Rechercher

L’hospitalité du langage

Charles-Olivier Stiker-Métral

Face à une actualité éditoriale qui donne à diverses traductions de la Bible une place de premier plan, peut-être faut-il, avant toute chose, s’interroger sur la légitimité du fait de traduire la Bible. En effet, si cette pratique est bien attestée dès les derniers siècles avant notre ère, deux approches en sont possibles. On peut, en effet, considérer les faits, tenter une histoire des traductions et, en-deçà, de chaque traduction, et des enjeux singuliers qui sont le siens.

Plusieurs articles de la présente livraison font le point sur certaines des traductions les plus marquantes de l’histoire du Christianisme. A côté de cette réflexion historique, peut-être est-il nécessaire de proposer une réflexion théorique. En effet, le fait de traduire un texte considéré comme la Parole de Dieu ne va pas de soi. L’exigence de la révélation est la fidélité du croyant à cette parole qu’il a reçue. Or cette problématique est au coeur de l’acte de traduire : pour employer une formule de Paul Ricoeur, la traduction propose « une équivalence sans identité » [1]. Il y a dans la traduction un paradoxe, qui est celui de la recherche d’une fidélité jamais réalisée, et le traducteur est confronté à un dilemme entre fidélité et actualité. La traduction se veut restitution du sens premier, mais, aussi bien, elle est le lieu de tous les malentendus. Si le paradoxe et le dilemme valent pour tout texte, ils prennent une gravité particulière dans le cas de la Parole de Dieu. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un problème seulement technique, mais la traduction y prend une dimension éthique, et engage le traducteur, ainsi que la communauté des lecteurs croyants, dans une démarche risquée, où ce qui est en jeu est rien moins que la transmission de cette parole, où Dieu se révèle. Ainsi, la légitimité de la traduction du texte sacré ne va pas de soi, et pourtant, elle a lieu. Il se pourrait donc que le fait que le texte biblique soit susceptible d’être traduit indique quelque chose sur la nature de la parole divine et son mode de communication.

Après Babel

Peut-être faut-il commencer par s’interroger sur le sens que la tradition judéo-chrétienne accorde à la pluralité des langues. L’épisode de Babel invite à replacer ce fait dans la succession des premiers chapitres de la Genèse, à la fois porteurs d’un constat sur la condition humaine et répétitions successives de la rupture originelle instaurée par la désobéissance d’Adam. Un tel récit indique donc dans un même mouvement la dispersion des langues, signe du clivage entre les groupes humains, et la séparation entre cette humanité et Dieu. Après Babel, non seulement les hommes sont des étrangers les uns pour les autres, mais, plus fondamentalement peut-être, Dieu et l’homme sont devenus des étrangers. A l’unité première du groupe humain, qui peut être comprise comme une image de l’unité et de l’unicité divines, se substitue sa diversité, sa pluralité.

Le drame de la rupture originelle se rejoue ici dans l’ordre du langage. Il y a là, sans doute, un épisode fondateur pour la condition humaine comme pour l’économie de la Révélation. Désormais, l’action salvatrice de Dieu passera par l’alliance qu’il établira entre un peuple choisi parmi cette multitude et par le dialogue qu’il instaurera avec ce peuple dans sa langue. L’universalité de la destination de la parole divine se produit paradoxalement par la médiation d’une de ces langues qui sont le signe de la division.

Nous sommes donc dans le temps d’après Babel, dans le temps où la communication entre les hommes s’est opacifiée du fait de la pluralité des idiomes. Mais on peut avoir deux perceptions de ce drame de Babel : on peut y voir en effet la naissance de la confusion, du contresens, de l’incommunicabilité, comme on peut à l’inverse voir dans le fait de la pluralité des langues la naissance de la traduction, c’est-à-dire d’une richesse de sens nouvelle dans le passage d’une langue à l’autre, la naissance d’un âge de l’interprétation, à la fois risquée et féconde. A l’échelle non plus de l’individu, mais de l’humanité, Babel serait peutêtre quelque chose comme la naissance du dialogue.

On comprend mieux alors ce que signifie le fait que la communauté croyante soit autorisée à traduire la Bible : la Parole de Dieu se donne dans cet espace où notre tâche est de construire le sens et de nous approprier notre relation à ce sens, elle se donne dans ce dialogue avec son peuple. C’est précisément dans ce temps de l’après Babel que Dieu parle à l’humanité, selon les modalités inaugurées par le drame de la différentiation des langues. Babel est peut-être aussi une heureuse faute, après laquelle la traduction et l’interprétation deviennent les tâches de l’humanité.

Traduction et relation

A partir de ce récit inaugural, il est possible de faire de la traduction une figure de la communication de la Parole de Dieu. En effet, la traduction est, fondamentalement, l’instauration d’une relation. Sa fonction est de combler une distance entre le familier et l’étranger, de conférer à l’étranger la plus grande familiarité possible. Cette parole de Dieu, lointaine depuis la désobéissance, s’actualise dans la révélation biblique sous la forme d’une parole singulière. Or la traduction est bien, de la même manière, actualisation dans une langue donnée d’une parole étrangère. Paul Ricoeur parle à ce sujet, en une belle formule, de « l’hospitalité langagière » [2]. Loin d’être une parole figée dans une langue intraduisible, la Parole de Dieu vient faire sa demeure dans ces langues humaines de l’après Babel. Une relecture du prologue de saint Jean pourrait sans doute éclairer le statut même de la Parole de Dieu, parole unique et originelle qui vient habiter les langues humaines, avec toutes leurs vicissitudes. Il y a là quelque chose comme une kénose du Verbe dans la révélation biblique. Cette hospitalité permet à la Parole de Dieu d’habiter au coeur de ce qui constitue l’homme en être de langage. Traduire consiste alors, conjointement, à amener la Parole de Dieu à hauteur d’homme, et à amener l’homme à une familiarité avec cette Parole de Dieu. Conjointement, les langues humaines se trouvent dotées d’une capacité à dire Dieu qui les renouvelle et les vivifie. Pour le croyant, l’univers de la langue n’est peut-être plus le même. Sans doute est-ce seulement dans des langues déjà habitées par la Parole de Dieu grâce aux traductions de la Bible qu’il y a place pour une authentique « écriture » confessante. Dans la traduction se joue donc le rapport à l’altérité divine : la traduction des livres saints figure la relation entre le semblable et le tout-autre inscrite au coeur de la relation entre l’homme et son Créateur.

Cette question de la relation à l’autre se double dans le cas de la traduction de la Bible de la question de la relation à l’origine. En effet, entre le texte premier et le texte traduit s’intercale l’histoire du texte et de ses lectures. Traduire, dans la perspective de la Révélation chrétienne, où, selon la formule du P. de Lubac, « Dieu se dit dans l’Histoire », est peut-être autant revenir à l’origine que prendre acte de l’épaisseur de l’histoire. Parce qu’elle est relation, la traduction ne saurait être seulement un retour à l’origine : elle institue, à travers les deux langues, un dialogue entre l’actuel et l’originel. Il se peut en effet que, loin d’opacifier le sens, les diverses interprétations et lectures qui ont été faites avant nous participent à notre propre appropriation de ce sens. En cela une traduction de la Bible se situe toujours dans une relation de filiation par rapport aux autres traductions qui l’ont précédée. Traduire, ce n’est donc pas trahir l’origine, mais la rendre présente.

Une nécessaire médiation

La traduction de la Bible indique bien le statut de médiation du texte biblique. Sans doute faut-il voir dans le régime écrit, textuel, de la Révélation une des caractéristiques majeures du christianisme. En effet, le fait qu’il y ait un texte, destiné à être non pas seulement lu, mais interprété, suppose que l’économie de la Révélation se fasse sur le mode de la médiation. Nous avons donc accès à la Parole de Dieu par la médiation d’un texte, avec ses fonctions, son histoire, ses formes, son style. La traduction participe donc au processus de « distanciation » qui est à l’oeuvre dans ce régime écrit de la Révélation que Paul Ricoeur décrit ainsi :

Grâce à l’écriture, la parole s’étend jusqu’à nous et nous atteint par son « sens » et par la « chose » dont il s’agit en elle, et non plus par la « voix » de son proclamateur. [3]

Le Christianisme, loin de figer la parole de Dieu dans son énonciation, s’attache à la faire advenir comme disant toujours plus que son sens premier. Cette parole est bien adressée, au-delà de son sens littéral, à chaque croyant. La compréhension n’est pas seulement alors un acte intellectuel, mais un acte existentiel dans lequel comprendre le texte, c’est aussi et d’abord se comprendre devant le texte.

Le temps de la Révélation, confondu avec celui de la traduction, est un temps de l’entre-deux, entre la dispersion provoquée à Babel et l’avènement d’un temps de l’immédiateté, annoncé à la Pentecôte. L’épisode des Actes des Apôtres, en effet, répond à celui de Babel, lorsque chacun entend les apôtres parler dans sa propre langue, en une proclamation prophétique puisqu’elle annonce cette foule immense de toute race, langue, peuple et nation dont il est question dans l’Apocalypse. Mais cette prédication des apôtres est précisément ce que n’est pas et ne sera jamais le mode de révélation biblique. La Pentecôte annonce une ère de l’immédiateté, mais elle ne l’inaugure pas. Nous restons, par rapport à la Révélation, dans le temps ambigu de l’interprétation, dont la traduction est, comme le rappelle Georges Steiner, une des modalités [4].

Cette approche herméneutique de la traduction, appliquée au texte biblique, permet de déceler certaines propriétés de la façon dont la Parole de Dieu se communique à l’homme. Loin de se figer en une langue et en un discours qu’il s’agirait seulement de connaître, de révérer et de méditer, le propre du régime chrétien de la parole est de s’adresser à tout lecteur, de faire advenir dans sa lecture quelque chose du royaume annoncé. La traduction indique alors cette capacité de la Parole de Dieu à venir habiter les langues des hommes, à se laisser saisir par ces langues, tout en les bouleversant en profondeur. Dans cette perspective, la traduction de la Bible n’est plus un simple donné, mais une tâche proprement théologique, peut-être une tâche mystique. Une tâche infinie.

Charles-Olivier Stiker-Métral, né en 1976, marié, pensionnaire de la Fondation Thiers.

[1] « Le paradigme de la traduction », Le Juste 2, Paris, Editions Esprit, 2001, p.134.

[2] Article cité, p. 135.

[3] « Herméneutique philosophique et herméneutique biblique », Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, p. 125.

[4] Cf. Georges Steiner, Après Babel, une poétique du dire et de la traduction, éd. Albin Michel, Paris, 1978.

Réalisation : spyrit.net