voici comment : l’Ancien Testament proclamait manifestement le Père (...). Le Nouveau a manifesté le Fils (...). Maintenant [après la Pentecôte, dans le Temps de l’Église] l’Esprit a droit de cité parmi nous (...) [5].

Sans formaliser cette progression, Basile n’accepte de s’adresser sur l’Esprit Saint qu’à un interlocuteur orthodoxe qu’épargnent les hérésies quant au Christ. Son correspondant a dépassé le bas niveau de ces arguties interminables et fatigantes. Mais c’est pourtant de manière toute aussi fastidieuse que Basile reprend pour lui, termes à termes, les débats qui ont cours sur l’Esprit Saint pour réaffirmer la sainte doctrine de la Trinité. De l’Esprit on n’apprend que peu de chose, de la Trinité, guère de neuf pour nous. Mais on assiste à un cours de méthode d’où naissent des idées fortes dans un discours aussi simple que précis – quitte à critiquer longuement, point par point, toutes les présentations farfelues du moment –.

Certains voudront voir dans Basile le précurseur du Filioque, de la déférence de l’Esprit au Verbe dont il procède. Incontestablement, pour Basile, la divinité du Christ est seconde dans l’ordre de notre connaissance, après celle du Père. Non que le Fils soit inférieur au Père ! Basile marque au contraire l’égalité d’honneur entre eux (et l’Esprit) comme le point central de son propos. Mais c’est sur cette divinité du Christ que repose la possibilité même d’une théologie trinitaire. Cette égalité de gloire, d’honneur, de substance et de royauté [6] que le Christ partage avec le Père est la première gageure pour nos esprits étroits. Elle fonde la Trinité. L’égalité d’honneur de l’Esprit avec le Père et le Fils en découle naturellement, comme un troisième terme. Aussi, les paragraphes 7 à 21 du Traité sur l’Esprit Saint vont, à partir de considérations linguistiques fastidieuses, rappeler une saine christologie. Celle-ci définit des rapports qui seront ensuite appliqués à l’Esprit. Ainsi, de même que le Père agit par le Fils, le Fils agit dans l’Esprit. Mais la relation du Père, comme du Fils, à l’Esprit ne se réduit pas à celle établie entre le Père et le Fils. Elle s’inscrit dans une communauté de nature des relations trinitaires. Le Père agit par et dans le Fils et le Fils agit par et dans l’Esprit, en communion au Père...

Cette doctrine commune hiérarchisant les relations trinitaires par la connaissance qu’on en a – autant par notre propre évolution que par l’évolution de la Révélation – paraît très proche de la formalisation latine mais elle ne doit pas être sur-interprétée, par anachronisme, comme résolument favorable au Filioque [7]. Basile reprend d’avantage ce chemin hiérarchique, chemin d’ailleurs naturel à l’homme, pour comprendre l’unité trinitaire qu’il ne cherche, par un vocabulaire pesé et pinailleur, à déterminer réellement et exhaustivement l’exacte vérité de la relation trinitaire. Il souligne au contraire que la multiplicité et la duplicité des sens des mots doivent nous induire à d’avantage de modération en cette matière. Et que l’orthodoxie s’accommode mal de jugements abrupts ne retenant qu’un instant des Écritures ou qu’une formulation trop rhétorique. Les conflits d’interprétations que les mots peuvent engendrer commencent même dès les plus petits [8] : les prépositions, dont il tire une part importante de son étude ( par le Fils…, dans l’Esprit…et vice versa : Basile se joue des discours d’écoles).

Que les difficultés et les ambiguïtés du langage nous écartent de toute formalisation abusive et sclérosante, c’est une leçon des Pères confrontés à de trop multiples et incessantes querelles. Mais que cela ne nous dispense pas de penser précisément et juste. Basile lui-même ne ménage pas sa peine pour témoigner, formulation par formulation, citation contre citation, concept après concept, de l’orthodoxie. Pour finir par un mot de Grégoire de Nazianze, décidément en accord avec son ami Basile,

mieux vaut accepter une représentation imparfaite de l’union que d’oser aller jusqu’au comble de l’impiété. (...) Finalement, j’ai pensé que le mieux, c’est de laisser là les images (...), de m’attacher moi-même à la pensée la plus conforme à la foi, de m’en tenir à un petit nombre de mots, de prendre pour guide l’Esprit, de garder jusqu’à la fin l’illumination [la grâce ?] que j’ai reçu de lui et qui est comme une vrai compagne (Ap. 1,6) [9].

Edouard Garros, Né en 1968. Ancien élève de l’ESSEC.

[1] Julien l’Apostat empereur romain de 360 à 363. Le Traité de l’Esprit de Basile Le Grand, que l’on présente ici, a été écrit en 375. Le Discours (31) que Grégoire de Nazianze consacre à l’Esprit Saint a été écrit vers 380. L’épisode de Julien s’apparente à une guerre de religion brève et violente qui révèle peut-être d’avantage l’arrivée en Gaule de religions mésopotamiennes (le culte de Mithra) que du réveil du polythéisme antique (voir sa biographie par Jacques Benoist-Mechin Julien ou le rêve calciné). On comprend que l’extraordinaire nouveauté du Christianisme face au paganisme et son implication dans l’État a dû induire des débats beaucoup plus violents – au moins quant aux idées – que la querelle protestante en Europe douze siècles plus tard.

[2] Basile Le Grand, Traité du Saint Esprit, §.72, coll. Les Pères dans la Foi, DDB, Paris, 1979, p.149, (note 10).

[3] Conversion de Constantin et de l’Empire au début du siècle, Arianisme et autres hérésies sur la nature et la personne du Christ pendant toute la suite du siècle, et le sujet qui nous occupe : l’Esprit Saint, préoccupation plus tardive.

[4] Grégoire de Nazianze , Discours 31, 25-27, coll. Sources Chrétiennes, Cerf, Paris, 1978, pp. 325-331.

[5] Grégoire de Nazianze, Discours 31, 26, 4-7, p327.

[6] Grégoire de Nazianze, Discours 31, 28, 4, p331, Grégoire fait référence dans ce passage à un « homme de Dieu » qui semble être le Basile du Traité de l’Esprit Saint, écrit quelque cinq ans auparavant. Sur l’égalité d’honneur en Dieu et l’unité profonde de la Trinité, point essentiel de la doctrine des cappadociens, voir le §.14 du Discours 31 et la note de P. Gallay y afférent, ainsi que les doxologies récurrentes de Basile ou la fin du Discours de Grégoire (§. 28 et 30 à 33).

[7] Contre la tradition orientale ultérieure, Grégoire serait plus décisif qui refuse à la Trinité l’image du soleil et de ses rayons, de crainte d’attribuer la substance au Père, en ne faisant pas des autres des hypostases, mais des puissances (dunameis) qui existent en Dieu sans être des hypostases. (idem, Discours, 31, 32, 4-6, p.341). Il s’agit là d’un refus de toute image qui mettrait en péril bien des théologies.

[8] Basile Le Grand, Le Traité du Saint Esprit, §. 2, p.31.

[9] Grégoire de Nazianze, Discours 31, 12, 35-36 p. 301 et 33, 10-15, p.343. (je souligne la citation de Grégoire). Critique générale (et personnelle) de cette double lecture : On remarquera que Basile fonde un style – que reprendra Grégoire – et pose une tradition très proche de sa formalisation latine mais encore très large. Le texte de Grégoire, postérieur, est plus structuré, plus agréable, mieux argumenté et plus efficace, mais peut-être aussi déjà plus étroit. Ainsi, seul Basile donne une description des forces de l’Esprit. Une seule fois, mais de manière centrale, il fait mention de (...) la connaissance anticipé de l’avenir, l’intelligence des mystères, la compréhension des choses cachée, la participation à la cité céleste, la danse avec les anges, la joie sans fin, la permanence en Dieu, la ressemblance avec Dieu et la chose désirable entre toutes : devenir Dieu. Telles sont donc, dit-il, nos idées sur le Saint-Esprit (idem, §.23, page 65). Sur ce sujet charismatique je reste sur ma faim (testus unus, testus nullus), je remarque seulement que c’est Basile qui m’a ainsi alléché. C’est de manière plus poétique et exégétique, conformément à son style, que Grégoire de Nazianze nous fournit (§. 29-30) une mine de citations bibliques sur l’Esprit, dont le fameux doigt de Dieu (Lc.11, 20). Mon titre n’est guère repris dans le corps de mon article : il me permet seulement de combler cette lacune et de rappeler que c’est dans cette unité des personnes divines que réside l’essentiel, selon l’opinion même des Pères.

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