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L’éloquence du cœur : réformes de la rhétorique sacrée (1530-1640)

Christophe Bourgeois

Madame de Sévigné écrit le 20 avril 1683, au moment de Pâques :

Si nous n’avons pas bien fait nos Pâques, ce n’est vraiment pas la faute du P. Bourdaloue. Jamais il n’a si bien prêché que cette année. Jamais son zèle n’a éclaté d’une manière plus triomphante. J’en suis charmée, j’en suis enlevée, et cependant je sens que mon cœur n’en est pas plus échauffé et que toutes ces lumières dont il a éclairé mon esprit ne sont point capables d’opérer mon salut ! Tant pis pour moi ! cet état me fait souvent beaucoup de frayeur.

La description de la marquise rend avec concision l’expérience forte que constitue à l’époque de Bourdaloue l’audition d’un sermon. Elle souligne l’efficacité de ce spectacle de la parole, elle souligne également la qualité du prédicateur lui-même, dont le zèle transparaît avec évidence dans ses paroles. En même temps, cette remarque est intéressante dans la mesure où elle décrit un échec : la marquise se désole de ne pas être ébranlée en profondeur par les paroles entendues. Là réside sans doute toute la difficulté de cette prédication destinée au public de la Cour : l’auditoire recherche le spectacle et le divertissement, tandis que le prédicateur se fait rude et violent et tente de convertir les cœurs.

La marquise met le doigt sur le mécanisme central de l’éloquence sacrée telle qu’on la conçoit alors, le passage des vérités enseignées à l’échauffement du cœur. Il s’agit en fait d’une reprise des trois « offices » du rhéteur dans l’Antiquité : l’orateur doit toujours enseigner, plaire et émouvoir. Dans un discours antique (plaidoirie judiciaire ou discours politique essentiellement), il est nécessaire d’enseigner (docere) pour informer l’auditeur et lui donner des éléments de réflexion ; il est nécessaire de plaire (placere mais aussi conciliare) afin qu’existe une certaine complicité entre l’orateur et son public, nécessaire à la persuasion ; il s’agit enfin d’émouvoir ou de fléchir (movere ou flectere) pour saisir l’auditeur et le faire adhérer à la cause défendue. L’éloquence chrétienne s’est livrée à une relecture de ces anciennes catégories, en particulier dans le livre IV du De doctrina christiana de saint Augustin, qui constitue l’un des plus grands manuels de rhétorique ecclésiastique de tout l’Occident [1]. Le plaisir y est strictement subordonné au rapport du docere et du flectere. Et c’est ce dernier office qui est le plus important aux yeux des prédicateurs, fléchir les cœurs. Cette éloquence du cœur recoupe plusieurs enjeux. D’une part, le cœur est le siège des mouvements de la volonté : la parole agit donc sur les facultés de l’âme pour les rendre capables de désirer le bien et de se résoudre à l’aimer. D’autre part, le cœur renvoie à l’intériorité de la vie spirituelle chrétienne. La marquise de Sévigné comprend bien qu’il doit exister un rapport profond entre cette parole de la chaire, publique et spectaculaire, dont elle est charmée, et le secret du cœur qui doit se tourner vers Dieu.

Bourdaloue et Bossuet, dont nous avons retenu les noms, apparaissent sur la scène de l’éloquence sacrée au terme d’une période particulièrement féconde en réflexions sur la finalité et les moyens de la prédication. La rhétorique constitue en effet à cette époque une discipline incontournable de toute formation intellectuelle et humaine, puisqu’elle conceptualise les rapports de paroles qui régissent la cité chrétienne (politique, philosophie, prédication, justice etc.). L’éloquence est partout et l’on peut dire que la rhétorique est souvent conçue comme une forme englobante du savoir, qui éclaire les fonctions réciproques des autres savoirs. Se plonger dans cet univers n’est pas faire œuvre de simple reconstitution : la culture rhétorique qui était alors celle des hommes d’Église éclaire en profondeur certains aspects essentiels du magistère chrétien. Le Verbe s’est donné et livré (c’est là l’origine du mot tradition en latin) et il continue de se donner à travers les paroles de ses ministres. Le Christ s’est adressé à des hommes singuliers (et non à des hommes abstraits) et la prédication ordinaire de l’Église poursuit cette œuvre : à travers elle, le Christ s’adresse non à une nature humaine en général, mais à des personnes. Par ces paroles, la Révélation est transmise, elle peut s’actualiser, le Verbe peut s’enraciner dans les cœurs par la parole.

L’idéal de l’éloquence humaniste

Si on veut comprendre cet « âge de l’éloquence », pour reprendre le titre choisi par Marc Fumaroli dans un ouvrage qui fait désormais autorité sur la question, il convient de remonter à la conception de l’éloquence qu’imposent progressivement les humanistes [2]. Nous nous arrêterons en particulier sur la figure d’Érasme, que l’on peut considérer comme un exemple privilégié de cette réflexion [3].

La promotion de la rhétorique est fondée chez lui sur une critique vigoureuse de la logique formelle de l’université : il faut se représenter le climat intellectuel d’alors, dominé par les raffinements d’une scolastique parfois décadente. Contrairement à l’époque de saint Thomas, un écart s’est progressivement creusé entre un enseignement technique spécialisé à l’usage d’une élite cléricale et la prédication ordinaire d’un clergé dépourvu de réelle formation, qui risque toujours de proposer aux fidèles une piété grossière. Érasme est un intellectuel : il s’intéresse au discours réfléchi et savant, c’est-à-dire à l’usage du latin. Le latin de l’université devait être à ses yeux assez proche de ce que représente pour nous, aujourd’hui, le vocabulaire de la logique formelle en philosophie : un discours d’une grande abstraction qui, à force de vouloir être transparent et rigoureusement univoque, a oublié le caractère intersubjectif de tout acte de parole. Discourir pour enseigner, et plus encore pour transmettre la vérité révélée, c’est toujours s’adresser à quelqu’un de particulier : mon langage ne peut jamais faire l’économie de cette présence singulière qui le défie.

C’est dans ce cadre que les humanistes sont amenés à retrouver certains aspects de la culture antique : au lieu de parler le latin artificiel des logiciens, saturé de néologismes, il faut parler le « vrai » latin, le latin vivant forgé par ceux qui l’utilisaient pour dialoguer avec les citoyens du forum. Face aux gloses desséchées de la scolastique, les grands orateurs de l’Antiquité proposent une image plus satisfaisante d’une parole animée et chaleureuse, régulée par la confrontation aux hommes et à la pratique.

À partir de ce point de vue, on peut tenter une définition de l’éloquence. Elle ne renvoie pas à un art des figures de style, ni à un art de l’embellissement du discours. C’est un idéal total de formation intellectuelle et humaine, qui englobe toutes les étapes du processus d’apprentissage et de transmission d’une pensée. L’intelligence des choses ne se transmet à travers une relation de parole, qui n’est pas constituée par deux êtres abstraits, mais deux interlocuteurs en chair et en os. Ce que ne pense pas la logique pure, c’est le mécanisme par lequel on peut permettre à quelqu’un de s’approprier une parole, c’est-à-dire la persuasion. L’objet de la réflexion rhétorique, c’est précisément de comprendre ces mécanismes de transmission pour pouvoir correctement les utiliser, c’est-à-dire les mettre au service d’une meilleure transmission du vrai.

Louis de Grenade rappellera à ce sujet deux comparaisons très connues à l’époque. Le discours du rhéteur peut être comparé à un corps  : la « dialectique » constitue le squelette et les nerfs mais la « rhétorique » représente la peau, la chair et le sang, sans lesquels il n’y aurait ni forme ni vie. Il peut également être comparé à une peinture : la « dialectique » est analogue à l’esquisse, la « rhétorique » aux couleurs et aux effets de lumière et d’ombres, nécessaires à la perfection de l’image [4].


Critique des cicéroniens

Une part importante de l’humanisme, en particulier de l’humanisme italien, consiste dans une sorte de résurrection de Cicéron. Dès Pétrarque, le prestige de l’orateur-philosophe romain est incontestable : Cicéron est le maître par excellence de la latinité. Ce « cicéronianisme » peut parfois prendre la forme d’une imitation servile : seuls les mots employés par Cicéron sont utilisés, quel que soit le sujet. D’une manière analogue, dans la poésie néo-latine, certains auteurs composent des poèmes chrétiens qui sont des centons de Virgile. Cette pratique est bien attestée dès l’époque de saint Jérôme, qui la fustige : en tirant habilement tel ou tel vers de l’Énéide, des Bucoliques ou des Géorgiques, on peut composer un récit méditatif sur les grands mystères de l’histoire du salut. Ce jeu érudit continue d’inspirer l’âge humaniste.

Érasme raille avec délices ce type d’éloquence. Dans son dialogue intitulé Le Cicéronien, il décrit un « candidat à l’éloquence cicéronienne ». Cet exercice de virtuosité a pour cadre un sermon du Vendredi saint, en latin sans doute prononcé le 6 avril 1509, en présence du pape Jules II, des évêques et des cardinaux. Voici comment les personnages fictifs du dialogue décrivent la scène.

Bouléphore – Le préambule et la péroraison, presque plus longs que le discours entier, furent absorbés par les louanges de Jules II qu’il appelait Jupiter Très Bon, Très Grand qui, tenant et brandissant dans sa droite toute-puissante la foudre à triple pointe que l’on ne peut éviter, accomplissait d’un seul mouvement de tête tout ce qu’il voulait. […] Tout ceci à Rome, un Romain, d’une bouche romaine, avec un accent romain. Mais quel rapport avec Jules, chef de la religion romaine, lieutenant du Christ, successeur de Pierre et de Paul ? Quel rapport avec les cardinaux et les évêques qui tiennent la place des autres Apôtres ? Quant au sujet qu’il s’était chargé de traiter, quoi de plus sacré, quoi de plus vrai, quoi de plus admirable, quoi de plus sublime, quoi de plus propre à provoquer des émotions ? Qui, sur un tel sujet, doué d’une éloquence simplement commune, n’arracherait des larmes même à des hommes de pierre ? [5]

La critique d’Érasme s’attaque d’emblée au paganisme latent de ce cicéronianisme. Non seulement le prédicateur pratique avec excès l’allégorisation implicite des fables païennes, au risque de les ressusciter, mais plus encore, esclave d’une simple reproduction des techniques du discours antique, il ne parvient pas à adapter ses paroles au sujet traité.

Bouléphore – L’idée directrice de son discours était de nous présenter la mort du Christ d’abord comme douloureuse, puis par un changement complet de style de la rendre glorieuse et triomphale, afin bien sûr de nous offrir un exemple de la virtuosité cicéronienne avec laquelle il pouvait entraîner l’âme des auditeurs dans n’importe quelle émotion.
Nosopon – Et alors ? a-t-il réussi ?
Bouléphore – Pour ma part, surtout lorsqu’il maniait ces passions tragiques que les rhéteurs appellent pathos, pour ne pas mentir, j’avais envie de rire. Et dans toute cette assemblée je n’ai vu personne un poil plus triste quand avec toutes les forces de son éloquence il grandissait les tortures imméritées qu’a subies le Christ, innocent par excellence. Inversement personne un brin plus joyeux quand il était tout appliqué à nous présenter cette mort comme triomphale, louable et glorieuse. Il rappelait les Decius et Curtius qui s’étaient dévoués aux dieux mânes pour le salut de la République. Aussi Cécrops, Ménécée, Iphigénie et quelques autres qui avaient fait passer le salut et le prestige de la patrie avant leur propre vie [6]. Il déplorait fort lugubrement que les hommes courageux qui, au péril de leur vie, avaient secouru la république aient reçu par décision publique comme remerciements, les uns une statue en or placée sur le forum, les autres le décret d’honneurs divins, tandis que le Christ en récompense de ses bienfaits avait obtenu de l’ingrat peuple juif de porter sa croix, de subir une passion affreuse et de se voir infliger la pire flétrissure. Et ainsi cet homme bon et innocent, qui avait rendu à sa nation les plus hauts services, il le peignait sous un jour pitoyable, comme s’il avait déploré la mort de Socrate ou de Phocion qui, sans avoir commis de crime, furent contraints par l’ingratitude de leurs concitoyens à boire de la ciguë, ou d’Épaminondas qui pour ses glorieux exploits dut défendre sa tête devant ses compatriotes, ou de Scipion qui après tant de services rendus à la république fut contraint de partir en exil, ou d’Aristide que le peuple athénien, trouvant insupportablement odieux le surnom de « Juste » qu’on lui donnait communément pour son exceptionnelle intégrité, obligea par ostracisme à partir en exil. Je vous le demande, que pouvait-on dire de plus froid ou de plus inadapté que tout cela ? Et pourtant il tentait de toutes ses forces d’imiter Cicéron. Mais sur le dessein caché de la Suprême puissance divine qui par ce moyen inouï a voulu racheter le genre humain de la tyrannie du diable grâce à la mort de son Fils unique, sur les mystères que signifie « mourir avec le Christ », que signifie « être enseveli avec lui, ressusciter avec lui », pas une allusion.

Érasme ne critique donc pas le primat des « passions » (en termes rhétoriques le primat du movere ou du flectere) adopté par le prédicateur. L’objet d’un sermon du Vendredi saint est bien de bouleverser l’auditeur, de l’émouvoir pour abattre les défenses que son orgueil a érigées et le rendre capable de reconnaître les péchés sur lesquels il doit pleurer. C’est cela que le prédicateur cicéronien ne réussit pas non plus. Il se trouve manquer à la fois de théologie et de langage. Il se trompe de théologie en assimilant le Christ à un héros de tragédie, et en appelant à un mélange trop humain d’admiration et de pitié. Au contraire, l’émotion du prédicateur devrait rendre vivantes les lignes les plus essentielles du mystère de la Rédemption pour les actualiser.

La suite du dialogue fustige également le traitement de l’affection opposée, la joie. Le sermon prononcé devant Jules II assimile en effet le triomphe du Christ à un triomphe à l’antique, au lieu d’évoquer l’amour sans mesure du Christ et le salut définitif qu’il acquiert par son sacrifice sur la Croix. Au lieu de prendre pour modèle la prédication de saint Paul, il imite trop servilement Cicéron. Érasme conclut : « Bref, notre Romain parla si romainement que je n’entendis rien sur la mort du Christ ».

La réflexion érasmienne renvoie ainsi à une problématique centrale de la culture humaniste, l’articulation entre culture antique et culture chrétienne. On peut dire sans exagérer que c’est alors la grande question de la culture occidentale : quel statut exact donner à ces réussites de la pensée et du langage que sont les grandes œuvres de l’Antiquité ? Quel statut donner à l’édifice rhétorique considérable légué par l’Antiquité, dont toute la prédication ecclésiastique s’inspire pour définir ses principes ? Pour éviter de conclure trop vite, rétrospectivement, à une sorte de paganisation de la culture chrétienne (ou, à l’inverse, d’instrumentalisation de la culture antique), il faut se rappeler que l’humanisme d’inspiration érasmienne et, à vrai dire, l’ensemble de la réflexion sur l’éloquence sacrée de cette époque, ne cessent de méditer l’exemple des Pères latins et grecs. Ils ont réussi la synthèse que vise l’humanisme chrétien : prendre le meilleur de la culture antique, la purifier de ce qui doit l’être, et l’intégrer dans la Révélation chrétienne. Les Pères ont su discerner ce qui dans la sagesse et l’éloquence de l’Antiquité était promesse d’une révélation à venir. Il faut le rappeler : saint Augustin, dans le De doctrina christiana recourt fréquemment aux principes de Cicéron, pour les interpréter et les christianiser. On peut dire d’une certaine manière que saint Paul dépasse Cicéron en l’englobant et, si l’on ose l’expression, en l’accomplissant. Réinterprétée et revivifiée par le christianisme, la culture rhétorique pouvait ainsi constituer une clef de compréhension pour la vie de l’Église tout entière.


La synthèse de l’Ecclesiastes

Érasme publie en 1535, un an avant sa mort, une synthèse considérable, l’Ecclesiastes [7]. Le titre fait penser à un traité d’ecclésiologie – ce qu’il n’est pas, au moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui [8]. Mais il réfléchit bien sur « l’ecclésiastique », c’est-à-dire sur le prêtre, sur lequel se construit la vie de l’Église. Il le fait en composant un manuel sur la prédication : la démarche est en elle-même tout un programme. L’auteur, prêtre, religieux, ne résidant pas dans son monastère (et souvent très critique à l’égard de l’idéal monastique), n’était pas à vrai dire un pasteur. Il était plutôt un homme de lettres, auteur d’œuvres familières destinées à un public érudit, qui laissent libre cours à son idéal de variété, de finesse mêlée d’ironie. L’ouvrage frappe néanmoins par sa profondeur et sa cohérence. Il faut y voir une méditation du De doctrina christiana d’Augustin : le prédicateur vaut d’abord par sa fidélité à la doctrine et la qualité de son amour du Christ. Le livre I insiste sur l’exigence très haute qui doit organiser l’idéal sacerdotal. Comme Augustin, Érasme se méfie d’un usage trop abondant du plaisir (placere) : cet office doit être rigoureusement subordonné au couple docere – flectere (enseigner – toucher le cœur). Les premières pages du livre décrivent d’ailleurs la prédication comme une sorte de cœur à cœur. Érasme compose des pages inspirées sur le Sermo Verbi, le discours du Verbe, jailli du cœur de Dieu.

La parole humaine est l’image véridique de l’esprit, restituée dans le discours comme dans un miroir. C’est du cœur en effet que procèdent les pensées, dit le Seigneur. Quant au Christ, il est la parole du Dieu Tout Puissant, qui sans commencement, sans fin, éternellement, jaillit du cœur éternel de son Père. [9]

Cette circulation de la parole salvifique d’une intériorité à l’autre n’empêche pas la nécessité d’intégrer les règles de l’éloquence publique. Le livre III multiplie d’ailleurs les références au savoir antique (L’Institution oratoire de Quintilien est souvent citée, tandis que la nomenclature des figures est empruntée à La Rhétorique à Herennius). L’un des éléments décisifs de la réflexion, c’est l’amplification par l’abondance du discours : l’amplification est à la fois une manière de hausser le discours jusqu’à la chose méditée, et de donner toute l’ampleur, toute l’étendue nécessaire pour que l’auditeur puisse habiter en quelque sorte la parole qui lui est proposée. L’image généralement employée à l’époque est celle d’une viande qu’il faut mâcher, ruminer, pour qu’elle soit ingérée.

L’orateur doit favoriser les affections (affectus), c’est-à-dire un mouvement d’adhésion du cœur [10]. Pour cela, il n’est pas comme l’acteur qui éveille des émotions éphémères : « L’homme d’Église pieux doit veiller à laisser comme une sorte d’aiguillon enfoncé dans les esprits de ses auditeurs, et répandre sur eux comme dans une bonne terre une bonne semence, qui montre progressivement sa vigueur, avant d’éclore en fruit de piété » explique Érasme. La première image est empruntée à Cicéron (De oratore), la seconde image s’inspire des paraboles évangéliques. Pour cela, il doit avoir lui-même, « dans son cœur », la « source des bonnes affections ». Le modèle de cette prédication est fourni selon Érasme (la référence n’est pas originale), par l’épître aux Galates (Ga 3, 1) [11]. Saint Paul réprimande les Galates en leur rappelant : « vous avez eu sous les yeux Jésus-Christ crucifié ». S’ils ont vu la Croix, c’est uniquement par la vertu de la prédication paulinienne, qui a représenté avec évidence le mystère de la Croix dans leurs esprits [12]. Pour Érasme, saint Jean Chrysostome est l’un des modèles de cette manière de procéder. Et l’on sait que Bourdaloue invoque en permanence cette prédication à la fois foisonnante et véhémente, capable de saisir les cœurs [13].

La Parole imprimée au cœur

À partir de ces brefs aperçus sur Érasme, on peut dégager certaines lignes de force qui concourent au triomphe de l’éloquence sacrée. L’image d’une parole qui s’imprime dans le cœur du fidèle prend au fil du seizième siècle une force considérable : l’époque a vu se développer l’imprimerie, elle sait ce que signifie l’empreinte laissée par un mot dans le papier par les lettres du typographe. C’est ainsi qu’à travers le prédicateur Dieu grave son amour dans les cœurs. La parole remodèle le cœur, le cœur se fait parole inspirée.

En ce sens, la manière de concevoir la finalité de la rhétorique sacrée est indissociable d’une certaine manière de lire la Bible. Le texte des Écritures émeut, ébranle, transporte. Sur ce point, il n’y a guère que des différences d’accent entre catholiques et protestants. Calvin écrit une très belle page sur l’éloquence divine qui se manifeste dans la Bible :

Si delà nous nous transportons à la lecture des sainctes Escritures, vueillons ou non, elles nous poindront si vivement, elles perceront tellement nostre cœur, elles se ficheront tellement au dedans des moelles, que toute la force qu’on les Rhétoriciens ou Philosophes au prix de l’efficace d’un tel sentiment ne sera que fumée. [14]

La Réforme protestante, particulièrement calviniste, développe une vision de la « Parole vive », dont la majesté transparaît d’autant mieux que le texte paraît à première vue rude et peu conforme aux canons esthétiques reçus dans l’Antiquité. Malgré cet anti-cicéronianisme très marqué de la position de Calvin, la perspective est bien rhétorique  : cette rhétorique divine est même plus efficace qu’une rhétorique ordinaire. Et la parole des « ministres » protestants doit, par la prédication, prolonger cette efficacité du texte. Or on trouve des déclarations équivalentes chez les luthériens comme chez les catholiques sur l’extraordinaire efficacité de la parole biblique. Les traités catholiques ajoutent généralement un développement sur la richesse allégorique des Écritures (maintenant souvent contre les protestants l’exégèse du quadruple sens). Ce passage de l’écorce à la sève du texte participe pleinement de cette efficacité rhétorique : par l’accès à un plus haut sens, le cœur est ébranlé et enflammé d’amour. Le climat culturel de tout l’Occident chrétien est donc favorable, malgré les déchirements confessionnels, à ce primat absolu de l’éloquence sacrée.


La Réforme tridentine, une réforme par l’éloquence

Intéressons-nous à certaines lignes de force du tridentinisme [15]. Le Concile de Trente mène une réforme en profondeur du clergé par la reprise en main de la formation intellectuelle de celui-ci. L’exigence de la prédication occupe dans cette perspective une place centrale. Un projet de décret non publié dans le Concile de Trente, daté de 1546, le montre.

Qu’ils s’efforcent non tant d’enseigner, charmer et fléchir avec les tours persuasifs de la sagesse et de l’éloquence humaines que de se faire écouter volontiers, avec intérêt et soumission, dans une manifestation d’inspiration et de vertu, c’est-à-dire de façon à ne pas attaquer en fait ce qu’ils défendent en parole. Se souvenant qu’ils sont pêcheurs d’hommes, qu’ils lavent leurs filets et que leurs mots soient, comme les paroles de Dieu, chastes, purs, éprouvés, étrangers à l’erreur, la corruption, la ruse, l’adulation, la cupidité, le désir de vaine gloire et d’ostentation. […] Qu’ils menacent, reprennent, et supplient, pressant à temps et contretemps, mais toujours avec patience et conformément à la doctrine, et comme l’a dit le plus grand des prédicateurs, dans un esprit de douceur, afin que l’âpreté des reproches ou un blâme outrageant ne dispersent ni ne perdent ceux qu’on aurait dû et pu rassembler et sauver par le Christ Jésus. [16]

Ce texte décrit l’aboutissement chrétien de l’orateur parfait : il n’existe chez ce dernier aucune disjonction entre ses paroles et lui-même. L’orateur, par son langage, par ses gestes, par tout son être est d’une certaine manière transparent à la sagesse qu’il enseigne ou, pour le moins, il tend à l’être. On remarque également que le texte ne fixe pas de règles précises sur le style de la prédication sacrée : la seule règle est celle de la juste mesure dans la relation à l’auditeur. La prédication appartient pleinement dans la conversion de la tripartition traditionnelle entre style élevé, style moyen, et style bas (ce que l’on appelle les genera dicendi), au style élevé (genus grande ou sublimis) ; en même temps, cette hauteur, marquée par la véhémence de l’éloquence, par l’enthousiasme que le prédicateur tente de communiquer, par la qualité de son langage, doit manifester à l’auditoire la miséricorde divine : par conséquent, le prédicateur doit manifester aussi, à côté de cette assomption par le langage, une forme de conciliation et de proximité avec le cœur des pécheurs, afin de les aider dans leur progression vers Dieu.

Cette absence de règles strictes permet de comprendre l’extraordinaire richesse de la prédication post-tridentine. Tous les styles sont représentés, tous peuvent être orientés vers une parole authentiquement spirituelle. Le texte cité est en relation étroite avec le milieu de saint Charles Borromée, le grand évêque réformateur de Milan : et l’on sait qu’il inclinait volontiers à la promotion d’une éloquence relativement « sévère » et dépouillée aux yeux de l’époque.


L’exemple de Panigarole

Je proposerais pour ma part quelques réflexions sur un exemple qui paraîtra aux lecteurs modernes caractéristique d’une éloquence exubérante, foisonnante, surchargée, en un mot « baroque » et trop spectaculaire pour être vraiment spirituelle, pense-t-on couramment, à tort selon nous. Il s’agit de Francesco Panigarola, franciscain observant [17]. Il prononce chaque vendredi devant les foules un sermon sur la Passion dans la cathédrale de Milan, à la demande de saint Charles Borromée : la prédication est ici clairement au service d’une formation spirituelle des fidèles. Il s’agit de leur permettre de méditer chaque Vendredi le mystère de la Rédemption. Le premier sermon est particulièrement intéressant dans la mesure où il se présente comme un « mode d’emploi » de cette prédication.

Le premier sermon opère ce que l’on appelle en rhétorique une division (nous dirions aujourd’hui un « plan »). Panigarole adopte pour expliquer la Passion une division beaucoup plus simple que d’autres œuvres comparables de la même époque. Passion peut s’entendre comme histoire (narration d’un événement concret) ou comme Évangile (annonce d’une bonne nouvelle). Il évoque les affections produites par la narration comme histoire, qui est la manière inférieure de méditer la Passion, principalement la haine et la douleur. C’est surtout cette dernière sur laquelle le méditant doit insister : ici interviennent des arguments (que l’on appelle en rhétorique des lieux) pour amplifier cette compassion, c’est-à-dire se l’approprier pleinement, dans la durée. On peut raisonner et songer que la souffrance du Christ surpasse celle de tous les héros suppliciés. On peut également recourir à des moyens plus simples, la considération des « tableaux et images bien faites de la Passion », le spectacle des pendus dans une exécution publique, la visite de malades souffrant atrocement au moment de leur agonie… Bref, il s’agit de se mettre par l’imagination en face de l’événement concret. Ne nous trompons sur la place de l’imagination : il s’agit d’une entrée dans la méditation. Le plus important aux yeux de Panigarole est bien la Passion comme « Évangile ».

Le prédicateur doit donc faire comprendre les profits de la Passion, qui produisent l’allégresse et l’amour.

Et en cet endroit naît la merveille, quand nous considérons combien diverses, voire même combien contraires affections naissent en nous, de méditer diversement la Passion de Jésus-Christ. Ô miracle ! Dites, par votre foi : quelle chose est plus contraire à la haine, que l’amour ? quelle chose est plus contraire à la douleur, que l’allégresse ? disais-je pas qu’en méditant la Passion, comme histoire, en naissaient en nous la haine et la douleur ? Cela va bien. Et maintenant je vous dis, qu’en la méditant comme Évangile, en naissent en nous l’amour et l’allégresse. Quant à l’histoire, pource que les Juifs ont fait mourir Jésus-Christ, je les ay en haine : et pour ce que Jésus-Christ endure, je suis déplaisant et fâché : et pource que de ce qu’il souffre naît ma joie, je me réjouis et suis fort aise. Qui vit jamais de tant odieux pères, tant agréables enfants ? De la haine, l’amour ? et de la douleur et déplaisir, l’allégresse ? et le tout par la diverse manière de méditer. [18]

Arrêtons-nous sur le mot merveille. Pour le prédicateur franciscain, la Passion est un oxymore. Les contraires se rejoignent en une seule figure miraculeuse, sans que soit pour cela effacée la division radicale entre les réalités opposées : cette figure dynamique de la « merveille » permet au cœur humain de faire l’expérience d’un retournement radical des apparences. C’est cette étonnante perception du monde, dans sa diversité, dans sa puissance à la fois de contradiction et de réunion, qui peut transporter le cœur. Il n’est pas indifférent de rappeler que la « merveille » devient également à cette époque un terme décisif du langage esthétique [19]. Il est donc particulièrement important de comprendre le lien profond qui unit dans ce type de prédication la virtuosité de la parole publique et sa finalité spirituelle.

Le sermon cité s’intéresse successivement à la naissance des deux passions (ou affections) positives, l’amour et l’allégresse. Cette dernière est liée à la contemplation des bienfaits apportés par la Passion. Le prédicateur propose sur ce sujet une amplification caractéristique de son style :

Voici l’échelle de Jacob, laquelle nous guide et conduit au Ciel : voici l’arène, où la mort et la vie duello conflixere mirando  : voici l’arche, en laquelle nous avons fui le déluge : voici l’autel, sur lequel a été offerte la victime ; voici le bois, auquel a été fiché et attaché le serpent : voici la chair, où le vainqueur de la mort a triomphé : voici la balance où au moyen de ce poids, a été satisfait à Dieu : voici la clef de David, laquelle nous a ouvert les trésors célestes : voici la chaire où Salomon nous a enseignés, voici la tour, en laquelle Jésus-Christ, omnia traxit ad seipsum, voici le chandelier lequel a illuminé le monde : voici le sceptre, lequel a subjugué toute chose : voici l’étendard du Roi, Vexilla regis prodeunt, fugite partes adversae. Voici finalement toute notre allégresse. [20]

Ce type de variation métaphorique, composée sous forme litanique, est assez caractéristique de la prédication franciscaine à Rome à la fin du seizième siècle. Panigarole utilise ici une suite de figures de la Croix, conformément aux principes de l’exégèse typologique. Le même mécanisme symbolique d’inversion se répète d’une séquence à l’autre. Derrière le supplice et l’opprobre se cachent la victoire, le justice, le règne. En même temps, la Croix résume en elle l’ensemble de l’histoire du salut et organise tout le cosmos. Le prédicateur suscite chez l’auditeur un déchiffrement des réalités visibles et des textes scripturaires qui conduit à la célébration et à l’adoration.

On retrouverait ce type de variations dans les ouvrages de la même époque destinés à la méditation dévote. C’est dire combien cette forme de prédication se présente comme une méditation. Inversement, les ouvrages de spiritualité de la même époque reprennent bien souvent les thèmes et les figures des ouvrages d’éloquence sacrée. La prière est considérée comme une forme d’éloquence intérieure : le méditant est traversé intérieurement par son propre discours, dont il a puisé la force dans la lecture spirituelle et la prédication. Et ce discours intérieur s’ouvre par la médiation du sermon à la profusion de la Sagesse, à la logique inouïe que révèle Dieu… Ce modèle est naturellement difficile à interpréter pour la culture du vingtième siècle : nous sommes vite tentés de penser que la profusion des effets stylistiques est une concession au langage du monde, au plaisir rhétorique, à l’extériorité. Peut-être sommes-nous trop persuadés, à tort, du caractère incommunicable, ineffable, hors du domaine du langage, de toute expérience spirituelle [21]. Si l’on se garde des jugements anachroniques que l’on est parfois tenté de formuler, on doit admettre qu’il n’existe dans ce modèle aucun principe de contradiction entre intériorité et extériorité.

Le naturel et l’art

Ces vues cavalières, bien qu’elles grossissent un peu les traits, permettent peut-être de mieux comprendre la culture de la prédication qui marque l’Église au moment où Bourdaloue entre en scène, vers la fin du dix-septième siècle. Ils nous permettent peut-être également de comprendre pourquoi les sermons deviennent simultanément un événement spectaculaire et un événement spirituel. En lisant les lettres de la marquise de Sévigné, on saisit combien l’attente des fidèles est forte en matière de sermons : les fidèles attendent d’être subjugués et enivrés par une parole capable de faire deviner la hauteur et la profondeur du mystère chrétien, capable aussi de transformer et de remodeler le cœur malade des pécheurs.

En même temps, si le lecteur a la curiosité de lire quelque sermon de Bourdaloue, il sera sensible à l’écart entre le style d’un Panigarole (ou d’autres prédicateurs baroques) et celui de Bourdaloue : ce dernier est à la fois plus attentif à la dialectique et plus retenu dans l’usage des figures et des ornements. Pourtant, le prédicateur appartient à la Compagnie de Jésus, qui défendait au début du siècle une rhétorique profuse et avide d’effets. C’est sans doute le signe que l’idéal exigeant défendu à l’âge de l’éloquence est souvent plus complexe et plus fragile qu’on ne pourrait le penser.

Je ne prétends pas traiter ici l’ensemble de ce délicat problème, qui tient à l’émergence du classicisme français [22]. Je me contenterai de quelques éléments de réflexion sur la relation entre les jésuites français et l’éloquence sacrée.


Autour de la Maison professe des Jésuites

Dans les premières années du siècle, la position des Jésuites en France n’est pas favorable. La Compagnie est romaine dans une France qui tente de préserver une certaine autonomie et une certaine indépendance ; plus encore, au temps des Guerres de Religion, un certain nombre de Jésuites se sont compromis aux yeux du pouvoir royal en soutenant la Ligue, opposée à l’œuvre des « Politiques » qui privilégiaient la raison d’état pour en finir avec les querelles religieuses. Avec Henri IV et l’édit de Nantes, ce sont les « Politiques » qui ont gagné. La monarchie absolue finit cependant par s’appuyer sur la Compagnie et lui confie peu à peu l’élite aristocratique du royaume, à charge pour les bons Pères de se répandre en panégyriques sur les Bourbons pacificateurs. La Maison Professe construite à Paris rue Saint-Antoine, dont l’église Saint-Louis est le joyau le plus précieux, est au cœur de ce dispositif. Les Pères qui y résident sont spécialement destinés à instruire et exhorter l’aristocratie. L’enjeu pour la Compagnie est clairement de former dans le Royaume une élite catholique capable de faire oublier peu à peu le spectre des Guerres de Religion.

La Maison Professe développe alors un langage de la douceur et de la conciliation, loin des invectives passées, loin de l’austère discipline des magistrats français. Pour cela, la culture jésuite utilise avec virtuosité toutes les possibilités offertes par l’héritage humaniste. À terme, comme ne manqueront pas de le souligner certains théoriciens de la Compagnie eux-mêmes, cette éloquence risque d’entrer en contradiction profonde avec l’idéal sévère qui présidait normalement à la rhétorique jésuite issue des compagnons d’Ignace, où les humanités n’avaient d’autre fonction que d’être des instruments efficaces de la persuasion.

À mesure que l’édifice humaniste s’effrite et que la Compagnie paraît plus inféodée à l’autorité royale, le débat sur le style des prédications jésuites se fait de plus en plus vif. On sait les mots extrêmement sévères de Pascal dans Les Provinciales, qui fustigent non seulement la casuistique jésuite mais également un certain langage, trop mondain aux yeux du sévère augustinien qu’est Pascal. La Compagnie finira elle-même par critiquer la « corruption » de l’éloquence et par prôner un style plus sévère, plus dépouillé et plus mesuré : ses prédicateurs se montrent alors soucieux d’écrire eux aussi les plus belles pages du classicisme français. En se souvenant de Bourdaloue au moment du bicentenaire de 1904, l’histoire intellectuelle française, volontiers patriote, y voit une figure de proue de cette pureté classique tant célébrée par les manuels de la République.


Le mythe du sublime

Ce mythe du classicisme français mérite cependant d’être interrogé, dans la mesure où il marque les limites de l’édifice oratoire construit par l’âge humaniste. Ce nouvel idéal d’expression est fortement marqué par les exigences du public mondain : le XVIIème siècle donne en effet une place de choix à l’idée de politesse, au sens fort du terme. Il s’agit de maîtriser le langage, pour le préserver des débordements et l’accorder au bon goût et à l’éthique de l’honnête homme. Dès lors, le caractère spectaculaire et pathétique de l’éloquence sacrée se trouve face à de nouveaux obstacles : le goût nouveau qui émerge oblige le prédicateur à masquer ses effets, à contenir sa parole, à se préserver de tout enthousiasme excessif. Il n’est pas sûr qu’il faille lire la disparition de certains artifices oratoires comme la victoire d’une forme d’austérité de la parole : Bourdaloue n’aurait peut-être jamais réussi s’il n’avait su plaire, en respectant les principes d’un langage poli et élégant, mesuré, réglé, où l’emphase est toujours retenue.

Nous sommes alors au cœur du sublime tel que le XVIIème siècle se le figure : le sublime représente en théorie cette élévation d’une parole tellement maîtresse d’elle-même qu’elle paraît s’affranchir des règles et des artifices pour atteindre une expression plus naturelle. C’est bien un mythe : cette forme de communication s’appuie sur une rhétorique dont la maîtrise est si parfaite qu’elle réussit à prévoir comment se faire oublier. L’effet de naturel (car c’est toujours un effet) y est l’artifice suprême. D’une certaine manière, on peut y voir un rétrécissement du champ rhétorique.

Cette modification du goût coïncide avec une critique de plus en plus vive des diverses formes d’amplification et d’ornement du discours. L’ornement devient un détour superflu, une manière « d’en rajouter » inutilement, pour faire joli. La partie proprement stylistique des traités de rhétorique commence à prendre son autonomie par rapport aux autres parties de la rhétorique (la recherche des arguments du discours, la réflexion sur la structure dialectique etc.). L’idéal de l’éloquence se réduit progressivement à une simple technique, toujours suspecte d’être une concession aux goûts mondains. D’ailleurs, le puissant courant de pensée qui se forme alors autour de Port-Royal, qui tente également de réaliser les exigences de la réforme tridentine, se méfie de l’éloquence publique : l’éloquence du cœur se réfugie dans la solitude, l’échange des lettres familières, l’art de la conversation… ou dans les Pensées de Pascal, qui d’une certaine manière se moquent de la rhétorique.

Or, comme on l’a dit, chez un Louis de Grenade, la rhétorique, c’est la pensée qui prend un corps, et un corps vivant, c’est l’idée qui se déploie et s’incarne pour s’adapter aux auditeurs. Dans une rhétorique tridentine, l’amplification est le déploiement dans les figures de l’intelligence du salut, sans laquelle le mystère n’est pas réellement incarné. Elle est l’équivalent dans la parole publique de la rumination méditative ou de la lectio divina pratiquées dans la solitude et le silence. Or la Révélation nous dévoile un monde d’analogies secrètes, une poésie merveilleuse qui donne son vrai sens au langage. La parole travaillée par les figures, les effets, en un mot l’art rhétorique, est un principe d’intelligence du mystère sacré. Puisque le Verbe s’est fait chair, l’éloquence est la reine des sagesses.

* * *

Cette présentation simplifie quelque peu des problèmes autrement plus complexes. Elle met en lumière certains traits de la culture du XVIIème aux dépens d’autres [23]. Mais je crois pouvoir dire que nous sommes largement, aujourd’hui, les fils de ce soupçon classique. Nous aurons beau faire, nous avons beaucoup de difficultés à penser que l’intériorité chrétienne et les effets de l’éloquence publique puissent être compatibles. Or c’est là une question majeure dans l’histoire du christianisme. C’est tout l’intérêt d’une réflexion sur l’ancien édifice de l’éloquence sacrée. La trajectoire que j’ai essayé de dessiner à grands traits montre qu’il existe d’emblée, dès l’époque d’Érasme au moins, une synthèse très forte entre la maîtrise rhétorique et le souci de l’intériorité chrétienne, synthèse d’autant plus remarquable qu’elle est lucide. Les humanistes chrétiens sont très conscients des difficultés qui les guettent ; les théoriciens de l’éloquence sacrée doivent souvent se battre sur deux fronts, d’un côté les rigoristes de tout genre à la recherche d’un style rude et non travaillé, de l’autre les sophistes qui utilisent le prestige de la chaire pour en détourner la finalité et faire parade de leur virtuosité. Il n’existe pas en ce domaine de synthèse parfaite, les théoriciens de l’âge baroque le savent bien. Le prédicateur forge son style en fonction d’un public, d’une époque et d’une attente.

Mais il importe de réfléchir à cette trajectoire de la parole qui va de l’intelligence à la volonté et qui touche d’autant plus le cœur qu’elle est une parole méditée, ruminée, composée, construite et intériorisée. On aurait intérêt à aller relire ces grands prédicateurs, même aujourd’hui, non pour imiter Bossuet, Bourdaloue ou… Panigarole, mais pour mesurer l’étendue des exigences liées à la prédication. Dans une société qui est en train de ruiner la profondeur et l’importance de la parole publique par les manipulations les plus grossières de la « communication », cette relecture est urgente. Les chrétiens d’Occident ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur l’art du bien dire, au risque de voir leur parole et leur témoignage confondus avec les contrefaçons du monde.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Voir supra (p.9) le texte de méditation cité en exergue.

[2] Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, rhétorique et « res literaris » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, [1980], réédition au format poche, Albin Michel, 1994.

[3] Érasme (1467-1536), devient chanoine augustin aux Pays-Bas : en fait, il ne séjournera dans son monastère qu’entre 1487 et 1492, en bénéficiant déjà de nombreux aménagements dans l’observation d’une règle pour laquelle il ne se sent pas fait (il est notamment de santé très fragile). Il est ordonné prêtre par l’évêque d’Utrecht en 1492. À partir de cette date, il ne va pas cesser d’aller de ville européenne en ville européenne, au gré des rencontres lettrées. Son prestige est très tôt considérable : il est l’un des plus grands humanistes européens, éditeur, traducteur, rhéteur, exégète, traducteur de la Bible et promoteur d’un courant de réforme catholique qui inspirera partiellement Luther, dont pourtant il se démarquera violemment. Sur les positions rhétoriques d’Érasme, on peut consulter l’ouvrage savant de J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981, et la synthèse très complète et très éclairante de Jean-Claude Margolin, « L’apogée de la rhétorique humaniste », in Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), sous la direction de M. Fumaroli, Paris, P.U.F., 1999.

[4] Louis de Grenade a composé en latin une célèbre Rhétorique ecclésiastique (1576). Les deux comparaisons sont utilisées dans le chapitre II. Voir ci-dessous pour une présentation de l’auteur.

[5] Le dialogue est traduit dans les Œuvres choisies, édition J. Chomarat, Paris, Le Livre de Poche, 1991. Voir p. 943sq. pour cette scène.

[6] Exemples divers de héros antiques justes se sacrifiant pour une cause.

[7] Le texte a été édité avec une annotation abondante en français par Jacques Chomarat, dans les Opera omnia (ord. V, t. IV et V), Amsterdam, North-Holland, 1994. Il n’a malheureusement jamais été traduit en français.

[8] Le terme Ecclesiastes est la traduction grecque de Qohelet, titre du livre biblique couramment dénommé l’Ecclésiaste : il fait référence à un orateur ou au président de l’Assemblée (en grec Ecclesia), donc à une sagesse délibérative teintée de philosophie grecque ; dans la perspective chrétienne, il conduit à réfléchir sur la sagesse de ceux qui président aux destinées de l’ Église.

[9] Passage traduit par M. Fumaroli, op. cit., p. 107.

[10] Il faut dire d’emblée que le mot affectus utilisé à la fois par les ouvrages consacrés à la prédication et par les ouvrages de spiritualité est difficilement traduisible. Il ne faut pas s’imaginer qu’il s’agit là seulement des sentiments et des émotions au sens qu’un homme du vingtième siècle donne généralement à ce mot. Il ne s’agit pas non plus, dans l’esprit des théoriciens de la prédication sacrée, d’une manipulation grossière des passions de l’auditoire. L’affection engage le cœur comme siège de la volonté, il signifie le désir orienté vers un but. La bonne affection est un désir intérieur profond du bien, qui conduit l’auditeur à la résolution de poursuivre la justice. Il s’agit d’émotion et de passion en un sens, puisque ce désir et cette volonté sont l’expression de l’amour du fidèle.

[11] Voir Ecclesiastes, éd. citée, t. V, p. 88.

[12] L’évidence (evidentia, nomenclature latine) désigne en rhétorique l’ensemble des procédés par lesquels un texte réussit (de manière analogique bien entendu) à mettre sous les yeux une situation, un personnage, une scène… L’hypotypose (terme emprunté à une nomenclature grecque) est considéré comme l’un des cas de figure de l’evidentia.

[13] La référence à saint Jean Chrysostome sera d’ailleurs une constante du discours jésuite pendant l’âge de l’éloquence.

[14] Institution de la religion chrétienne, texte de 1560, éd. J. D. Benoit, Paris, Vrin, 1957-1963, livre I, chap. VIII, p. 101.

[15] Le lecteur aura remarqué que l’opposition entre Réforme et Contre-Réforme n’est pas utilisée dans cet article. Bien que la réalité politique de la Contre-Réforme existe bel et bien (reconquête, y compris militaire, de l’espace catholique), l’idée de deux réformes plus ou moins parallèles (deux réponses aux courants réformateurs qui traversent l’Église depuis la fin du Moyen-Âge) est souvent plus stimulante dès lors que l’on s’intéresse à l’histoire de la spiritualité et de l’éloquence.

[16] Cité et commenté par Christian Mouchel dans son article « Les rhétoriques post-tridentines », in Histoire de la rhétorique, op. cit., p. 432.

[17] Entre 1582 et 1584, il fut un collaborateur de saint Charles Borromée. Évêque d’Asti, en résidence de 1587 à 1594, date de sa mort (La résidence de l’évêque dans son diocèse est un trait caractéristique des évêques qui reçoivent fidèlement le concile de Trente). Ses Cent Sermons sur la Passion sont traduits en France par Gabriel Chappuys en 1586.

[18] Cent Sermons sur la Passion de Nostre Seigneur, Paris, Gervais Mallot, 1586, f. 14v°-15r°. Pource que = parce que.

[19] Le poète italien Marino en fera un élément clef de son esthétique de la « pointe ». Bien que son œuvre poétique soit profane, on sait qu’il a été un auditeur très attentif de telles prédications.

[20] Ibid., f. 16v°-17r°. « duello conflixere mirando » : citation de la séquence (poème chanté) de l’octave de Pâques Victimae paschali laudes : « la mort et la vie se sont affronté en un duel prodigieux ». « omnia traxit ad se ipsum », cf. Jn 12, 32 : « Il a tout attiré à lui ». « Vexilla regis prodeunt » : citation des premiers vers d’une hymne du Temps de la Passion : « L’étendard du Roi est levé, fuyez, vous, ses adversaires ».

[21] À vrai dire, la problématique est soulevée dès l’époque baroque. L’entourage de saint Philippe Néri ne manquera pas de critiquer les dangers de cette éloquence exubérante, qui va selon eux contre la parole intime et familière qu’ils tentent de promouvoir. Voir à ce sujet l’article de Christian Mouchel déjà cité.

[22] C’est le problème abordé par Marc Fumaroli dans L’Âge de l’éloquence, op. cit.

[23] Pour une vue plus large des diverses formes de prédication au XVIIème siècle, voir l’article de J.-P. Landry dans ce numéro. En particulier, le lecteur a remarqué que cet article s’intéresse relativement peu aux problématiques propres de la prédication populaire : le XVIIème siècle français compte plusieurs réussites dans ce domaine.

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