Rechercher

L’enfant à naître

Migne, collection « Les Pères dans la foi », 2000, 211 pages. Textes de Tertullien, Grégoire de Nysse, Augustin, Maxime le Confesseur, Cassiodore et du Pseudo-Augustin, introduction et notes par M.H. Congourdeau.
C.B.

Les débats contemporains sur la bioéthique et l’avortement donnent aux questions sur l’embryon et le commencement de la vie une urgence et une acuité toute particulières. Les éditions Migne ont choisi de verser aux discussions un important dossier patristique sur les diverses conceptions de l’embryon. Malgré l’évolution des données scientifiques, le contexte des premiers siècles n’est pas sans correspondances avec le nôtre, marqué par la diversité des systèmes philosophiques possibles, et la vigueur de certaines controverses qui « agitent les Eglises » [1].

Qu’on ne s’attende pas cependant à voir les questions abordées « de front » : le droit canon interdisait clairement l’avortement pratiqué par les sociétés romaines et helléniques. Le point est acquis chez ces théologiens, qui se préoccupent non de fonder la loi mais de comprendre la naissance de la vie. Encore cette thématique n’intervient-elle générale-ment qu’au sein d’autres discussions, sur la résurrection des corps, sur le sens de la Création, ou même, dans la correspondance qu’échangent saint Augustin et saint Jérôme, sur la transmission du péché originel. L’analyse en souffre parfois, puisque les considérations sur l’embryon interviennent parfois à titre d’arguments secondaires au sein d’une polémique plus vaste ; les hésitations d’Augustin sont commandés par sa volonté de se démarquer des thèses pélagiennes, en maintenant une transmission biologique du péché originel, plus que par une considération de la transmission de la vie en soi. La deuxième difficulté réside dans l’influence qu’exercent les divers systèmes philosophiques de l’Antiquité sur ce débat, forcé de s’attaquer aux spéculations sur l’âme et le corps chez Platon, Aristote et les stoïciens. L’ensemble du débat se focalise d’ailleurs sur le dualisme entre l’âme et le corps, sur le moment de leur union, sur la chronologie respective de la naissance de l’un et de l’autre, sur la question de savoir si l’âme est transmise par la semence des parents (traducianisme adopté par Tertullien et la plupart des Occidentaux) ou si elle créée de manière autonome par Dieu (créatianisme défendu par Jérôme et très vite adopté en Orient) [2]. Ce contexte philosophique est d’ailleurs éclairé avec beaucoup de clarté par notre ancienne collaboratrice, M.H. Congourdeau. Les problématiques adoptées par ces auteurs, largement enracinées dans l’héritage gréco-latin et non principalement dans l’anthropologie biblique, rencontrent en fait peu de réponses dans les Écritures, ce qui accentue le débat, même si Grégoire de Nysse parvient à fonder sa vision sur l’exégèse de la Genèse et si Maxime le Confesseur tente d’interpréter les diverses règles de purification appliquées à la femme par la Loi.

Comme souvent, cet exercice de lecture comparée permet de voir comment, au-delà de ces divergences et malgré les travers de certaines explications philosophiques se dégagent, comme à tâtons, un certain nombre de lignes de force de la pensée chrétienne, capables de stimuler encore notre réflexion aujourd’hui. Orient et Occident se retrouvent ainsi pour refuser ou, au moins, saper les fondements du dualisme de l’âme et du corps : Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur soulignent que l’homme est un composé unifié, Tertullien s’oppose avec virulence à la thèse platonicienne d’une éternité de l’âme venue s’unir provisoirement à un corps [3], Augustin défend la résurrection des embryons avortés. On voit clairement s’imposer et se structurer le réalisme de l’anthropologie chrétienne. Il n’est pas jusqu’aux hésitations sur le mode de transmission de l’âme qui correspondent à une volonté de saisir l’unité du genre humain et la manière dont chaque homme se rattache à Adam. Enfin, l’argumentation s’articule toujours au dessein divin sur l’homme et revêt une perspective eschatologique profonde.

La pensée contemporaine doit aussi pouvoir tirer les conclusions des insuffisances d’une telle pensée, au moins sur deux points. D’une part, il est nécessaire de penser correcte-ment le lien entre l’histoire biblique, le savoir biologique et l’anthropologie philosophique : les discours ont chacun leur point de vue, les apories augustiniennes liées à sa doctrine de la transmission biologique du péché originel soulignent assez la nécessité d’une articulation mieux pensée entre ces discours. D’autre part, les réflexions des Pères attendent aujourd’hui des compléments d’ordre philosophiques, capables de justifier le propos juridique, qui doit s’appuyer sur un approfondissement des notions d’individu, de sujet et de personne, au cœur des débats actuels.

[1] Grégoire de Nysse, La création de l’homme, c.28, 1.

[2] En 498, le pape Anastase II rejette finalement le traducianisme.

[3] Origène, s’il s’oppose à la transmigration des âmes de corps en corps, cède pourtant à la tentation platonicienne : pour éviter la « prédestination naturelle » de certains gnostiques, interprétation de la différence entre Ésaü et Jacob « dès le sein de leur mère » (Gn 25), il maintient une existence de l’âme libre avant sa chute dans le corps.

Réalisation : spyrit.net