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L’exégèse peut-elle nous révéler la conscience de Jésus ?

Pierre Julg
Nous sommes heureux de pouvoir rééditer ici cet article, déjà publié en 1983 dans la revue Résurrection, ancienne série, n°70, pp13-29.


Si, pendant près de vingt siècles, les chrétiens ont cru que Jésus était le Fils de Dieu, qu’il le savait et qu’il l’a dit explicitement, c’est sur le témoignage des quatre évangiles, qui rapportent ses paroles.

Une telle lecture « naïve » des évangiles n’est plus possible depuis le développement, aux XIXème et XXème siècles, de l’exégèse critique. Il n’est plus a priori évident qu’une déclaration de Jésus sur lui-même puisse être considérée comme le témoignage direct de ce qu’il pensait de lui-même. Dans ces conditions, est-il possible de savoir quelque chose sur la conscience que Jésus avait de son être ou de sa mission ?

Des Évangiles à la critique

Puisque nous ne pouvons atteindre la conscience que Jésus avait de son identité et du sens de sa mission qu’à travers le témoignage des évangélistes, il est nécessaire, avant de tirer des textes une conclusion, d’en faire la critique littéraire. Il s’agit du travail qui consiste à étudier un texte donné pour déterminer son genre littéraire, le contexte et la date de sa rédaction (et éventuellement les différentes étapes de celle-ci), ses sources et son rapport avec des textes parallèles, et enfin la signification que l’auteur a voulu lui donner. Cela peut être fait sur le Nouveau Testament comme sur tout autre texte. Et ce travail est d’autant plus nécessaire que les évangiles ne sont pas des récits de la vie de Jésus écrits jour après jour, comme un reportage journalistique, mais des textes composés quelques dizaines d’années après les événements, fixant ainsi une tradition orale et écrite, qui était utilisée par les premières communautés pour la catéchèse et la prédication. Ces textes ont une histoire, liée à celle des Eglises fondées par les Apôtres. C’est cette histoire de la tradition, avec les étapes datables de l’élaboration de sa théologie, qui est accessible à la critique littéraire.

C’est pourquoi les paroles de Jésus où il laisse apparaître sa conscience d’être le Fils de Dieu, et le sens qu’il donne à sa mission, ne peuvent pas être considérées comme provenant directement, sans intermédiaire, de sa bouche. Elles sont transmises à travers la communauté primitive qui les a méditées, rassemblées et formulées de façon systématique pour la prédication. Leur interprétation devra donc tenir compte de ce qui, dans leur formulation (souvent différente d’un évangile à l’autre), reflète les préoccupations particulières de l’auteur, ou la date de la rédaction.

Considérons par exemple les discours de Jésus dans l’évangile de Jean, où il affirme à plusieurs reprises son origine divine et son intimité avec le Père. Il est difficile de nier que ces discours sont des compositions littéraires issues de la méditation et de la réflexion théologique de l’évangéliste et de son entourage. Cela ne signifie pas que de telles paroles du Christ ont été inventées de toutes pièces et que, par conséquent, elles ne correspondent pas du tout à ce que Jésus pensait de lui-même. Mais il n’en reste pas moins qu’on ne peut les considérer, abstraction faite de l’élaboration théologique dans laquelle elles nous ont été transmises.

Prenons un autre exemple, dans les synoptiques cette fois : les trois annonces de la Passion et de la Résurrection (Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,33-34 et parallèles). Il est vraisemblable qu’il y a dans leur rédaction et leur insertion au sein du récit une part de construction systématique adaptée à la catéchèse, et il est possible que les mots attribués à Jésus aient pu revêtir la forme de la prédication chrétienne sur la mort et la Résurrection du Christ. Si rien ne permet d’affirmer que ces prophéties ont été inventées après coup dans un but apologétique, il faut cependant les utiliser avec prudence, en ce qui concerne le détail de leur contenu, pour en tirer des conclusions sur la manière dont Jésus voyait à l’avance sa mort.

Il est essentiel de remarquer que tout ce que la critique littéraire peut nous apprendre se situe inévitablement dans le contexte de l’Église post-pascale. Avant d’aller plus loin et de poser la question de l’historicité, il faut accepter de voir que ces traditions sont datées (même si leur date est encore matière à conjecture) et situées (géographiquement et ecclésialement). Cela n’interdit pas de passer de là au problème de la critique historique, c’est-à-dire à la question : qu’en fut-il réellement des événements de la période pré-pascale ? Mais cette dernière question ne peut pas être posée avant d’avoir examiné l’histoire post-pascale des témoignages sur lesquels on veut s’appuyer pour accéder au pré-pascal.

Kérygme ou évangile ?

Le passage de la critique littéraire à la critique historique est si difficile qu’à la limite on a pu se demander s’il n’était pas impossible. Puisque la critique littéraire n’atteint que les élaborations de la communauté primitive, ne pourrait-on pas supposer que le post-pascal se suffit à lui-même, que la confession de foi de l’Église trouve l’essentiel de son fondement dans l’histoire post-pascale ? [1] Certes, plus personne ne doute aujourd’hui que les évangélistes (y compris l’auteur du quatrième évangile) ont utilisé des données de la tradition orale sur Jésus, et qu’un certain nombre de paroles de Jésus aient quelques chances d’être authentiques. Mais - selon un certain courant de pensée qui exerce une grande influence en exégèse -, ces données pré-pascales ne seraient que des matériaux dans lequel, les prédicateurs chrétiens auraient puisé pour illustrer la théologie qu’ils enseignaient. Autrement dit, ce qui serait premier, ce serait l’expérience de la communauté qui, à partir d’un moment donné, croit en Jésus-Christ Fils de Dieu et vivant aujourd’hui. Seule cette confession de foi réduite au minimum, ce kérygme, ferait partie de la prédication primitive. Les épîtres de Paul - qui sont en effet les plus anciens écrits du Nouveau Testament - seraient des témoins de ce stade de la tradition chrétienne. Plus tard, vers les années 70 (donc après la mort de Paul) on aurait cherché, pour soutenir la foi des fidèles, à illustrer la doctrine chrétienne par des récits et des paroles tirés de traditions orales sur Jésus ; traditions qui jusque-là étaient sans doute connues, mais auxquelles on n’attachait guère d’importance. Ce serait là l’origine des quatre évangiles.

On voit donc que le problème de la conscience de Jésus, exemple de passage de la critique littéraire à la critique historique, va nous amener à nous poser la question suivante : lorsque les évangélistes mettent en scène Jésus, ses attitudes, ses paroles, ont-ils l’intention de construire un personnage qui s’est comporté d’une façon compatible avec ce que la foi dit de lui, à savoir qu’il est le Fils de Dieu ? Ou bien, au contraire, ont-ils eu l’intention de rapporter fidèlement ce que fut réellement l’attitude de Jésus et ce dont il a parlé, de donner une idée juste de ce qu’il a pensé et dit de lui-même et de sa mission ?

La question est donc de montrer qu’en fait, la thèse du kérygme préexistant à la tradition historique ne s’impose pas de façon si évidente à l’étude du Nouveau Testament, et que l’on peut, sans rejeter l’acquis de la critique littéraire, soutenir qu’il y a une réelle continuité entre les traditions d’origine pré-pascale sur Jésus utilisées par les évangélistes, et la christologie du Nouveau Testament ; autrement dit, que la tradition post-pascale, centrée sur le Kérygme - proclamation de Jésus-Christ, Fils de Dieu, mort et ressuscité -, a conscience de se fonder sur l’historicité même des événements qui se sont passés vers l’an 30 en Galilée et en Judée, et qui sont rapportés par une tradition transmise par des témoins oculaires.

Le principal argument qui paraît s’opposer à cette continuité est l’absence quasi totale, dans les épîtres de Paul, d’allusion aux épisodes de la vie de Jésus (en dehors de sa mort et de sa Résurrection). Il semblerait donc que les actions et les paroles de Jésus avant Pâques n’aient intéressé ni Paul, ni l’Église primitive jusque vers les années 60. Si donc des matériaux de la tradition orale ont été utilisés plus tard pour étoffer le kérygme en un récit de la vie de Jésus, il reste un hiatus infranchissable entre Jésus et les évangélistes : non pas tant au niveau de l’exactitude de leurs informations - car on peut fort bien admettre la fidélité des traditions orales même sur une plus longue durée -, mais au niveau de leur intention même : ils n’auraient pour but que d’illustrer, dans une intention catéchétique et apologétique, la christologie enseignée par les Apôtres. Ainsi, lorsque Marc écrit, en tête de son récit de la vie de Jésus, « Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu », il exprimerait uniquement son intention d’illustrer la foi proclamée par l’Église : Jésus, mort et ressuscité, est le Christ, le Fils de Dieu. Dans ce cas, on peut supposer sans difficulté que l’évangéliste, même utilisant des témoignages sûrs, a modifié, sinon les événements, du moins le personnage de Jésus, en construisant une figure semblant mieux convenir à celui que l’on proclame Fils de Dieu. Il serait donc impossible de s’appuyer sur les témoignages des évangélistes pour affirmer que Jésus avait conscience d’être le Fils de Dieu.

Il est tout à fait exact de dire qu’il y a une christologie des évangélistes, qui est bien une christologie post-pascale et qui ne se trouvait sans doute pas telle quelle dans les témoignages pré-pascals. Ainsi, chez Jean, lorsque Nathanaël, dès sa première rencontre avec Jésus, le proclame Fils de Dieu (Jn 1, 49). Ou chez Matthieu, qui transcrit la confession de Pierre à Césarée : « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », au lieu du : « Tu es le Christ », dans Marc, qui reflète sans doute la tradition primitive.

Mais si le récit évangélique avait été construit pour illustrer une christologie, on devrait s’étonner de la sobriété et de l’archaïsme de la christologie des évangiles, au moins des trois synoptiques. On peut d’abord remarquer que Jésus y est presque toujours désigné par son nom propre, jamais « le Christ » ou « Jésus-Christ » comme on l’appelait couramment dans l’Église apostolique (et qu’on trouve par exemple chez Paul) ; seul Luc l’appelle parfois « le Seigneur », titre certainement post-pascal, du moins dans son sens fort. Il peut sembler étonnant que des textes construits pour prouver que Jésus est le Fils de Dieu puissent mettre en scène un Jésus qui se présente comme un simple rabbi, un prophète ou un thaumaturge. Les exemples sont trop nombreux pour croire qu’ils ne sont que des vestiges archaïques, conservés par erreur dans les évangiles. Ils semblent bien, au contraire, être la preuve de l’immense fidélité que les évangélistes ont eue à l’égard de leurs sources, et donc de l’importance qu’ils ont attaché à ce que fut historiquement Jésus ; sans quoi ils auraient, sans scrupule, supprimé tous les passages qui pouvaient paraître gênants pour la foi.

Un autre exemple est celui de deux thèmes centraux de la prédication de Jésus d’après les Évangiles, et qui disparaîtront rapidement dans l’Église primitive au profit de thèmes plus explicitement christologiques : il s’agit du « Royaume de Dieu » et du « Fils de l’homme ». Il paraît hors de doute que ces deux expressions ont été fréquentes dans la bouche de Jésus, et qu’elles n’ont été conservées que par fidélité à ses paroles. On voit mal comment les évangélistes auraient conservé des paroles de Jésus sur la venue du Royaume de Dieu - alors que ce thème est remplacé dans la prédication de l’Église par l’attente du retour du Christ et que de telles paroles pouvaient laisser croire que Jésus n’était que l’annonciateur du Royaume - s’ils n’avaient tenu à affirmer que Jésus a effectivement parlé de la venue du Royaume. De même, pour le titre « Fils de l’homme », qui n’est plus utilisé par l’Église, déjà au temps des Épîtres aux Thessaloniciens (c’est-à-dire en 51) qui parlent de la venue du Seigneur dans les nuées (1 Th 4, 15-17), là où, dans les synoptiques, on parle du Fils de l’homme. Si les évangélistes ont pris le risque d’utiliser un mot qui n’était pas compris, et qu’ils auraient très bien pu, sans altérer la doctrine, remplacer par Christ ou Seigneur, c’est qu’ils avaient l’intention de rapporter très exactement la manière dont Jésus a parlé de lui-même. Sans cette extrême fidélité à ses paroles, ils n’auraient jamais conservé certaines phrases difficiles sur le Fils de l’homme, comme celle-ci, qui pourrait laisser croire que ce dernier est un personnage distinct de Jésus.

Celui qui aura rougi de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse,- le Fils de l’homme aussi rougira de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges (Mc 8, 38).

C’est d’ailleurs cette ambiguïté de l’expression « Fils de l’homme » - utilisée par Jésus pour décrire de façon mystérieuse sa mission - qui est sans doute la cause de son abandon par l’Église dès une époque ancienne [2].

Un dernier exemple : les annonces de la Résurrection le troisième jour. Ces dernières peuvent-elles être considérées comme le témoignage de ce que Jésus a réellement dit avant sa Passion (ce qui est d’une importance fondamentale pour la question de la conscience de Jésus), ou bien comme l’attribution fictive à Jésus de la confession de foi de l’Église en Jésus-Christ « ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1 Co 15,4) ? Or, il faut remarquer que la tradition la plus ancienne, celle de Marc, porte pour les trois annonces de la Passion et de la Résurrection la mention « après trois jours » (Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,34) au lieu de « le troisième jour » (Mt 16,21 ; 17,23 ; 20,19 ; Lc 9,22 ; 18,33), ce qui ne correspond ni à l’exactitude des faits, ni à la forme bien fixée du kérygme post-pascal. Elle ne peut se comprendre que comme provenant d’une tradition pré-pascale. De plus, comme l’a montré Jeremias [3], ces paroles sur les trois jours avaient un sens eschatologique, celui de l’action inouïe et soudaine de Dieu au temps de la fin. Ce fait, joint à l’usage, dans les annonces de la Passion et de la Résurrection, du thème du Fils de l’homme, montre que ces annonces sont moins des descriptions à l’avance des événements - qui pourraient bien avoir été faites après coup par les évangélistes - qu’un déchiffrement par Jésus lui-même, à l’aide d’images apocalyptiques, de son propre destin et de sa signification rédemptrice.

Existence d’une tradition pré-pascale

Si nous acceptons de considérer ces faits - et bien d’autres encore - non pas comme fortuits, mais comme des indices qui révèlent un aspect essentiel de la prédication apostolique, nous sommes conduits à admettre que la tradition de l’Église est fondée, dès le début, sur un ensemble de données, de témoignages, sur ce que fut, historiquement, Jésus, sur la façon dont il a vécu et parlé, sur ce qu’il a dit de lui-même et ce que ses disciples, à ce moment-là, ont cru qu’il était. Il est tout à fait juste de dire que la confession de l’Église : « Jésus est le Fils de Dieu » repose sur la foi en la Résurrection. Mais il ne s’agit pas d’une foi en une vérité métaphysique (même concernant la vie des hommes), isolée de toute signification historique ; il s’agit d’une foi qui s’enracine dans l’histoire, dans un ensemble de données concernant le personnage de Jésus, rapportées par une tradition, orale ou écrite. Dans ce cas, Luc, dans les Actes des Apôtres, nous donne une idée juste de ce qu’a pu être la première prédication en faisant dire à Pierre :

Vous savez ce qui s’est passé dans toute la Judée Jésus de Nazareth, ses débuts en Galilée, après le baptême proclamé par Jean ; comment Dieu l’a oint de l’Esprit-Saint et de puissance, lui qui a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable ; car Dieu était avec lui. Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu’il a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem, Lui qu’ils sont allés jusqu’à faire mourir en le suspendant au gibet. Dieu l’a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se manifester, non à tout le peuple, mais aux témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts (Ac 10, 37-41).

S’il en fut ainsi de la prédication apostolique, il n’y a aucune opposition entre l’Évangile, au sens du kérygme : « Jésus-Christ, mort et ressuscité, est le Fils de Dieu » et l’Évangile, au sens du récit de tout ce qui s’est passé depuis le baptême de Jean jusqu’à la Résurrection. Lorsque Paul fait allusion à l’Évangile qu’il a annoncé, nous ne pouvons en déduire, par un argument a silentio, que celui-ci ne comportait pas un enseignement sur les gestes et les paroles de Jésus. Dans ses épîtres, il ne s’agit plus d’une catéchèse élémentaire, mais d’un approfondissement sur certains points de doctrine, de morale, ou d’organisation de communautés.

Ainsi, la tradition de l’Église primitive suppose l’existence d’une tradition pré-pascale. Ce qui signifie que, dès avant la mort de Jésus, et peut-être même dès le début de sa prédication, on a commencé à retenir et à regrouper ses paroles, à raconter ses actions. Ceci est d’ailleurs tout à fait vraisemblable, compte tenu de ce que nous savons sur les procédés d’enseignement rabbinique [4].

Si la tradition post-pascale - celle de l’Église, fondée sur la Résurrection et la venue de l’Esprit - s’appuie sur ces traditions pré-pascales, ce n’est pas par hasard, comme si l’Église s’était un jour souvenu de leur existence et avait décidé de les utiliser. Mais cela signifie que ces traditions sur Jésus supposaient elles-mêmes déjà une certaine idée que les disciples se faisaient de Jésus et de sa relation avec Dieu, un embryon de foi. L’existence du groupe des apôtres dès avant Pâques suppose alors l’existence d’une confession de foi pré-pascale, bien imparfaite certes, mais néanmoins réelle. Autrement dit, l’épisode de la confession de Pierre à Césarée, rapporté par les évangiles synoptiques (Mc 8,29 ; Mt 16,16 ; Lc 9,20), a de fortes chances d’être authentique, de refléter ce que fut, à un moment donné du ministère de Jésus, la foi des apôtres. Il n’y a pas de raison d’y voir une élaboration tardive reportant fictivement avant Pâques la confession de foi de l’Église. Nous avons là au contraire un témoignage de la continuité entre la tradition pré-pascale et la tradition post-pascale, entre le Pierre de Césarée qui dit : « Tu es le Christ » (Mc 8,29) et celui de la Pentecôte qui proclame : « Dieu l’a ressuscité des morts, nous en sommes témoins » (Ac 3,15), continuité réelle entre l’avant et l’après Pâques, qui n’enlève rien au caractère absolument décisif de l’expérience pascale vécue par les disciples.

C’est pourquoi, si l’on veut sortir de l’opposition entre la christologie du Nouveau Testament et ce que Jésus avait conscience d’être, il est nécessaire de remonter à une « christologie » pré-pascale, c’est-à-dire à ce que les apôtres ont perçu de Jésus, à cette foi naissante et hésitante qui devra encore passer par l’épreuve de la Passion, par l’espérance née de la Résurrection, puis par l’effusion de l’esprit, pour devenir la foi de l’Église.

Foi des apôtres et conscience de Jésus [5]

Si l’on admet cette idée d’un fondement pré-pascal de la christologie du Nouveau Testament, alors le véritable problème qui se pose est celui du rapport entre la conscience même de Jésus, et la foi (pré-pascale) des apôtres, entre ce que Jésus, dans son intelligence d’homme, pensait être le sens qu’il donnait à sa vie et à sa mort, et ce que les disciples en ont perçu ou compris.

On peut en effet se demander si cette foi des apôtres a un quelconque rapport avec une prétention de Jésus lui-même à un rang divin ou quasi-divin. Est-il possible que cette foi soit uniquement le produit de l’esprit des disciples, impressionnés par la puissance et l’autorité de Jésus, au point qu’ils en aient conclu : « cet homme est Fils de Dieu ». Considérer un homme extraordinaire ou un héros comme un dieu est possible pour des païens [6]. Mais dans le contexte du monothéisme juif, cela est totalement impensable. Si les apôtres ont pu un jour croire que Jésus est, au sens propre, Fils de Dieu et qu’il l’était déjà dans sa vie mortelle, c’est qu’ils avaient pu alors en percevoir quelque chose, et que Jésus lui-même leur avait communiqué quelque chose de son expérience unique, c’est qu’il avait laissé échapper devant eux quelques paroles révélant ce qu’il vivait avec le Père.

Faut-il pour autant imaginer que Jésus, sachant qui il était, et ayant décidé de s’entourer de disciples, s’est mis à enseigner : « Je suis le Fils de Dieu », devenant ainsi le premier professeur de christologie ? Les apôtres n’auraient eu qu’à se souvenir de ces paroles, dont la véracité était démontrée par la Résurrection. Il est vrai que l’évangile de Jean pourrait sembler confirmer cette idée. Pourtant, le témoignage des évangiles synoptiques, qui, tout autant que l’Évangile de Jean, ont pour but de prouver que Jésus est le Fils de Dieu (comparer Mc 1,1 et Jn 20,31), est impressionnant : d’après eux, jamais Jésus n’a dit de lui-même : « Je suis le Messie », ou « le Fils de Dieu ». Ce sont toujours les autres qui le disent ; Jésus, tout au plus, approuve, et souvent recommande de ne le dire à personne.

Il semble donc que si Jésus était le seul à savoir qui il est (car nul autre ne peut imaginer ce qu’est être le propre Fils de Dieu), il a voulu que ses disciples en aient connaissance, non pas par une parole explicite : « je suis le Fils de Dieu », mais en comprenant qui il était d’après la façon unique dont il vivait, et en trouvant eux-mêmes des mots pour le dire. Jésus n’est pas professeur de christologie, mais il est celui qui suscite la foi, qui fait découvrir aux apôtres les premiers balbutiements de la christologie, comme la formule de Pierre à Césarée, la plus simple de toutes « tu es le Christ » (Mc 8,29).

Si l’affirmation : « Jésus est le Fils de Dieu » traduit l’expérience la plus intime - et, au sens strict, incommunicable - de Jésus, il fallait qu’une telle formule soit trouvée par ses disciples, pour qu’elle soit compréhensible par des hommes, qu’elle soit une parole humaine. Non qu’une parole de Jésus ne soit pas une parole humaine, puisqu’il est véritablement homme, mais parce qu’il faut qu’une confession de foi, une formule christologique, puisse être dite par un homme qui n’a pas fait cette expérience unique de la filiation que fut celle de Jésus.

Mais Jésus n’est pas seulement celui qui suscite des formules christologiques par la façon dont il vit et dont il parle ; il est aussi celui qui les authentifie : dans les affirmations balbutiantes de ses disciples, dans les comparaisons imparfaites qu’ils tirent des Écritures, Jésus reconnaît qu’elles disent quelque chose de ce qu’il est. Après que Pierre a affirmé : « tu es le Christ », Jésus confirme en disant : « tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car cela ne t’est pas venu de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 16-17). A travers les formules inventées par les apôtres, Jésus reconnaît le témoignage que le Père rend à son Fils, dans l’Esprit ; en ce sens, ces formules traduisent authentiquement son être de Fils.

On peut donc dire que Jésus a eu une « christologie implicite », par sa façon d’agir, d’enseigner, et aussi de laisser parfois échapper quelques mots traduisant sa relation avec le Père. Si par cette christologie implicite, il a suscité la christologie explicite des disciples, ébauche de ce que sera la christologie de l’Église, cela signifie que cette dernière, quel que soit son degré d’élaboration, ne pourra jamais épuiser celle de Jésus. Autrement dit, cette dernière est implicite à cause de sa richesse même, parce qu’aucun mot ne peut la contenir. Il ne faudrait pas en conclure que la christologie des apôtres et de l’Église n’est qu’une façon parmi d’autres de traduire ce qu’ils ont perçu de Jésus. En effet, si Jésus a authentifié leurs formules, cela signifie que la christologie de l’Église est, en fait, rigoureusement identique à celle de Jésus, en même temps qu’elle est transcendée par elle [7]. En reconnaissant la formule christologique de Pierre, Jésus en fait le roc sur lequel est fondée la foi de l’Église, le témoin véritable de la norme de cette foi, qui a reçu pouvoir de lier et délier au nom de Dieu (cf. Mt 16, 18-19).

Partis du problème de la conscience de Jésus comme exemple du passage de la critique littéraire à la critique historique, nous avons été conduits à énoncer l’idée d’une continuité entre l’expérience historique pré-pascale des disciples et leur prédication post-pascale. Non seulement les récits et les discours rapportés par les évangélistes ont de fortes chances de provenir, à travers une tradition sûre, des gestes et des paroles mêmes de Jésus, mais surtout le kérygme lui-même, la foi de l’Église en Jésus-Christ, Fils de Dieu, se fonde sur ce que les apôtres ont perçu de lui au cours des années de son ministère, sur cette « christologie implicite » qui se dégageait de sa vie et de son enseignement, et donc, ultimement, de la conscience qu’il avait de sa mission. Ainsi, la foi en la filiation divine - au sens strict - de Jésus, ne provient pas seulement de l’expérience décisive de la Résurrection, mais peut-être surtout de ce que les douze ont pu percevoir de l’intimité de leur Maître avec Celui qu’il appelait son Père.

S’il en est bien ainsi, le problème du rapport entre le texte évangélique et l’histoire se pose autrement. En effet, tant qu’on se limite aux « paroles mêmes » ou aux « gestes mêmes » de Jésus, on ne se pose que le problème de l’exactitude matérielle avec laquelle les évangélistes les ont rapportés. De même, s’il s’agit d’étudier ce qu’était la doctrine de Jésus de Nazareth, comme de tout autre rabbi, on est réduit à comparer l’écho qu’en donnent ses disciples, et en ce domaine, la certitude est bien difficile à établir. Mais si nous nous intéressons à la « conscience même » de Jésus, nous dépassons le problème de l’exactitude matérielle ou de la fidélité aux idées pour atteindre ce que des mots ne peuvent contenir : la personnalité d’un homme, ce qui fait le plus intime de lui-même. C’est cela qui de toute évidence les a marqués, même s’ils n’ont pas tout de suite tout perçu. Ce n’est qu’à la lumière de cette rencontre avec une personnalité hors pair, qui les dépassait tout en les touchant au plus profond, qu’ils ont gardé des bribes de ses enseignements et le souvenir de certains gestes. C’est surtout la raison pour laquelle ils ont jugé utile de les transmettre. La christologie implicite de Jésus est donc le noyau de la tradition évangélique.

Pierre Julg, Pierre Julg, né en 1959, marié, quatre enfants. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de mathématiques. Professeur à l’Université d’Orléans. Membre du comité de rédaction de la revue Communio.

[1] Il faudrait parler ici de l’œuvre considérable, quoique si discutable, de l’exégète Rudolf Bultmann. Voir par exemple R. Bultmann, Jésus, mythologie et démythologisation, trad. fr. Paris, Seuil, 1968.

[2] Jacques Guillet, Jésus devant sa vie et sa mort, Aubier, 1971, p. 61-73 et 137-158.

[3] Joachim Jeremias, « Les paroles des trois jours dans les Evangiles », in Herméneutique et Eschatologie, Aubier, 1971, p. 187-195.

[4] Voir à ce sujet la thèse de l’exégète suédois Birger Gerhardsson, Memory and Manuscript : Oral Tradition and Written Transmission in Rabbinic Judaism and Early Christianity, Upsal, 1961 (trad. anglaise 1963).

[5] Nous nous inspirons ici de Jacques Guillet, op. cit., p. 9-21.

[6] Voir l’épisode d’Actes 14, 11-18, où Paul et Barnabé sont pris pour des dieux.

[7] Hans Urs Von Balthasar, « La conscience de Jésus et sa mission », In Nouveaux points de repère, Communio-Fayard, 1981, p. 161-174.

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