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L’inconscient, la grâce et la liberté

P. Michel Gitton

Je voudrais d’abord me placer en théologien face à la question de l’inconscient, et d’abord définir exactement ce que la théologie peut dire sur ce sujet, parce que la foi n’est pas un savoir comme les autres, et j’ai encore dans l’oreille ce qui a été dit : « la foi n’est pas une gnose ». La gnose est un parasitage de la foi chrétienne. La gnose, mot qui vient du langage des hérésies des premiers siècles, confond la science, c’est-à-dire ce qu’on peut savoir par son enquête, par sa réflexion, avec la foi, c’est-à-dire l’adhésion à Dieu. « Lénine croyait qu’il savait, en fait il ne savait pas qu’il croyait », disait Besançon. Je crois que c’est assez juste : ce mélange entre une fausse science et une fausse foi caractérise la gnose.

Foi, science et philosophie

Face à l’inconscient, mon propos est celui du théologien, et d’un théologien qui veut se garder de toute gnose, d’un parasitage simultané par une fausse science et une fausse foi. La foi n’a pas de lumières particulières sur la manière de soigner les corps et les esprits. Pas plus que la foi ne nous donne la clé du fonctionnement des astres et des planètes. Il y a une compétence qui est celle de la science, devant laquelle la foi s’incline et accueille avec reconnaissance ceux qui s’y adonnent. On a beaucoup parlé de la christian science, ce groupe qui prétend tirer de l’évangile des recettes sur la manière de se soigner, de se nourrir, des recettes en matière hygiénique ou biologique. C’est une erreur qui ne peut faire que du mal au christianisme : à chaque fois que nous avons essayé un peu trop de tirer la foi dans ses conséquences en matière de réalités qui relèvent de la science, on l’a payé cher ; l’histoire de Galilée n’est peut-être pas tout à fait pour rien dans ce problème. En revanche, le christianisme accueille avec bienveillance tout ce qui peut sérieusement contribuer au bonheur de l’homme. Notre Saint Père le Pape le rappelle, l’Église promeut la science, la technique. Nous ne pensons pas que Dieu serait diminué parce que la connaissance humaine se développerait ; c’est l’inverse. Il est au contraire grandi, et l’homme est mieux défendu, mieux soigné et plus capable d’affronter l’existence.

Dans un autre domaine, la foi dialogue avec la philosophie. Je ne serai pas toujours d’accord avec certains. Je vais m’avancer en mon propre nom. Je crois que la foi n’a pas ici à laisser complètement le terrain à la philosophie en se réservant les conclusions les plus lointaines. Il me semble que la foi, sous sa forme réfléchie, ce qu’on appelle la théologie, se doit de dialoguer sérieusement avec les philosophies, qui ont toutes élaboré plus ou moins une anthropologie, c’est-à-dire une théorie de l’homme. Ces anthropologies ne sont jamais innocentes. Réflexions humaines qui essaient de connaître l’homme, ces anthropologies sont critiquables, et le rôle de la foi est de les critiquer. Je ne pense pas qu’Aristote soit plus exempt qu’un autre de reproches dans ce domaine-là. Même si son étude de l’homme est certainement très intéressante, je ne crois pas que nous soyons forcément tenus de l’accueillir. En tous cas, la foi doit jouer un rôle critique vis-à-vis de toutes les visions que l’homme livré à lui-même se fait de sa propre humanité. Il est trop clair que la plupart du temps, ces visions sont tronquées, incomplètes. Pour tous les philosophes de l’Antiquité, par exemple, l’esclavage pouvait être considéré comme une chose normale et légitime, et Aristote lui-même ne manque pas de justifier l’esclavage, au nom d’une vision de l’homme qui n’est pas juste, qui réduit certains hommes à être simplement une machine de travail, un être qui dispose simplement d’une force physique qu’il peut mettre au service d’un homme plus éclairé que lui. Aristote a tort : l’homme c’est autre chose, l’homme c’est cette étincelle de vie divine mise en lui par Dieu, qui est promise à la relation à Dieu, et qui, à ce titre, a une dignité particulière qui est commune à tous les hommes.

Le secret de la personne humaine

Je prendrai comme définition de l’homme celle qui nous vient du cardinal de Bérulle, le fondateur de l’École française de spiritualité, qui disait : « l’homme, c’est un néant capable de Dieu ». C’est une belle image ; néant parce que c’est vrai qu’il est tout petit au milieu des êtres, il est même moins doué par bien des côtés que l’animal, il n’a presque pas d’instinct, il n’a pas de grosses défenses, il n’a pas de pelage qui le mette à l’abri des intempéries, et néanmoins, ce tout-petit est capable de Dieu, c’est-à-dire qu’il a en lui un vide infini que seul Dieu peut combler. Sa nature, c’est de ne pas en avoir, si je puis dire. La nature de l’homme c’est d’être en attente d’une rencontre avec Dieu et avec le Christ pour lequel il a été fait, et c’est pour cela d’ailleurs qu’il est devenu intelligent. Comme il était fait pour une fin qui le dépassait, il a été obligé de toujours dépasser ses acquis, de chercher ailleurs son bien sans jamais se contenter de ce qu’il avait.

La théologie nous enseigne donc que le secret de la personne humaine ne peut jamais se confondre avec tout ce qu’on en aperçoit au premier abord : l’homme n’est ni un fonctionnement neuronal (machine électronique perfectionnée), ni un mécanisme psychique. Si complexe, si riche, si varié que puisse paraître le psychisme humain, l’homme ne se réduit pas à cela. Il est quelque chose de plus. L’homme, c’est comme un artichaut, si j’ose dire, dont on voit d’abord les feuilles, mais dont le cœur se dérobe, parce que ce cœur, c’est sa relation à Dieu, c’est ce pour quoi il a été fait. « L’homme passe l’homme », selon la phrase définitive de Pascal. L’homme, c’est celui qui n’a de commune mesure avec aucun être de la nature.

La Sainte Écriture parle volontiers d’âme et d’esprit. Saint Paul dit que « Dieu garde sans reproche votre esprit, votre âme et votre corps » (1 Th 5,23). Il ne parle pas d’âme et de corps, il parle d’ âme, d’esprit et de corps, comme s’il voulait manifester qu’au-delà de l’âme, c’est-à-dire ce dont parlent les philosophes, il y avait quelque chose de plus essentiel, une espèce de fine pointe qu’il appelle l’esprit et qui met l’âme en communion avec Dieu. Souvent la Bible appelle cela le « cœur » : c’est un mot difficile, qui ne désigne pas du tout l’affectivité - dans la Bible, quand on parle d’affectivité, on dit les entrailles, le ventre - mais le cœur, c’est le siège de la personnalité profonde, ce qui échappe à l’examen.

Ayant précisé cela, et à mes risques et périls, je voudrais affirmer que la psychanalyse, si tant est qu’elle est une discipline, c’est-à-dire qu’elle ne se veut pas un savoir total et englobant, a sans doute sa place dans l’analyse du sujet humain, et que la foi chrétienne comme telle n’a pas à la contester, sinon à contester ses extensions indues, et une certaine manière de réduire l’homme à ce qu’elle étudie.

Quelle est la mission principale de la théologie ? Ce que la foi nous apprend de l’homme, c’est que finalement, nous ne savons pas ce qu’est l’homme. L’homme est cette chimère dont parlait Pascal, que nous ne voyons pas dans toutes ses dimensions. En fait, nous voyons l’homme dans un état qui n’est plus celui de sa création, et qui n’est pas encore celui de sa pleine restauration. Nous ne saisissons qu’une étape de cette mutation difficile et dramatique. Pour connaître l’homme, il faut qu’on le situe, et par rapport à sa création, et par rapport à son accomplissement. L’homme actuel est le résultat d’un accident. Bien sûr, il y a quelque chose derrière cet accident qui ressortit du projet premier de Dieu, ce qu’on appelle pour faire bref la nature, c’est-à-dire le plan créateur de Dieu, mais ce plan n’est plus lisible au premier abord dans ce qu’est l’homme. La grande force de la théologie, c’est de nous révéler un homme en tant qu’il est tendu entre un point de départ et un aboutissement. Nous voyons une part de nous-mêmes : l’humanité telle qu’elle est devenue du fait du péché originel, et en attendant sa pleine rédemption. Donc la grandeur de la vision que la théologie nous donne, c’est de resituer l’homme dans son histoire, et dans une histoire dramatique.

Si toutes les disciplines psychologiques sont comme autant d’approches de la réalité cachée de l’âme humaine, et n’en sont pas seulement des approches descriptives, mais ont même une certaine efficacité thérapeutique, néanmoins, seule la théologie, c’est-à-dire la foi, donne le sens complet de l’ensemble. Elle donne le « sens ». Je voudrais m’appuyer sur cette distinction, qui vient de Saussure, entre le langage et la parole. Saussure, qui est le fondateur de la linguistique moderne, dit : Ce que je vais étudier, c’est le langage, c’est-à-dire toutes les structures qui président à la mise ensemble des mots, des phrases, des expressions, du sens ; et tout cela peut s’étudier effectivement comme un système. Mais en fait, ce qui fait marcher ce système, c’est que je parle, c’est qu’il y a un contenu de parole, c’est que je veux dire quelque chose, c’est que je m’adresse à quelqu’un. Il me semble que toutes les disciplines qui essaient de nous décrire, et d’avoir une action sur le fonctionnement humain, sont au niveau du langage. Mais que seule la foi est au niveau de la parole, c’est-à-dire de ce qui est dit, de ce pourquoi ceci fonctionne.

Dans la majorité des cas, la parole disparaît derrière le langage ; d’ailleurs c’est ce qui est arrivé avec la linguistique moderne : on ne parle pratiquement plus de la parole, mais on ne parle plus que du langage, et le langage a l’air de fonctionner tout seul. La parole de la foi, la théologie, restitue le sens de ce dont tout le reste étudie le fonctionnement.

Je voudrais rattacher à cela la phrase de l’épitre aux Hébreux qui dit que la parole de Dieu pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit (Hb 4,12). Alors si on appelle âme, pour faire bref, tout ce qui ressort de la réflexion humaine, psychologique, philosophique ou autre, et si on appelle esprit ce qui est le lieu de la rencontre avec Dieu, ce qui échappe par définition à tout le reste, la Parole de Dieu est ce qui nous permet de distinguer, d’apercevoir, l’esprit, c’est-à-dire ce qui est au-delà des fonctionnements.

L’homme aliéné

Je voudrais à présent évoquer l’homme aliéné. Je ne parle pas seulement des gens qui sont dans les hôpitaux psychiatriques. Je prends aliéné au sens de cette limite, de ce fait d’être rendu étranger à soi-même, qui est bien l’expérience humaine courante. Nous savons bien, souvent, que nous sommes aliénés, que nous ne sommes pas maîtres chez nous, nous ne sommes pas maîtres de nous. La Sainte Écriture, extrêmement réaliste, ne restitue pas du tout l’image d’un homme tranquillement maître de lui comme de l’univers. L’optimisme de la pensée classique, dans laquelle l’homme avec son cogito est au centre du monde, et juge de tout sans être jugé par rien, n’est pas biblique. L’Écriture nous donne au contraire un tableau sans complaisance de l’état de l’homme de par sa chute. Je cite là quelques textes qui sont bien connus. D’abord à la fin du récit du péché dans la Genèse, Dieu dit à Ève : « ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui dominera sur toi » (Gn 3,16). Ici apparaît le lien entre la convoitise et la domination, entre la violence et le désir.

Il y a aussi la triste histoire de Saül, gagné par la folie, mais surtout pris d’une haine complètement inexplicable contre David. David fait tout ce qu’il faut pour le servir, pour être loyal, et plus il persévère, plus Saül lui en veut : « Saül eut encore plus peur de David et conçut contre lui une hostilité de tous les jours » (1 S 18,29). Une hostilité qui va jusqu’à la tentative de meurtre ; là on saisit un homme, qui jusque-là était un homme normal, qui va devenir une espèce de brute sanguinaire, qui ne respire plus que vengeance, avec des éclairs de lucidité au milieu desquels il dit à David : « Tu es plus juste que moi, car tu m’as fait du bien et moi je t’ai fait du mal » (1 Sm 24,18 ; cf. 26,21).

Un peu plus loin dans les livres de Samuel, on rencontre la triste histoire du viol de Tamar : « Il (Ammon, c’était un des fils de David) la maîtrisa, et lui faisant violence, il coucha avec elle ; alors il se mit à la haïr très fort » (2 S 13,14-15a). Donc à peine est-il venu au bout de son forfait que l’amour se change en haine. « La haine qu’il lui vouait surpassait l’amour dont il l’avait aimée » (2 S 13,15b). Sans transition, on passe d’une violence du désir à une répulsion extraordinaire où il la chasse en la déshonorant davantage encore.

La Bible donc ne se voile pas la face devant la réalité de l’homme. L’homme semble possédé par quelque chose qui n’est pas lui. Loin de se contenter de montrer l’horreur du péché, on perçoit plus de commisération que de condamnation dans cette découverte de l’homme qui n’est pas maître chez lui, qui n’est pas maître dans son coeur, dans son âme. Saint Paul a résumé cela d’une façon qui est restée célèbre : « Vraiment ce que je fais, je ne le comprends pas, car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais » (Rm 7,15). Célèbre formule de l’épître aux Romains qui indique l’état de notre aliénation : nous ne sommes pas à même de maîtriser notre vie. Saint Augustin va développer cela dans les Confessions, en disant : « Je commande à ma main, elle fait ce que je lui dis, mais je commande à ma volonté, elle ne fait pas ce que je veux ». Je voudrais changer de vie, je voudrais m’arracher à certaines habitudes, et je n’y arrive pas. Je peux commander à mon corps, mais je ne peux pas commander à mon âme. C’est incompréhensible. L’homme peut être divisé d’avec lui-même au point de ne pas être maître chez lui.

La réponse de la Sainte Écriture sera de poser l’existence du péché. Ce mot, qu’il faut bien comprendre, est un mot propre à la Révélation. Il n’est pas exactement le mot faute, ou le mot erreur, il désigne une attitude de l’homme vis-à-vis de Dieu. « Ce n’est plus moi qui accomplit l’action, dit saint Paul, mais le péché qui habite en moi. J’aperçois une autre loi dans mes membres, qui lutte contre la loi de ma raison, et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres » (Rm 7,23). C’est une formule un peu curieuse, à l’expression un peu redondante ; mais cette loi qu’il éprouve dans ses membres, c’est-à-dire dans son corps, ça ne veut pas dire que c’est son corps en tant que tel qui serait particulièrement anarchique, ça veut dire qu’il éprouve dans toute l’épaisseur de sa chair une sorte de résistance à ce qu’il appelle là la loi de la raison. C’est-à-dire ce qu’il voudrait faire s’il était pleinement indépendant et maître de lui.

Cette division de l’homme d’avec lui-même résulte donc du péché, c’est-à-dire d’une rupture de l’homme avec Dieu. Ce péché n’est pas seulement un acte ponctuel, qu’il suffirait de ne plus commettre pour que ça aille mieux, mais le péché c’est vraiment l’expérience d’une inertie où l’homme ne cesse pas d’être comme il est. Cette blessure que l’homme découvre en lui à la lumière de la Révélation, ce n’est donc pas seulement une erreur de parcours qu’ il pourrait rectifier, c’est une blessure, et même pas une blessure individuelle, c’est une blessure qui remonte plus loin que lui et qui fait qu’aujourd’hui il est handicapé et qu’il y a des choses qu’il n’arrive plus à faire. C’est ce que la réflexion théologique va synthétiser autour du terme de la concupiscence. La concupiscence, c’est ce qui indique non pas une faute actuelle, mais l’état de langueur dans lequel le péché m’a mis, et qui est encore souvent appelé « péché » dans la Sainte Écriture. Quand saint Paul parle de cette loi du péché, il ne désigne pas un péché actuel, péché qui serait un acte, mais il désigne un état et c’est pratiquement ce que la Tradition a désigné sous le mot de concupiscence. Cette blessure du vouloir fait que l’homme, si curieux que cela paraisse, ne veut pas son bien, ou quand il le veut, ne peut pas le faire. C’est bien le péché comme acte qui est à la source, mais pas forcément le péché de l’individu que je suis. Saint Paul nous fait découvrir ce péché situé aux origines, qui a blessé, qui a été un acte initial, mais qui entraîne ensuite un état.

La conséquence du péché, c’est l’affaiblissement du vouloir. En ne voulant pas ce que je dois vouloir, en voulant autre chose que mon vrai bien, ma volonté s’affaiblit ; à force de s’émietter sur des objets qui n’en valent pas la peine, ou qui, si ils en valent la peine, doivent être hiérarchisés par rapport à d’autres choses plus essentielles, l’homme va perdre sa volonté, va perdre sa volonté de vouloir et va ainsi être victime d’un affaiblissement, d’un aboulisme, en quelque sorte, qui est le trait le plus net du péché. Le pécheur n’est pas Prométhée. Nous ne connaissons pas, comme les romantiques, le pécheur qui, dans une révolte terrible, voudrait mettre Dieu hors jeu ; ce pécheur n’existe que dans les livres. Ce qui existe davantage, c’est cet homme affaibli dont la volonté ne veut plus rien, qui ne veut plus que se laisser couler au fil de l’eau et qui d’ailleurs se dit qu’il ferait mieux d’en finir avec l’existence que d’être obligé de choisir, que d’être obligé de lutter.

Plus l’homme se met dans cette situation, c’est-à-dire plus, par son péché personnel, il ratifie en quelque sorte ce qu’a été le péché originel, plus il ancre en lui cette faiblesse : les conditionnements physiques dont il a hérité, dont il n’est pas coupable, vont lui peser plus durement ; ses pesanteurs psychologiques également vont s’opacifier autour de lui. Ce qui était souple et capable de rebondissement va devenir si dur, si lourd, qu’il devient incapable de changer. C’est comme un arbre qui vieillit, et dans lequel le bois se durcit. Il peut perdre cette légèreté, cette souplesse. L’exemple simple de cela, c’est ce qu’on appelle le caractère : on dit de quelqu’un qu’il a un mauvais caractère ; il n’est pas forcément né comme ça, mais au fur et à mesure du temps où il aura ratifié certains comportements, par exemple coléreux ou égoïste, il va renforcer de plus en plus ce trait, au point de ne pouvoir pratiquement plus s’en défaire, au point que ça deviendra, comme on dit, une seconde nature, et qu’il répètera des comportements hors desquels il n’aura plus du tout le sentiment de pouvoir s’échapper.

Sa nature s’opacifie ; et pourtant, il garde jusqu’au bout un petit rayon de liberté qui est comme la main tendue de Dieu vers lui. Il faut maintenir qu’il n’y a jamais de total conditionnement de l’homme, même si son esclavage peut aller très loin. Malgré tout, il restera toujours un petit rayon de liberté. Ainsi en est-il dans la Genèse : au moment où Caïn va tuer Abel, Dieu lui dit : « Le péché n’est-il pas à ta porte, une bête tapie qui te convoite et que tu dois dominer ? » (Gn 4,7). Il y a quelque chose qui peut bouger ; c’est parfois presque rien, mais il suffit qu’il y ait quelque chose qui puisse bouger, pour que la lignification de la liberté humaine ne soit pas totale. Si Dieu édicte des commandements, même à l’endroit de l’homme pécheur, c’est qu’il y a quand même en lui quelque chose qui peut y correspondre. Cette solidification peut se durcir, et empêcher l’homme d’exercer sa liberté. Son corps qu’il a idolâtré devient un maître exigeant, et son esprit auquel il n’a proposé aucune discipline intérieure flotte et se dégoûte de tout ; il éprouve la sensation d’être agi par des forces qui le dépassent et lui enlèvent peu à peu toute marge de choix.

Je n’ai pas fait intervenir, et je pourrais le faire sans changer beaucoup mon développement, le rôle du démon. Le rôle du démon, c’est toujours d’amplifier le phénomène, de lui donner toujours plus de réalité, de le généraliser aussi. On voit toujours son œuvre au fait que le péché humain change d’échelle, c’est-à-dire passe d’une petite peccadille individuelle à quelque chose de beaucoup plus vaste et général. Un monsieur a des idées bizarres sur la vie et écrit un livre : ça aboutit à la deuxième guerre mondiale. On change d’échelle. Il y a un lien entre une défaillance de la personne et les atrocités qui peuvent en découler, dans lesquelles on voit la trace du Mauvais. Au niveau de notre expérience personnelle, elle se voit dans le fait de cette solidification de notre lien, ce lien qui était souple au départ et que nous nous sommes parfois un peu mis nous-mêmes autour du cou, va devenir un nœud coulant de plus en plus serré, parce que le démon y aura agi, puisque nous lui laissions cette possibilité.

Je crois que cette description de l’aliénation est très importante parce qu’elle s’étend aussi à nos aliénations psychologiques. Dans cette situation de l’homme marqué par les conséquences du péché originel, il y a entre autres ce fait qui n’est pas toujours volontaire et qui même la plupart du temps ne l’est pas, de cette pesanteur du psychisme et de ses fonctionnements internes qui prennent une épaisseur, une consistance telles que l’homme n’est plus du tout maître d’orienter sa vie. C’est là que prendra place une réflexion qui pourrait intégrer beaucoup de choses qui ont été dites sur le désordre de la liberté.

L’homme gracié

Je vais mettre en regard ce que nous pouvons dire de l’homme gracié, ou gracieux, ce qui revient à peu près au même. La rédemption, c’est la grande vérité du christianisme. Il me semble qu’il n’y a que le christianisme qui ait pris au sérieux la condition humaine sur ce point. Quand on pense à l’Islam, et même au judaïsme, on y trouve un optimisme beaucoup plus grand, ne fût-ce que parce qu’il n’y a aucune affirmation du péché originel. On dit : Dieu a confié à l’homme une loi pour que l’homme s’en serve comme le moyen d’accéder à Dieu. Fort bien, mais si l’homme ne peut pas recevoir cette loi, s’il est incapable de la suivre, si, comme dit saint Paul, il fait le mal qu’il voudrait éviter et ne fait pas le bien qu’il voudrait, où est le progrès, où est l’avancée ? Au fond, il y a toujours en dehors du christianisme cette idée que Dieu récompensera les bons et punira les méchants et qu’à la fin, on distinguera le bon du méchant. Mais si l’homme était fondamentalement marqué par le péché, au point que, par lui-même, il ne puisse pas s’élever vers Dieu ? Il me semble que seul le christianisme est allé assez profond dans l’expérience humaine pour voir lovée au cœur de l’homme cette impuissance radicale à se sauver lui-même, cette aliénation qui est la sienne, - pour pouvoir l’en guérir et l’en sauver. Parce que ça ne sert à rien de lui proposer des buts qu’il ne peut pas atteindre. Et il ne pourra se libérer que si on le « psychanalyse » jusqu’au bout, c’est-à-dire si on dévoile le traumatisme initial. On a pu comparer le dévoilement du péché originel dans Genèse 2 et 3 à une sorte d’anamnèse par laquelle l’homme découvre ce qu’il a consciencieusement oublié, c’est-à-dire la rupture initiale avec Dieu. Tant qu’on n’est pas allé jusqu’à ce point de rupture initial, on ne peut que nous décourager, nous donner le sentiment que nous ne sommes pas ce que nous devrions être, en nous disant : « il faut », « il n’y a qu’à », « quand on veut, on peut ».

Tandis que l’idée de la rédemption suppose une vision sans concessions de la misère humaine, mais aussi une vision pleine d’optimisme, puisque l’on pense que cette misère n’est pas l’état normal de l’homme, qu’elle ne correspond pas au plan premier de Dieu, et qu’en tout cas elle ne correspond pas à l’aboutissement auquel il veut tendre. Donc Dieu ne se résigne pas à cette situation de l’homme, il ne s’y est jamais résigné. Mais il ne change pas la condition humaine d’une façon arbitraire et magique, où il enlèverait tous nos vieux démons, toutes nos inhibitions. Dieu a choisi une autre voie, qui n’est pas sans combat, une voie longue qui suppose une lente et patiente guérison du vouloir. Puisque c’est de cela qu’il s’agit, puisqu’au fond de l’être humain il y a cet appétit du bien, il s’agira de le restaurer, mais de le restaurer avec une infinie patience pour ne pas le casser. Parce que si on ne fait pas cela, si on restaure la situation de l’homme sans guérir son vouloir, en fait on n’aura rien guéri du tout. L’homme qui va sortir du creuset de la rédemption est un homme qui sera vraiment passé au-delà de la crise, c’est un homme qui aura, avec la grâce du Christ et pas tout seul, franchi ce cap difficile et aura, du sein de sa liberté aujourd’hui malade et blessée, rejoint la volonté divine.

Jésus, modèle et source

Notre rédemption est tout entière contenue en Jésus, qui a une volonté humaine et une volonté divine. En lui, il y a eu ce vouloir d’homme, pleinement humain, qui au prix d’un effort, et on le voit à Gethsémani, au prix d’un combat, a fini par coïncider avec la volonté divine. En fait, notre salut n’a pas été un acte d’autorité de Dieu, un acte de maîtrise de Dieu sur l’homme, mais un acte de consentement aimant de l’homme à Dieu ; et c’est cela qui nous sauve. En réalité, cette guérison du vouloir, elle commence dans la volonté humaine du Christ, qui est la seule volonté droite - on peut ajouter la Sainte Vierge - la seule volonté droite qui ait existé, parce qu’elle est celle d’une humanité saine, plus jeune que le péché. Nous avons tendance à dire : mais puisque le Christ ne péchait pas, c’est qu’il n’était pas vraiment libre, c’est qu’il y avait comme des limites l’empêchant, comme un enfant, de faire des bêtises. C’est tout l’inverse qui est vrai. Le péché, ce n’est pas quelque chose, ce n’est pas une capacité, c’est plutôt une absence de capacité.

La liberté du Christ est plus forte, parce que justement il est pleinement l’homme que Dieu voulait au départ, il a une liberté qui est intègre, qui n’a jamais été handicapée et affaiblie, c’est la véritable volonté humaine : pour une fois, il y a eu un homme qui a été capable de vouloir vraiment. Il n’a pas voulu autre chose parce que Dieu l’y obligerait, il a voulu vraiment ce qu’il y avait à vouloir. En se soumettant par amour, même dans les conditions les plus extrêmes, à la volonté paternelle, il va faire sauter le verrou qui maintenait captive la liberté humaine. Il y en a un qui a pris son essor, et qui a forcé en quelque sorte l’obstacle, au point que l’homme pourra, jusqu’à un certain point, passer par cette brèche.

Le Christ ne l’a pas fait seulement dans la facilité de ses jeunes années, il l’a fait au sein des obstacles les plus terribles, au moment où plus rien ne soutenait ce consentement, au moment où toute joie lui était retirée ; là encore, il a été capable de se donner jusqu’au bout et de faire un acte de vraie liberté. La liberté, ce n’est pas simplement le fait de répondre à des stimuli, ce n’est pas simplement le fait d’aller vers son intérêt immédiat : la liberté, c’est de faire un choix, c’est de vouloir un vrai bien, et se diriger vers lui quoi qu’il en coûte après. Au moment où le Christ n’a plus rien pour soutenir cette liberté, il va faire le plus grand acte de liberté : il va agir au détriment de tous les conditionnements.

Et cet acte de liberté du Christ n’est pas seulement exemplaire ; on pourrait en effet penser à des héros qui ont fait des choses un peu ressemblantes. Ce n’est pas un acte que nous avons à imiter, parce que nous ne ferons jamais ce que le Christ a fait. Nous avons désormais à nous laisser toucher par cette force qui émane de la liberté du Christ, maintenant glorifié et ressuscité, ce qu’on appelle sa « grâce ». Parfois, on a conçu la grâce comme une sorte d’attraction que Dieu exercerait sur nous : alors on dit : « j’ai la grâce » ou « je n’ai pas la grâce », « j’ai eu un combat, j’ai eu une tentation, et il n’y a pas eu la grâce qui correspondait pour m’en tirer ». On a l’impression que la grâce serait comme un champ de force qui pourrait être idéalement compensateur de l’autre champ de force qui s’exerce en direction de la tentation et du mal. Mais dans ce cas-là, on reste dans un schéma très mécaniste et qui est faux ; la grâce n’est pas un contre-déterminisme, la grâce, c’est la restauration de l’homme dans son autonomie, dans son dynamisme interne, comme c’est le cas dans le Christ.

Il faut pour cela que nous nous laissions toucher par le Christ ; non pas seulement par une émotion qui nous viendrait du Christ, mais par le lien charnel que nous avons avec lui dans les sacrements. Notre liberté devient quelque chose de la sienne, pauvrement, faiblement, mais nos volontés malades sont tour à tour touchées, restaurées, par le contact avec la sienne. Sans qu’il y ait toujours d’étapes claires et définitives, nous retrouvons peu à peu une liberté intérieure. Cette liberté intérieure est difficilement mesurable. On sent bien que, chez les saints, même contraints par des choses très dures, par la maladie par exemple, ou même pour certains par des troubles psychologiques - parce qu’il y a eu des saints qui ont donné des signes de dérangement psychologique - il y avait une capacité de s’affranchir assez de ces difficultés pour en faire matière à aimer, matière à se donner. Cette liberté intérieure est très impalpable ; ceux qui la vivent n’en ont parfois même pas conscience. Mais nous pouvons en faire l’expérience, quand face à une situation bloquée, nous découvrons que nous sommes passés au-delà. C’est souvent l’expérience du chrétien : il se trouve, dans sa vie, face à des positions bloquées, à cause de lui, à cause des autres, à cause de son hérédité : le Christ nous donne cette capacité de ne pas être pris par la glaciation totale, au-delà de cette barrière d’icebergs qui nous menaçait.

Tous les niveaux de l’être humain ne sont pas restaurés pour autant ; notre corps reste évidemment vulnérable, notre psychisme peut sentir tensions et troubles, mais la volonté profonde en s’éveillant peut permettre de prendre des distances face à ces souffrances, de tout offrir dans une marche positive vers la sainteté.

QUESTIONS DIVERSES

Il y a d’abord des questions qui sont de type quasi théologique, et je vais peut-être les aborder tout de suite.

Pourquoi le judaïsme n’a-t-il pas explicité le péché originel ?

La question à laquelle répond Genèse 2-3, est celle de l’apparition du mal dans un monde bon, créé bon. On se posait bien le problème des origines, et d’une origine qui est appelée à durer par la suite. Mais cela ne suffisait pas à faire une théorie cohérente du péché originel. Ce n’est que dans la Rédemption que l’universalité du salut va révéler l’universalité du mal. Quand on voit jusqu’où va le salut, on voit aussi jusqu’où allait le drame de l’humanité. Il me semble que l’un ne pouvait pas apparaître sans l’autre. Reste que c’est quand même une question, et je crois que dans notre rencontre avec le judaïsme et avec l’islam, c’est une question très importante à aborder, car l’origine du mal est un problème auquel tout le monde est confronté.

Comment agit le démon ?

Le démon n’agit jamais que par la permission que nous lui donnons d’agir. Au départ, sa suggestion, comme on le voit avec Ève, n’est qu’une suggestion. A partir du moment où l’homme se livre, s’éloigne de Dieu, il va devenir plus vulnérable. A partir du moment où par peur on se livre un peu plus, la chaîne se resserre, jusqu’au moment où on se débarrasse du démon en cherchant à retrouver l’amitié de Dieu, quoi qu’il en coûte.

Derrière certaines expériences d’abandon, quand l’homme se sent abandonné de Dieu et qu’il peut être tenté d’en finir, notre foi, c’est, selon saint Paul : « Nul n’est tenté au-delà de ses forces ». C’est une certitude absolue. Jamais Dieu n’a abandonné personne dans la tentation. Subjectivement, on peut avoir la sensation de l’abandon, mais je dirais que c’est une sensation qui succède déjà au rebondissement et qui manifeste qu’on est sorti de la tentation.

Guérison intérieure ou psychanalyse ?

Quand la liberté est vraiment très atteinte par la maladie psychologique, avant de lui parler du Dieu qui guérit, de la liberté qui doit être...il faut peut-être d’abord le soigner. Mais même un traitement psychologico-médical demandera quand même toujours une démarche de liberté. Il faut donc une double démarche : se faire soigner et retrouver l’amitié de Dieu. On ne peut pas dire que l’une précède l’autre. Finalement, c’est la même démarche par laquelle je dis : je voudrais aller mieux, je suis prêt à faire un effort pour que ça aille mieux. Alors mon premier effort sera de prendre rendez-vous chez le médecin, ou chez l’horathérapeute, ou chez le psychanalyste ; mais ma deuxième démarche, qui est incluse dans la première, est : je vais me remettre à prier, je vais me remettre à essayer de changer ma vie. Au fond, c’est le désir, l’appétit de la guérison qui est le premier symptôme de cette guérison elle-même.

Confession et psychanalyse

Ce sont deux démarches fort différentes. La démarche du psychanalyste ne se place pas par rapport à l’exigence de Dieu sur le sujet. Elle est une manière de faire anamnèse, c’est-à-dire de faire se souvenir de ce que porte le patient, jusqu’à faire affleurer les tensions, les torsions, les déchirures qui ont pu se produire, et éventuellement, en les mettant à jour, de les surmonter. C’est une démarche relativement claire. La confession, l’examen de conscience, c’est autre chose : là on se situe par rapport à un autre, qui n’est pas le prêtre confesseur, mais qui est Dieu lui-même dont on découvre qu’il a sur nous des exigences d’amour, et dont on accepte de se confronter à lui.

Le chemin de la conversion a ceci d’extraordinaire en ce qu’on s’y mesure à quelqu’un qui à la fois est différent de nous, qui est exigeant, qui est saint, et qui en même temps est tout amour. On apprend à sortir de soi pour supporter sur soi le regard d’un autre, d’un autre qui est Dieu. Normalement, cela passe par la médiation d’un être humain qui sert de catalyseur à cette rencontre, mais qui n’est que le catalyseur, parce que la rencontre n’a pas lieu en vérité avec lui, elle a lieu avec celui dont il est le sacrement, le signe extérieur.

Il s’agit d’une rencontre, tandis que dans la cure psychologique, même si là encore un homme sert d’occasion, c’est plutôt une rencontre avec le fond qu’on porte en soi, et pas la rencontre d’un autre, c’est la rencontre de nous-même ; l’effet d’un tel traitement, c’est aussi de pouvoir se situer à nouveau de façon claire devant son entourage, devant ses parents, devant son arrière-plan familial, mais ce n’est pas vraiment une rencontre. Tandis que dans l’expérience de la confession et de l’examen de conscience, il y a l’expérience d’une rencontre, pas par rapport à une règle ou à un interdit, mais par rapport à une personne.

La blessure psychologique et la blessure due au péché

La blessure psychologique est, comme la blessure physique, quelque chose que nous subissons. C’est une blessure. Le péché est une blessure dans laquelle j’ai une complicité. Par la suite, cette blessure devient quelque chose qu’on porte, et dont nous ne sommes plus directement responsables. Quand on s’est éloigné de la volonté de Dieu, ça a entraîné toutes sortes de conséquences qui peuvent être perdurables au-delà de ma responsabilité. Donc le péché « vif » n’est plus là comme il l’était au départ. Au fond ce qui est en jeu - et on voit bien là l’adresse du démon - c’est quand on passe d’un acte à un état. L’état fait durer la chose, ce qui fait qu’ensuite c’est extrêmement difficile de s’affranchir de cet état.

La grâce de Dieu c’est l’instant où on perçoit le moment où on a bifurqué hors de l’amour de Dieu. Vu comme ça, le péché n’est pas grave, il est tout à fait guérissable. Ce qui est dur à guérir ce sont les conséquences. C’est cela qui s’inscrit peu à peu dans ma chair psychologique. La grâce que Dieu nous fait est de nous ramener en face du péché pour que nous puissions resurgir. Il me semble que dans la psychologie, on nous fait remonter également d’au-delà de l’état en direction de quelque chose qui a pu se passer. Mais il s’agit d’un événement dans lequel généralement nous n’avons aucune responsabilité. le seul constat de cet événement ne permet pas le même type de guérison.

Sacrement des malades et maladie psychologique

Il y a des prêtres qui font appel à ce sacrement en cas de maladie psychologique ; cela pourtant ne semble pas figurer dans la tradition de l’Église. Le sacrement des malades est normalement donné à des gens qui sont dans une maladie qui peut conduire à la mort. Certes, ces maladies psychologiques peuvent conduire à la mort, ne serait-ce que parce qu’elles provoquent le suicide. Mais peut-on dire que la maladie en tant que telle amène à la mort ?

Cela pose un autre problème : y a-t-il une différence fondamentale entre la maladie physique et la maladie psychologique ? Est-ce que le traitement que Dieu applique à l’une et l’autre est différent ? Dans l’évangile, exorcisme et guérison ne sont pas identiques ; ils sont souvent associés, mais restent deux choses différentes. Faut-il réserver l’exorcisme aux maladies psychologiques et garder le sacrement des malades pour les maladies physiques ?

Mais au fond, qu’est-ce que c’est que l’exorcisme ? L’exorcisme est un pouvoir que l’Église a reçu de son fondateur, et qu’elle exerce avec une relative parcimonie, pour chasser le démon dans des cas où son influence paraît très visible - étant entendu que le démon est à l’œuvre beaucoup plus largement : il doit être mêlé à tout ce qui va mal, mais, l’Église réserve cette prière, particulièrement solennelle, à des cas exceptionnels : c’est pour cela qu’elle a confié cela à une personne spéciale, l’exorciste, qui est désigné par les évêques et qui exerce cette fonction pour éviter qu’elle soit exercée sans discernement. L’exorcisme semble viser l’état où l’influence du démon assiège la personnalité à un point très grand. Ce n’est pas seulement un mal subi à l’extérieur. Le danger se rapproche sérieusement du centre de la citadelle. C’est une grande sagesse de l’Église d’éviter que l’exorcisme ne devienne une pratique remise au jugement de chacun. Cette idée qu’on pourrait s’arracher en quelque sorte à un combat, à un danger ou à une difficulté, est elle-même dangereuse. Saint Paul lui-même avait demandé au Christ de le libérer de certains combats : Jésus lui a dit « ma grâce te suffit ». On serait tenté de prendre l’exorcisme comme une manière d’échapper à cette loi du combat. Pourtant, il y a des cas où il doit s’appliquer puisque l’Église l’a toujours pratiqué.

Devant l’ampleur des maladies psychologiques, qui est un fait de notre monde et de notre société, l’Église sans doute va être amenée à gérer de façon peut-être nouvelle les richesses dont elle dispose : sacrement de pénitence, exorcismes, sacrement des malades. L’avenir nous le dira.

On voit dans l’évangile que les exorcismes ont une place très importante : Jésus n’a pas arrêté d’en faire, et une des choses qu’il a dites à ses apôtres, c’est d’en faire. L’Église, dans sa prudence, en est assez parcimonieuse et restrictive, mais faisons-lui confiance : elle a reçu le Saint Esprit pour donner à tous accès à toutes les richesses du Christ.

Évangélisation ou morale ?

Au risque de choquer, il me semble qu’il faut toujours évangéliser avant de moraliser. Une simple argumentation morale est vaine ; les arguments qu’on peut employer seront récusés d’avance. Les arguments de type rationnels, à partir de la nature humaine (vous utilisez cette nature en dehors de sa fin) ne convaincront pas grand monde. Il est plus facile d’amener quelqu’un qui vit de façon désordonnée à faire une expérience de Dieu, que de lui enseigner la morale. Le désordre dans lequel il vit peut l’empêcher d’accéder à Dieu, mais cela peut aussi lui donner un sentiment de sa profonde dépendance intérieure, de sa déchéance, et lui donner le désir de retrouver autre chose. Certaines dépravations, certains désordres, sont en réalité un cri de souffrance, sont un appel à un bonheur plus fort. Donc il faut nous situer comme les saints l’auraient fait, et nous aurons plus de moyens d’action que si nous prenons la voie contraire : évangélisons !

Que nous apporte la psychanalyse ?

Elle nous amène d’abord à ce fait que le psychisme humain n’est pas dans la continuité pure et simple du physique. S’il y a une légitimité à la psychanalyse, c’est de dire qu’on peut soigner avec des médicaments et qu’il faut même le faire, mais qu’on n’aura pas tout résolu si on n’a pas amené l’homme à se resituer face à son père, à sa mère, à son histoire personnelle. L’homme n’est pas simplement neuronal. Il est assez curieux que Freud le matérialiste ait finalement amené la pensée contemporaine à refuser l’invasion totale du matérialisme.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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