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L’homme à l’écoute du Verbe, dialogue avec Karl Rahner

Alexis Fogelman

La question du rapport entre l’être et l’histoire est au cœur de la pensée de Joseph Ratzinger. Cette question possède de multiples facettes. Dans sa thèse d’habilitation sur saint Bonaventure, Ratzinger se penche sur le caractère historique de la Révélation et de la compréhension de celle-ci : comment comprendre le lien entre la Révélation, définitivement achevée en Jésus-Christ, et notre assimilation progressive, donc historique, de celle-ci ? Un autre aspect de la question du lien entre l’être et l’histoire relève de la question du salut : « Comment l’histoire peut-elle servir de médiatrice vers l’essentiel, ou bien quand est-elle aliénation par rapport à l’essentiel ? » C’est la question que Ratzinger pose dans son texte « Salut et histoire » [1] (p. 175). Cet article est d’une importance capitale puisqu’y figure toute une discussion de la pensée du P. Karl Rahner s.j. (1904-1984), pensée dont les préoccupations fondamentales sont similaires à celle de Ratzinger mais dont les réponses diffèrent fortement. À travers la restitution de ce débat nous chercherons à saisir les enjeux de ce questionnement et la spécificité de la réponse ratzingérienne.

Position de la question

Dans sa forme chrétienne, le problème du rapport entre histoire et salut se trouve caractérisé par deux éléments en tension : la personnalisation et l’universalisation. D’une part le salut est personnalisé dans la mesure où il est médiatisé par une personne particulière, Jésus de Nazareth. D’autre part, ce salut est universel. « Ce qui est visé est donc justement l’humanité tout entière par la suppression de toutes les histoires particulières, dont le salut partiel est considéré comme étant essentiellement comme le contraire du salut » (p. 171). La tension réside dans le fait que l’absolutisation d’un événement particulier ne s’accompagne pas d’une valorisation des histoires particulières mais vient justement les relativiser en révélant leur caractère partiel et inachevé.

Par rapport aux deux options initiales, le christianisme présente une position intermédiaire. D’un côté les chrétiens voient dans le temps de l’Église un temps nouveau, qui relègue le passé dans une sorte de préhistoire du salut en même temps qu’ils attendent le retour du Christ, événement à la foi historique et post-historique. D’un autre côté, tous ces éléments sont bien historiques, si bien qu’on peut avec raison parler d’une réalisation du salut dans l’histoire.

On trouve cependant, au sein du christianisme, des courants qui remettent ceci en question en identifiant le mouvement historique à une décadence à laquelle il faut s’arracher. Ces courants trouvent leur aboutissement chez Luther, dont la pensée réalise un double renversement :

Si jusqu’à présent la continuité de cette histoire avait été constitutive de la conception du christianisme comme histoire du salut, voici qu’à présent le christianisme apparaît essentiellement sous le signe de la discontinuité. Si jusqu’à présent la chrétienté s’était formée essentiellement comme société et comme Église, voici qu’à présent ce qui est déterminant est le « pro me », la conviction que ce qui est concerné est l’individu avec toute la discontinuité que cela comporte en définitive. (p. 173)

Puisque l’idée de continuité trouve son expression philosophique dans l’ontologie, c’est-à-dire dans la réflexion sur l’être, c’est elle qui sera combattue. Les protestants y verront la trace d’une corruption hellénistique du christianisme. Rejeter la philosophie, et en particulier l’ontologie, sera le gage d’un christianisme plus authentique, plus proche de la foi des apôtres. L’outil de cette opposition à l’ontologie sera la notion d’histoire du salut.

Enfin, puisque le concept de l’Incarnation apparaît comme le point d’ancrage essentiel de l’ontologie dans la théologie, on y oppose de façon antithétique une accentuation spéciale sur la croix comme axe essentiel de l’événement chrétien, la croix comme expression d’une discontinuité radicale. (p. 174)

À l’époque contemporaine, cette opposition entre histoire et ontologie prend des formes nouvelles. L’influence du marxisme et de l’existentialisme alimente des théologies de l’espérance dans lesquelles le présent et le passé sont dévalorisés au profit du futur. On voit ici la marque de la pensée du philosophe marxiste hétérodoxe Ernst Bloch [2] (1885-1977), qui définissait sa pensée comme une « ontologie du futur » [3], au sens où ce qui est n’est que pour être nié (dans un processus d’affirmation d’une espérance future). Dans une telle configuration, le simple fait d’affirmer qu’il existe une nature humaine constitue une source d’aliénation. N’est acceptable que l’idée de l’homme comme projet. Autrement dit, l’homme est ce qu’il fait de lui-même et rien ne préexiste ni ne régule cette création de soi.

La recherche de l’unité entre l’histoire et l’essence : la pensée de Karl Rahner

Après avoir présenté la position « discontinuiste », Ratzinger expose la conception alternative. Celle-ci se trouve face à un problème fondamental : accepter un lien entre histoire et ontologie oblige à formuler de manière satisfaisante les rapports complexes et conflictuels qu’entretiennent le particulier et l’universel.

C’est ici que s’insère la discussion de l’œuvre de Karl Rahner. Dans un de ses premiers écrits, L’auditeur de la Parole [4], celui-ci traite de manière particulièrement pénétrante cette question du rapport entre le particulier et l’universel. Le point de départ de son interrogation réside dans la tension entre la théologie naturelle classique et la Révélation. Alors que la première prend la forme d’une métaphysique et comprend donc une série d’affirmations intemporelles sur Dieu (envisagé dans son être, dans sa toute-puissance, son éternité, etc.), la seconde nous montre un Dieu qui se manifeste dans l’histoire, c’est-à-dire dans le particulier. De plus, soit ces deux sources entrent en conflit (quand elles semblent affirmer des choses contradictoires), soit elles s’accordent, auquel cas il devient naturel de se demander si la Révélation n’est pas redondante. Cette tension conduit Rahner à proposer une théologie naturelle alternative. Plutôt que de mettre au centre une connaissance philosophique de Dieu, il convient de partir de l’anthropologie. C’est en décrivant l’homme comme un auditeur de la Parole, c’est-à-dire comme « un être qui attend quelque chose qui lui vient de l’extérieur, une parole lui venant de l’histoire, une révélation » (p. 179) qu’il devient possible de concilier l’universel et le particulier. L’universel se trouve dans cette ouverture de l’homme, mais cette dernière n’est pas ouverture à un autre universel. Bien au contraire, elle attend quelque chose de particulier. Elle ne peut être comblée que dans l’histoire.

Le caractère nécessaire de son essence est renvoyé au fortuit de l’histoire. Ce fortuit d’une histoire qui vient à lui de façon "particulière" de l’extérieur, est pour lui non pas un accident dont il pourrait se passer, qui n’apporterait et ne retrancherait rien à son essence ; c’est exactement la forme selon laquelle son essence en vient à être elle-même. (p. 180)

Les difficultés liées à la position rahnérienne apparaissent lorsqu’il s’agit de préciser le contenu de cette révélation. Afin de préserver le caractère universel de celle-ci, il défend l’idée selon laquelle l’histoire chrétienne est la forme particulière d’une histoire universelle déjà expérimentée par tout homme mais de manière confuse. Les éléments singuliers du christianisme sont minimisés ou lus à travers des catégories universalisantes, afin que l’histoire du salut puisse être déjà présente en dehors du christianisme. Pour ne pas dissoudre la théologie dans la philosophie de l’histoire, Rahner réalise deux mouvements. Tout d’abord il caractérise le christianisme comme « une prise de conscience particulièrement réussie de ce qui est toujours donné, quelle que soit la conscience plus ou moins grande qu’on en a » (p. 181). Le propre du christianisme ne relève pas de l’événement mais de la pensée : en lui, ce qui est déjà présent toujours et partout devient pleinement accessible à la conscience. Ensuite, Rahner élimine certains éléments considérés comme propres au christianisme (en particulier l’histoire de l’Ancien Testament) en relativisant leur singularité. Ne subsiste véritablement que la figure de Jésus-Christ, unique réalité particulière de l’histoire chrétienne.

Parce que l’essence universelle de l’homme se réalise pleinement dans le Christ, Rahner défend l’idée que tout homme qui assume son existence dit « oui » au Christ :

Être chrétien c’est accepter l’existence dans une inconditionnalité absolue. En fin de compte ce n’est donc rien d’autre qu’une réflexion expresse de ce qu’est de façon générale le fait d’être homme. Et dans une dernière étape cela prend la forme que voici : « le chrétien n’est pas tellement un cas particulier de ce qu’est l’homme en général, mais simplement l’homme tel qu’il est ». (p. 183)

Mais, demande Ratzinger après cet exposé de la pensée rahnérienne, est-ce une réponse satisfaisante ? « Est-il bien vrai que le christianisme n’ajoute rien au général, qu’il se contente de la rendre conscient ? » (p. 183) L’idée selon laquelle le chrétien est l’homme tel qu’il est, en plus d’être discutable du point de vue factuel, soulève de nombreuses questions. Le récit biblique semble nous dire que l’homme tel que nous le connaissons est blessé, amoindri par son péché. C’est par une conversion qu’il accède à une existence authentique. La proposition de Rahner semble incapable de rendre compte de cette conversion nécessaire. Bien au contraire, ses conséquences spirituelles vont plutôt dans le sens d’une « spiritualité de l’acceptation de soi » et d’une « identification de la réalité humaine en général avec la réalité chrétienne » (p. 186).

La réponse de Joseph Ratzinger : une théologie de l’amour et de la liberté

Parce que, selon Ratzinger, la réalité appelle plus un refus qu’une acceptation, la théologie doit se construire en consonance avec une spiritualité de la conversion. Pourquoi Rahner n’y parvient-il pas ? Ratzinger donne deux raisons à cet échec. Premièrement, Rahner est trop ambitieux. Il tente de produire une synthèse théologique et philosophique qui englobe la totalité du réel. Or un tel projet est démesuré. Même les sciences contemporaines (en particulier la biologie et la physique) insistent sur la place du hasard et donc de la contingence dans la nature. Il n’est pas possible de formuler des principes dont on pourrait déduire l’ensemble de la réalité. Sur le plan de l’humanité, la liberté humaine fait également échec à toute tentative de systématisation. Or, et c’est là la seconde cause de l’échec de Rahner, celui-ci a une conception idéaliste de la liberté comme autoréalisation (c’est-à-dire comme capacité de se réaliser soi-même). Réalisée depuis toujours, selon l’expression de Rahner lui-même, cette liberté ne paraît pas pouvoir se distinguer de celle de Dieu. Si l’essence de l’homme ne fait que prendre conscience d’elle-même dans la foi, on ne peut voir comment celle-ci peut jouer un rôle dans l’édification de la liberté : cette dernière est déjà présente et réalisée. Ceci semble impliquer l’état actuel de l’humanité est déjà l’actualisation de sa liberté. Mais il apparaît alors que la liberté est identique au déploiement de l’histoire. N’est-on pas conduit, en ce cas, à identifier liberté et nécessité ?

Parce qu’elle se veut une synthèse cohérente de l’essence et de l’histoire, la pensée de Rahner est une philosophie de la nécessité, même si celle-ci est décrite comme un processus de liberté. Or, écrit Joseph Ratzinger, toute théologie qui veut affirmer la centralité de la conversion se doit de renoncer aux charmes de la synthèse englobante. C’est la faiblesse du christianisme de ne pouvoir proposer un discours embrassant la totalité du réel. Mais cette faiblesse est aussi sa force. Parce qu’elle peut affirmer la réalité de la liberté, la pensée chrétienne ouvre la possibilité de l’innovation radicale et imprévisible, dont l’illustration la plus flagrante est la vie du Christ. Parce que sa personne est la manifestation de cette liberté, le Christ « devient par là la figure centrale de l’histoire en général » (p. 189).

Une telle liberté peut alors devenir le modèle d’intelligibilité qui explique que Dieu peut conduire librement au salut toute liberté, sans que s’ensuive une cohérence perceptible par nous. (p. 189)

L’homme n’accède pas au salut en prenant conscience de lui-même mais en engageant sa liberté dans un acte d’arrachement à soi-même, c’est-à-dire dans une conversion. Dans un dernier paragraphe, Ratzinger développe de manière succincte les éléments fondamentaux d’une pensée centrée sur la liberté :

Une telle philosophie de la liberté et de l’amour est en même temps une philosophie de la conversion, de la sortie de soi, de la transformation ; elle est aussi par là même une philosophie de la communauté et de l’histoire d’une histoire véritablement libre. L’homme trouve le centre de gravité de son moi non en lui-même mais hors de lui. Il a pour ainsi dire son point d’ancrage non en lui-même mais hors de lui. C’est là que trouve son fondement le reste encore obscur, le caractère fragmentaire de tous les efforts pour saisir l’unité de l’histoire et de l’essence. La tension entre l’ontologie et l’histoire a en définitive son fondement dans la tension de la nature elle-même qui a besoin d’être hors d’elle-même pour pouvoir être elle-même ; elle a son fondement dans le mystère de Dieu qui est liberté, et qui pour cette raison appelle chaque particulier par son nom, inconnu de tout autre : c’est ainsi que, dans le particulier, le tout se communique à chacun. (p. 189-190)

Si nous reprenons la question initiale, à savoir celle du lien entre ontologie et histoire, nous nous rendons compte que Joseph Ratzinger cherche à élaborer une position équilibrée. Il développe une anthropologie « ouverte » dans laquelle l’homme est un être incomplet, essentiellement ouvert à l’autre, c’est-à-dire à Dieu et à son prochain, et qui ne peut donc vivre de son propre fonds mais dont l’existence est tissée de relations (c’est pourquoi le passage cité parle de « philosophie de la communauté »). Dans cette théologie, l’histoire est à la fois le lieu de l’aliénation et celui du salut. La clé de cette énigme réside dans la liberté. Il n’est pas de liberté sans histoire. Parce que c’est dans l’histoire que s’exerce la liberté et parce que celle-ci est le moyen de la conversion, l’histoire peut devenir le lieu du salut. Toutefois, si cette liberté se renonce elle-même en tentant de trouver son centre de gravité en elle-même et non en Dieu, alors l’histoire devient le théâtre de l’aliénation. Puisque l’être de l’homme est d’être au dehors de lui-même il ne peut être lui-même que dans l’histoire. Cette manière d’articuler histoire, ontologie et salut appelle une mise à l’épreuve. On ne pourra l’accepter qu’après avoir examiné la théologie de l’histoire qu’elle implique. À cet égard, il faudrait voir si la liberté n’entre pas en conflit avec la continuité nécessaire à la vie de l’Église.

Alexis Fogelman, né en 1989, étudiant en M1 de philosophie des sciences.

[1] Joseph Cardinal Ratzinger, « Salut et histoire », Les Principes de la théologie catholique, Paris, éditions Parole et Silence et Pierre Téqui, 2008, p. 168-190.

[2] Le principe espérance, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991. Traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart.

[3] Ratzinger discute cette idée dans son petit ouvrage Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Paris, Fayard, 2005).

[4] L’auditeur de la Parole, Paris, Éditions du Cerf, 2013. Cette édition contient les deux versions de l’ouvrage : celle de 1941 et celle de 1963.

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