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L’infini, blessure métaphysique

Thibaud de La Hosseraye

Les blessures de l’âme peuvent être de plusieurs sortes, qu’il importe de distinguer pour leur réserver un traitement différencié.

D’abord, notre âme serait originellement, puis régulièrement, blessée par le péché. Cette blessure même, pour autant qu’elle demeure vive, peut être féconde, stimulante pour la vie spirituelle. Elle peut avoir pour vertu de réveiller, de faire sortir de la torpeur, de l’habitude [1].

Ensuite, la foi et la vie spirituelle peuvent faire subir de graves blessures à notre orgueil, en faisant la vérité sur ce que nous sommes. Saint Augustin, au livre X des Confessions, cite l’étonnant passage de saint Jean où celui-ci déclare que les hommes « haïssent la vérité », et il explique que nous la haïssons quand elle tire au clair ce que nous préférerions laisser dans l’ombre. Suivant la formule consacrée, nous préférons habituellement les illusions qui réconfortent aux vérités qui blessent.

Si la vérité, qui est comme un « glaive tranchant » [2], peut être blessante, c’est aussi le cas de la beauté et de l’amour. Saint Macaire, l’anachorète d’Égypte, écrit au IVe siècle : « Ils ont été blessés par la divine beauté, et la vie céleste et immortelle s’est infiltrée dans leurs âmes. » « Ton amour m’a blessé, je marche en te chantant », s’écrie quant à lui saint Jean Climaque, l’ascète qui vécut au mont Sinaï au VIIe siècle. Fameuse, encore, est la « blessure d’amour  » dont parle sainte Thérèse d’Avila et qui prélude à l’extase mystique : « L’âme sent qu’elle vient de recevoir une blessure délicieuse […] dont elle ne voudrait jamais guérir. […] Peut-il y avoir des remèdes humains pour ceux qui sont malades du feu divin ? Qui sait jusqu’où va la profondeur de cette blessure ? [3] ». Cette « vive flamme d’amour » est créatrice d’une « plaie délicieuse », comme l’écrit saint Jean de La Croix pour évoquer ses stigmates, ceux-ci étant la manifestation extérieure de « l’œuvre du Séraphin qui consiste vraiment à blesser, à faire une plaie à l’intérieur de l’esprit [4] ». Cette blessure n’a pas à être guérie. Il est des maux que la médecine peut soigner, et des blessures que rien ne peut apaiser parce qu’elles sont l’expression d’une soif ou la trace d’une rencontre.

Plusieurs attitudes s’offrent en effet à nous face aux blessures de l’âme, suivant le type de plaie dont il s’agit. D’où l’importance de bien les identifier. « On peut aborder de trois façons la blessure que l’on ressent : soit on cherche à la refermer, et on se situe au niveau thérapeutique ; soit on fait un travail de transformation, à la façon dont la perle naît d’une écharde dans la chair de l’huître, et c’est un chemin initiatique ; soit on la garde vive, et c’est la voie mystique. Dans cette troisième démarche l’être se sait inconsolable parce que touché, appelé par l’Infini », écrit Jacqueline Kelen dans Divine Blessure [5].

Au-delà des blessures du péché, de celles infligées à notre âme par la vérité, la beauté ou l’amour [6], nous voudrions ici mettre l’accent sur une blessure peu thématisée, celle, métaphysique, sans doute inhérente à notre humanité, qui est la marque, en nous, de l’infini, et brèche par laquelle la grâce peut passer.

Nous faisons l’expérience d’être taraudés par un désir infini, dont on ne voit pas comment notre nature, réputée finie, aurait pu nous donner l’idée. L’étonnant est que l’homme soit, comme le dit Lamartine, « borné dans sa nature et infini dans ses vœux ». Notre désir n’est pas tant désir d’intelligible que désir d’infini, car un intelligible limité ne nous suffirait pas [7]. N’en déplaise à Platon, ce n’est pas du sensible que nous souffrons, mais de la limitation, de nous éprouver limités : l’idée, en nous, d’infini, nous rend nos limites limitatives, restrictives. Pire : elle fait de nous « une contradiction vivante et invivable, une schizophrénie incarnée [8] », écartelés que nous sommes entre « deux postulations » opposées (Baudelaire). Pour résoudre le problème humain, ne serait-ce pas sagesse d’en finir avec cette lancinante aspiration vers l’infini qui nous fait souffrir de maux existentiels, dont les autres animaux, eux, se passent bien ? Le bonheur humain n’est-il pas à chercher dans un « soin de l’âme », pratique ou théorique, qui pacifierait celle-ci dans l’extinction de toute tension vers un au-delà, le renoncement à toute prétention à l’absolu, à toute velléité métaphysique ? Comment cicatriser notre âme qui, des trois sortes distinguées par Aristote (âme végétative, âme sensitive, âme intellective), est la seule à être comme nativement blessée par un « coup de grâce » qui l’ouvre sur plus grand qu’elle-même et l’amène à ne se satisfaire de rien de ce qu’elle rencontre en ce monde ?

Il y a un idéal, « humain, trop humain », de bonheur, conçu comme abolition de toute tension, extinction des désirs par satisfaction de ce qui est [9]. Comme absence, finalement, de toute possibilité de blessure. C’est, à gros traits, celui des sagesses du monde, par exemple du bouddhisme, du stoïcisme et de l’épicurisme, qui visent toutes, par l’annihilation des passions et de tout désir, à rendre l’homme impassible, à construire en lui une « citadelle intérieure » d’où il soit inatteignable, en sécurité et, dès lors, possiblement heureux. Pour parvenir au bonheur, il suffit, nous disent en substance ces sagesses, de proportionner nos fins à nos moyens, de ne pas vouloir ce qui est hors de notre portée, de manière à ce que le réel corresponde toujours à notre volonté et, ainsi, n’être jamais déçus.

Cette voie de modicité se présente comme une voie de prudence et de sagesse. De fait, les Anciens ne cessaient de s’étonner que l’homme veuille si souvent plus que ce qu’il peut atteindre, qu’il verse dans l’hubris où il trouve le malheur : « c’est si raisonnable d’être raisonnable, comment peut-il déraisonner à ce point ? ». C’est pourquoi la morale épicurienne, par exemple, est une ascèse visant à contrarier l’hubris commune. Par l’ascèse, l’homme peut s’efforcer de refermer la plaie de l’infini en lui, de s’en tenir à sa limite, en quoi consiste, selon les Grecs, sa perfection [10]. Le sommet de l’humain, dans une telle perspective, serait de s’en tenir à l’exclusivement humain –jusqu’à exclure cet autre qu’il vit d’exclure, l’infini, de son propre horizon, et finir par introduire, avec Hegel, le fini même en Dieu.

Cette voie d’un bonheur humain, rien qu’humain, semble fonctionner. Les sagesses de ce monde, qui proposent de rendre insensibles nos blessures, remplissent leurs promesses. L’homme peut être heureux ici-bas s’il parvient, héroïquement, à force de discipline et d’« exercices spirituels » (au sens de la philosophie antique) d’une part, de « philosophie » d’autre part (l’amenant à relativiser ce qui arrive, à interpréter tout événement comme un bien, ou comme indifférent, n’altérant en tout cas pas sa distance intérieure), à se prémunir contre tout mal, ce qui veut dire cautériser la plaie en lui de l’infini, d’un sans défaut ni manquement qui le rend si sensible aux injustices, si vulnérable à la détresse d’autrui, si fragile.

Il n’y est pas même besoin de tant de vertu. Pascal, notamment, affirme que l’on peut tout à fait – dans le divertissement par exemple – trouver des moyens plutôt plaisants d’exclure l’infini de notre horizon, d’oublier toute inquiétude existentielle, que l’on peut s’insensibiliser à ce que l’on peut éprouver comme un mal métaphysique (au sens leibnizien d’une simple finitude, limite éprouvée comme limitative). Pour être humainement heureux, il suffit de se cuirasser contre le mal, de s’enfermer dans une tour d’ivoire intérieure, de s’anesthésier. L’expérience ne montre-t-elle pas que les hommes ne s’appliquent à rien tant qu’à ne pas penser à leur mort et à chercher des remèdes à leur souffrance, ne serait-ce qu’afin de préserver leur santé mentale ou de n’être pas paralysés dans l’action, donc comme une réaction naturelle de survie ?

A défaut de parvenir à éviter les blessures de la vie, il s’agira, pour le sage selon ce monde, de se rendre ses blessures insensibles, insusceptibles de troubler la tranquillité de son âme. Un tel idéal d’apaisement de tout « état d’âme », de tout questionnement métaphysique, est-il néanmoins désirable ?

Dans Le Sens de la vie monastique, Louis Bouyer remarque que, le plus souvent, nous ne cherchons pas notre bonheur dans le dépassement de soi mais dans une forme de léthargie légumineuse : « le bonheur terrestre, le bonheur humain le plus naturel et le plus sain, tend incontestablement vers un engourdissement de la conscience. La satisfaction des besoins alimentaires ou sexuels se prolonge spontanément dans le sommeil. Le sommeil est la béatitude vers laquelle s’orientent toutes les voluptés terrestres. […]. La paix où l’humanité tend à fuir la douleur qui la talonne est finalement la paix du non-être. Le bonheur n’est qu’un stupéfiant », comme ce soma distribué aux habitants du Meilleur des mondes. Les sagesses mondaines se présentent, pourrait-on dire, comme des pourvoyeuses en tranquillisants pour cette espèce animale un peu particulière qu’est l’homme, trop prompte à s’échauffer.

Or, pour l’« animal métaphysique » (Schopenhauer) que nous sommes, transpercé de part en part par l’infini, structurellement ouvert sur un au-delà de l’existant, n’est pas à sa hauteur un bonheur exclusivement animal, fait de quiétude bovine. Pourrait-on encore dire humain celui qui, en ce monde, se satisferait de ce qui ne (se) suffit pas, que plus rien ne blesserait ? « Divisé, déchiré, déséquilibré même : faudrait-il dire heureux l’homme qui ne le serait pas ? […] Le respect de l’homme est fait en grande partie du respect de sa souffrance », écrivait Henri de Lubac dans ses Paradoxes. A fortiori depuis la venue du Christ : « La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes en cette vie est de les laisser sans cette guerre qu’il est venu apporter [11] », relève Pascal. Le pire, pour l’homme, serait de ne plus ressentir cette guerre, de ne plus se reconnaître jamais d’ennemis en considérant qu’in fine tout se vaut, tout n’étant affaire que de points de vue ou une question de goût [12]. Plus près de nous, Boris Cyrulnik met en garde contre ceux qui, à coups de sagesses mondaines ou de « développement personnel », se proposent de libérer l’homme de toute inquiétude, y compris existentielle : « Ceux qui prétendent organiser une culture sécuritaire qui détruirait l’angoisse et nous offrirait des distractions incessantes pour lutter contre l’ennui nous proposent-ils autre chose qu’une lobotomie culturelle ? Si une telle culture existait, nous connaîtrions une succession de bien-être immédiats, nous serions satisfaits, dans un état dépourvu de sens, car nous n’éprouverions qu’une succession de présents [13] ».

Le mal-être des sociétés dites modernes, en particulier chez les habitants des pays riches, viendrait moins des souffrances psychologiques subies que du désir forcené d’éviter toute souffrance quelle qu’elle soit, du déni de la blessure. Déjà au VIe siècle, dans un texte capital, Moralia in Job, Grégoire le Grand affirmait clairement que la santé ne consiste pas en l’absence de toute meurtrissure et que la maladie vient de l’oubli de la blessure. Prenant appui sur la douce plainte de la Bien-Aimée du Cantique des cantiques, « Je suis blessée d’amour », Grégoire le Grand évoque les atteintes que le péché font à l’homme endurci, avant de montrer comment l’amour divin touche profondément l’âme sensible, l’âme qui se sent en exil. Cette blessure irréversible devient brûlure de flamme, aspiration à l’Unique, seul Désir. « La santé du corps n’a plus aucune importance pour celui qui a été frappé par la blessure de l’amour. En effet, la santé d’un cœur qui ignore la douleur de cette blessure doit plutôt être appelée maladie. Mais lorsque le désir se met à aspirer fortement vers les choses du ciel, et que la blessure de l’amour devient sensible, l’âme qui auparavant était malade corporellement recouvre maintenant la santé grâce à la blessure. La blessure lui rend la vraie santé, parce que son trouble la rappelle vers la sûreté du repos intime de l’amour. » Nous entendons déjà les objections : mais il s’agit ici d’une blessure très particulière, et le Cantique n’est pas notre lot quotidien… Or la blessure d’amour est bien l’unique blessure, celle à laquelle toutes les autres – les physiques, les psychologiques – ramènent.

Charles Péguy a écrit, dans un texte prophétique, la Note conjointe rédigée en 1914, la maladie de ses, de nos contemporains, qui « n’ont point de défauts dans l’amure », du moins en apparence : « Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière-anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée.  » Et il poursuit : « Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas de plaies. [14]  » Vouloir guérir de tout, y compris de cette plaie ouverte qu’est notre ouverture à l’infini qui nous travaille, c’est une façon de se maintenir en prison, une modalité de la « servitude volontaire ».

Loin d’être signe d’affaiblissement, loin d’être atteinte à la bonne santé, la blessure est d’abord réponse à la fermeture, appel d’air.

La blessure peut ainsi être vivifiante. Un des proverbes de la Bible énonce : « Les blessures sanglantes sont un remède contre le mal, les coups guérissent jusqu’au fond de l’être. » (Pr 20, 30) Comme l’exprimera saint Jean de la Croix dans sa chanson de l’âme intitulée Vive Flamme d’amour (2, 16) : « Ô vie divine, tu ne tues que pour donner la vie et tu ne blesses que pour guérir. […] Oui, tu m’as blessée pour me guérir, ô divine main ! Tu as donné la mort à ce qui me tenait dans la mort.  » Sur le plan terrestre on peut mourir de ses blessures, mais dans le combat spirituel on vit de la blessure, c’est par elle que peut advenir le règne de Dieu. Les prophètes le crient à leur peuple et Jérémie se fait le porte-voix de YHWH lorsqu’il clame : « Incurable est ta blessure, inguérissable ta plaie… [15] » Ce n’est pas là malédiction lancée par l’Éternel mais bien plutôt chant d’espoir toujours repris, paroles d’amour venues d’un Dieu qui se dit lui-même blessé et tourmenté par l’infidélité de son peuple.

La voie ascétique des sagesses de ce monde, prescrivant l’impassibilité face aux blessures de l’âme, prônant de ne désirer que ce que l’on a, de se satisfaire de ce qui est, de préférer changer son désir plutôt que l’ordre du monde, se trouve aux antipodes de l’attitude chrétienne. A la différence du sage selon ce monde, le sage selon Dieu ne recherche pas prioritairement la sérénité, la tranquillité de l’esprit, à s’insensibiliser au mal. Le Christ n’est pas un anesthésiste. En s’enfermant dans sa tour d’ivoire pour gagner en sérénité, en désirant se couper du monde pour n’en être pas affecté, le sage prétendument chrétien se renferme sur lui-même et assèche son humanité à ne se contenter que de sa seule satisfaction. Les sages de ce monde, qui croient habile de s’insensibiliser contre le mal, ne sont que des demi-habiles ; le chrétien, lui, loin de se protéger du mal, s’y expose, dans la mesure où la hauteur de son exigence, l’intensité de la vie qui l’anime, le rend perpétuellement insatisfait face au scandale du mal dans le monde. Pour ce qui est du sage stoïcien ou épicurien, cuirassé dans son impassibilité, étranger à toute souffrance, seul un « coup de grâce » venant de l’extérieur peut l’ouvrir ; il est semblable à ce rocher - car il se fait un cœur de pierre - frappé par Moïse d’où Dieu seul peut faire sourdre une source [16].

L’attitude prétendument sage aux yeux du monde, qui fait de la recherche de la paix intérieure la priorité des priorités, fut-ce au prix d’une insensibilisation à l’égard du monde, manque d’humanité. Humains, nous le sommes d’être insatisfaits, de notre environnement comme de nous-mêmes, de tendre à nous dépasser sans cesse, de chercher constamment à repousser nos limites – à commencer par celles supposées de notre nature – et à ne nous contenter de rien de fini. Méphisto parvient-il à apaiser le désir du docteur Faust ? Non, et Locke souligne combien l’inquiétude (uneasiness) est spécifique de notre humanité [17].

Comme l’écrit Pierre-Marie Hasse,

Il y a dans le monde un singe fou, tantôt à respirer dans l’eau, tantôt à sillonner les airs, un singe foreur qui fait la taupe et cracheur de feu qui se voit dragon. Un singe à singer les anges, libres de la forme où ils se présentent aux mortels. On appelle « humanité » l’incurable psychose d’être né l’infini en tête. « Sagesse », un remède à son tourment [18].

Et il commente :

« L’homme est l’animal malade par excellence » écrivait Nietzsche. En aura-t-il pourtant jamais manqué de thérapeutes, à vouloir guérir l’homme de son humanité ? Là voilà bien l’illusion comique, folie dans la folie : l’insatisfaction de l’insatisfaction ! Nietzsche lui-même en a vu la faille –et elle ne le fait pas rire ! Seulement content, à proportion de la valeur qu’il leur reconnaît, d’avoir voué à l’inepte les Épicure, Bouddha ou Spinoza de tout poil, un fascinant effet de sens du non-sens le ramène à son avoine : « Amor fati, tel sera mon dernier amour ». Aussi sain que le gibbon qui s’était endormi devant son propre reflet, il se réveille l’œil frais, dans l’innocence retrouvée d’une mémoire virginale. Les guérisseurs n’ont pas à désespérer d’effacer toute étincelle d’humanité de la planète, sous le couvert du louable projet de « changer l’homme ». On n’a pas besoin d’attendre l’invasion des étoiles : ces extra-terrestres seront extraits de la Terre. Je vois une apocalypse d’abord intérieure, un aplatissement, un affaissement au ralenti, tout en douceur. Les anesthésiants ne feront pas défaut : toutes les sagesses du monde en regorgent déjà. Mobilisation générale pour en finir avec l’infini ! Tous les moyens sont bons.

A rebours de ces sagesses mondaines, le Christ, lui, est venu creuser notre insatisfaction, nous rendre plus sensible le scandale du mal, attiser notre révolte, aviver notre blessure face aux dérèglements de la Création. Et cela à la mesure même où il est venu nous apporter la Vie, c’est-à-dire, ici, un regain de vie qui nous rend plus sensible encore l’épreuve de la mort : de même que, dit Pascal, c’est à la mesure de ce qu’il lui reste de santé que le malade peut éprouver sa maladie [19], ce n’est qu’à la mesure de ce qu’il nous reste de liberté que nous pouvons éprouver l’aliénation comme aliénante et ce n’est que dans la mesure où nous excédons nos limites que nous pouvons les ressentir comme limitatives.

L’impassibilité n’est pas un idéal humain [20]. Déshumanisé, celui qui reste indifférent à la souffrance d’autrui ; étranger à lui-même, celui qui demeure étranger à tout ce qui est humain. Il n’est pas pire mal que de s’insensibiliser au mal. Le châtiment du mal, dit Platon, est de n’en pas souffrir - sans quoi on n’en souffrirait qu’à la mesure de ce qui nous resterait de bonté [21]-, et pire encore, qu’il profite à son auteur et que lui s’en réjouisse. Car il n’aura dès lors été que mauvais (incapable, par conséquent, de ressentir ce mal comme un mal), et là sera pour toujours son châtiment. Autrement exprimé : il n’y a pas de châtiment du mal si le mal est de corriger un mal par le mal [22]. Par conséquent, le seul châtiment du méchant, c’est sa méchanceté –non pas qu’il soit malheureux d’être méchant, car cela manifesterait en lui un fond de bonté. Son châtiment sera d’avoir été mauvais ; en lui, l’humanité aura été dégradée ; il ne s’en rendra même pas compte, il sera content de lui ; il n’aura simplement pas été conforme à l’idée d’homme, il se sera condamné lui-même à n’en être qu’un avorton.

Le premier mal, pouvons-nous donc penser à la suite de Pascal, c’est notre insensibilité au mal [23]. Heureux, dès lors, ceux qui souffrent, c’est-à-dire ceux qui n’éprouvent pas le mal comme indifférent (précisément parce qu’il leur reste un fond de bonté), qui n’éprouvent pas le besoin de réduire la malignité du mal en le justifiant, en lui trouvant de bonnes raisons.

Le mal est absurde ou il n’est pas un mal. Le mal est dans l’absurdité du mal. Toutes les sagesses du monde se sont efforcées de lui trouver quelque nécessité qui eût permis de porter sur lui un regard plus serein : car si le mal est nécessaire, il doit être possible de s’en accommoder. Du moins cela devient-il désirable. Mais alors tout le mal serait de voir dans le mal une absurdité : car c’est encore un mal que de mal penser. Or ce serait penser d’une manière absurde que de concevoir comme absurde ce qui serait nécessaire. Aussi l’erreur n’est-elle pas de voir dans le mal une absurdité mais de croire possible de réduire l’absurdité du mal à quelque nécessité que ce soit. En faire la cause ou la conséquence d’autre chose que de lui-même, c’est-à-dire d’un bien, ce n’est rien de plus que d’en nier l’existence.
La véritable Sagesse apprend au contraire à le reconnaître pour ce qu’il est, afin de ne pouvoir s’en satisfaire. Ne pas se satisfaire du mal, c’est la seule voie par où il soit possible d’accéder à sa délivrance. La Sagesse du monde ne recherche rien tant que d’assurer à l’homme quelque indéfectible moyen de se mettre à l’abri du malheur et de parvenir ainsi à la plus invulnérable sérénité. Il n’y a que la Sagesse d’en haut pour oser proclamer : « Heureux ceux qui souffrent » et pour enseigner un bonheur qui ne se fasse pas une raison du mal. « Heureux ceux qui souffrent » en effet, heureux les pauvres et les miséreux de toute espèce, non parce que la richesse ni aucun bien terrestre ne suffiraient au bonheur, car c’est tout le contraire qui est vrai : tout le malheur du monde est que de tels biens suffisent ; ils font le bonheur de ceux qui s’en satisfont parce que c’est là ce qu’ils désirent. Et malheur à eux de se satisfaire de si peu, car ils n’auront pas davantage ! La véritable Sagesse n’enseigne pas qu’il faut « pour vivre heureux, savoir se contenter de peu ». Elle proclame heureux ceux qui souffrent ; et ceux qui souffrent ne se contentent pas. Toutes les béatitudes ne sont adressées qu’aux seuls insatisfaits parce que l’insatisfaction a sa source dans le désir ; et celui dont le désir cherche en vain de quoi se satisfaire dans le monde, c’est que son désir n’a pas son origine dans le monde ni sa fin dans un bonheur qui appartiendrait au monde. Mais il ne peut avoir son origine et sa fin que dans un être plus désirable que tout ce qu’il est possible de connaître au monde. Et celui qui désire d’un tel désir peut bien être dit heureux, car c’est à la seule jouissance de l’être le plus désirable que son désir le prépare.
Il y a quelque chose d’insensé à ne pouvoir se satisfaire de l’absence de justice, de douceur, de pureté ou de paix dans le monde et sur la terre, quand on sait que la terre est humainement vouée à l’injustice, à la dureté, à l’impureté, à la guerre ; et désirer, contre tout désir, qu’il en soit autrement, préférer l’insatisfaction du réel au réalisme de la résignation, c’est préférer à la sagesse du monde la « folie de Dieu », laquelle ne peut venir que d’en haut. Or c’est justement parce qu’il serait possible à l’homme de se satisfaire de ce qui est – en quoi la sagesse du monde raisonne bien –, c’est pour cette raison même que ce désir dont il souffre serait incompréhensible et insensé s’il n’avait sa racine en dehors du monde et s’il n’appelait une satisfaction qui déborde la capacité du monde. La seule persistance en l’homme du désir du seul Désirable est ce qui lui rend si indésirable son état présent : et il est vrai que dans ce désir, il n’y a pas seulement la promesse du bonheur, mais le signe d’un bonheur présent puisque le Désirable seul peut donner de le désirer. Mais en même temps, loin de rendre celui qui l’éprouve insensible au mal, un tel désir ne peut qu’en augmenter encore la souffrance et interdire de s’y résigner.
Tel est le paradoxe des Béatitudes, le Paradoxe par excellence. Heureux ceux qui souffrent, car ils ne souffrent que dans la certitude qu’il devrait en être tout autrement de ce qui est et qu’ils ne sont pas faits pour la souffrance, mais pour la joie. Et malheur à ceux que le malheur n’atteint plus, car ils sont frappés d’une insensibilité qui n’est autre que celle de la mort elle-même ! Et pourtant, de même que l’absurdité du mal ne peut qu’en obscurcir le discernement, de même c’est sa propre misère qui endurcit le misérable jusqu’à le rendre insensible au mal. En effet celui dont le désir est d’être satisfait, comment ne tendrait-il pas de tout son être à se prémunir contre toute insatisfaction : et à défaut de pouvoir en supprimer la cause, comment ne chercherait-il pas toujours à en prévenir l’effet ? C’est ainsi que le mauvais s’enferme dans son mal : et il n’y est pas enfermé par un nouveau mal, mais c’est le mal du mal que de rendre insensible au mal. Aussi n’est-il pas possible à celui qui de lui-même s’y est enfermé de s’en délivrer par lui-même. Cette sensibilité au mal qu’il a désormais perdue, il ne peut la retrouver qu’en acceptant de renaître et pour cela d’être à nouveau engendré par celui-là même qui lui avait déjà donné la vie, le Principe éternel, le Donateur de tous les dons. [24]

C’est un thème constant de la spiritualité de Simone Weil. Pour elle, il faut refuser la tentation de justifier le mal en vue de nous le rendre plus acceptable, moins douloureux : « Écarter les croyances combleuses de vide, adoucisseuses des amertumes [25] », car « aucun motif, quel qu’il soit, qu’on puisse me donner pour compenser une larme d’un enfant, ne peut faire accepter cette larme [26]. » La blessure face au scandale du mal doit rester vive ; ne pas s’en trouver blessé serait signe d’inhumanité.

Naturellement, nous tendons à fuir cette blessure en cherchant des consolations ; c’est la raison pour laquelle nous avons à nous aboucher au surnaturel qui, en restaurant en nous les conditions d’une vie saine, ravive notre perception du mal comme tel. « Si l’on désire un amour qui protège l’âme contre les blessures, il faut aimer autre chose que Dieu », écrit-elle, et en particulier se détourner des religions anthropomorphiques qui, sur le fondement d’une fausse image de Dieu conçu pour répondre à nos attentes, ont pour fonction de consoler, de guérir, d’apaiser. Les mettant toutes dans le même sac, Octavio Paz écrit dans La Flamme double, essai sur l’amour : « Le baume qui cicatrise la blessure se nomme religion ; le savoir qui nous amène à vivre avec notre blessure se nomme philosophie. »

Et la haute folie, pourrions-nous ajouter, qui nous fait vivre de notre blessure, se nomme mystique. La mystique chrétienne étant celle qui nous fait vivre des blessures du Christ, et de la vie jaillissant de son côté en particulier. On retrouve cette idée dans un jeu de mots que fait en latin saint Bernard, méditant sur le Crucifié : le clou (clavus) qui a percé la chair de Jésus, aux mains et aux pieds, devient une clef (clavis) qui « ouvre le mystère de ses desseins ». Ce qui blesse est aussi ce qui sauve.

Il existe donc une blessure de l’âme inhérente à notre humanité, une blessure propre à notre âme qui la rend spécifiquement humaine (et non plus seulement végétative ou sensitive) et qui fait de l’homme, ici-bas, un éternel insatisfait, un inquiet de nature. Les sagesses de ce monde cherchent à colmater cette brèche qui nous ouvre sur l’infini, car elle est identifiée comme une source d’angoisse, de souffrance, d’inquiétude. Les choses seraient tellement plus simples si nous n’aspirions à rien d’autre que ce qui se trouve être.

On peut considérer que c’est en raison de sa blessure par le péché que notre âme cherche à en finir avec sa blessure par l’infini. Et que d’abord elle l’éprouve comme une blessure.

Quoi qu’il en soit, l’échappatoire nous demeure toujours loisible. Elle consiste à vouloir avoir enfin la paix, que l’infini, dont nous sommes transis, cesse de nous incommoder, de nous donner mauvaise conscience, de nous tirer vers le haut, de nous obliger à toujours plus, de nous amener à toujours tout remettre en question, à ne nous satisfaire de rien de mondain. Nous pouvons chercher à l’oublier, à en fuir les exigences, par exemple en nous immergeant dans une vie professionnelle trépidante et mille distractions grâce auxquelles nous n’avons simplement « plus le temps d’y penser ». Oublier l’immémorial appel en nous de l’infini, cette option reste possible, et elle est même d’emblée permise par Dieu qui, comme on le voit dès le récit de la Genèse, ne cherche rien tant qu’à rendre sa Création la plus intégralement autonome, de manière à ce qu’elle n’ait plus besoin de Lui, jusqu’à pouvoir se séparer de Lui. Le projet divin était, et demeure, que nous puissions nous passer de Lui, que notre relation à Lui soit parfaitement libre, c’est-à-dire fondée sur le désir et non sur le besoin. Le Dieu de la Bible ne s’impose en rien [27]. Mieux : il se laisse oublier [28]. Dieu, dans cette mesure, n’est pas nécessaire à notre bonheur (naturel), il n’est qu’un plus, gratuit, une pure grâce. Mais malheureux sont ceux qui se contentent de ce peu qu’est le bonheur naturel, alors qu’il leur est offert tellement plus !

L’homme, ici-bas, pourrait donc, sans la grâce, être heureux. Pleinement, sans doute. Heureux, oui, mais homme ? L’expérience même que nous faisons de ce qui semble nous suffire demeure frelatée, troublée par la conscience que nous avons, fût-elle confuse, que nous ne pouvons vraiment nous satisfaire de rien de fini : dès lors que nous avons goûté à la béatitude, à la vie éternelle, dès donc que nous l’avons un tant soit peu entrevue, appréhendée, éprouvée, si peu que ce soit, cette expérience là donne un goût de cendre à tous les bonheurs possédés. Le bonheur, dès lors, serait de posséder un certain nombre de choses ou qualités ; la béatitude, quant à elle, serait d’être non seulement dépossédé mais possédé, au sens d’habité par plus que nous-mêmes. L’homme ayant une fois eu l’idée de l’infini – et cela est constitutif de son humanité –, cette idée ne peut plus le quitter, elle continue de le tarauder au cœur même de son bonheur purement terrestre. Le prétendu bonheur exclusivement terrestre, justement, ne le serait que d’exclure un au-delà du terrestre (un infini), ce qui suppose de l’appréhender : celui qui dit "je me contente d’un bonheur exclusivement terrestre" sait donc qu’il pourrait avoir part à plus. Aux yeux de Dieu, malheureux est-il de se contenter de si peu [29] ! Le monde n’est pas la patrie de l’homme [30], et toute logique de la demeure y butte sur le caractère plus originaire de la non-domiciliation, de l’Unzuhause (Heidegger). Chaque chose a son lieu, l’homme seul est sans lieu mondain : son lieu le projette hors monde. Il ne lui faut pas moins que ce plus que tout, lui qui n’est à l’abri de rien parce qu’en quête de tout.

Thibaud de La Hosseraye, marié, trois enfants. DEA de philosophie, H.E.C, lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques, consultant.

[1] « Déchirez votre cœur, et non vos vêtements » (Jl 2, 13).

[2] Psaumes, 57, 4.

[3] Le Château intérieur, 6ème Demeure, chapitre II. Thérèse d’Avila ajoute : « Il n’est pas possible de décrire et d’exprimer de quelle manière l’âme est ainsi blessée par son Dieu, non plus que l’excès de douleur qui l’emporte et lui dérobe en quelque sorte la conscience d’elle-même. Mais cette douleur est si savoureuse qu’elle surpasse tous les plaisirs de la vie. L’âme, je le répète, voudrait mourir sans cesse d’un tel mal. »

[4] La vive Flamme d’amour, 2ème cantique, 2ème vers. Nous citons l’édition du P. Silverio de Santa Teresa, Burgos, 1929-31. Trad. Hoornaert, p. 177. Notons aussi que Syméon annonce à Marie que son fils amènera « la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël », précisant : « Et toi-même, un glaive te transpercera l’âme ! » (Lc, 2, 34-35)

[5] Albin Michel, 2005, p.19.

[6] Georges Bataille écrit dans Le Coupable : « Il n’est pas d’être sans fêlure, mais nous allons de la fêlure subie, de la déchéance, à la gloire (à la fêlure aimée). »

[7] Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu : « Personne n’est satisfait longtemps de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu’il n’y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se représenter tous ses désirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir. Il dépend de chacun de garder l’attention fixée sur cette vérité ».

[8] Pierre-Marie Hasse, Le Cercle sur l’abîme. Éléments d’une théorie de la non-contradiction, 2008, p.313.

[9] Idéal parfaitement méprisable, selon Nietzsche : « Il faut laisser le bonheur au plus grand nombre, je veux dire le bonheur considéré comme paix de l’âme, comme vertu, comme confort, épicerie anglo-angélique à la Spencer » (La Volonté de puissance, § 450). La recette du bonheur du « dernier homme » est la suivante : l’élimination ingénieusement programmée de tout ce qui, dans la réalité, est source de conflits, de luttes, de tension, donc de dépassement, de transcendance. Il s’agit de réduire la vie humaine à une somnolence jouisseuse et ininterrompue. On reconnaît là l’idéal de la moderne « société de consommation », version technique et publicitaire du nihilisme passif.

[10] Ainsi chez Aristote, la limitation est une condition de la perfection : la perfection, c’est la finition (au sens d’un produit fini). L’homme a à se finir, et d’abord en en finissant avec sa propension à l’infini.

[11] Pensées, VII, 498.

[12] Léo Strauss ridiculisait le relativisme des valeurs en disant : « Si tout se vaut, alors le cannibalisme est une affaire de goût ».

[13] Boris Cyrulnik, L’Ensorcellement du monde, éditions Odile Jacob, 1997.

[14] Charles Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., 1961, p.1386-1391.

[15] Jr 30, 12.

[16] « Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36, 26)

[17] La vraie vie de l’âme réside dans l’inconfort d’une tension vers un toujours plus. Dans une lettre qu’il écrivit le 26 octobre 1927, Georges Bernanos dit à son correspondant : « Il vous faut sortir de vous. C’est un déchirement. Impossible de vivre sans se déchirer. Rien à faire. J’ai essayé. » L’exigence philosophique, comme la démarche spirituelle, consiste à ouvrir l’âme à de plus hautes réalités pour s’en nourrir. Platon dit ainsi de l’homme qu’il est comme une plante spirituelle, dont les racines plongent au ciel.

[18] P-M Hasse, Le Cercle sur l’abîme, p. 234, 2008.

[19] Si nous manquions de toute santé, nous ne serions pas même malades. Si nous n’étions aucunement libres, nous ne pourrions être esclaves ni en ressentir le joug. « Le manque absolu n’engendre que l’indifférence à l’égard du manque », relève Nietzsche (Fragments posthumes). C’est pourquoi, aussi, « on ne peut aimer d’aucune manière ce qu’on ignore tout à fait » (Saint Augustin, De trinitate, X, 1, 1).

[20] Vivre sans passion est-il seulement désirable ? « Je préfère être malheureux de temps en temps parce que je n’arrive pas à obtenir ce que je veux, qu’heureux tout le temps parce que je n’ai envie de rien ! », s’exclame Georges Wolinski. Comme l’écrit saint Augustin, tout bien pesé, « celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion » ; « il y a une grande différence entre le refoulement du désir par l’âme désespérée et son expulsion de l’âme guérie », car à ce compte, mieux vaut ne pas guérir.

[21] Simone Weil, La Pesanteur et la grâce : « Le mal, quand on y est, n’est pas senti comme mal, mais comme nécessité, ou même comme devoir ». Il faut ne pas y être totalement pour le ressentir comme un mal.

[22] Répondre au mal par un bien, c’est le seul moyen de le châtier ; y répondre par un mal, c’est lui donner ce qu’il veut, donc le récompenser, le confirmer, lui donner raison, le renforcer.

[23] Le plus misérable serait de ne pas s’éprouver misérable (« un arbre ne se connaît pas misérable », Pensées, fr. 397, éd. Brunschvicg). Inversement, plus on se purifie, plus fort il nous blesse et donc suscite notre vigilance : d’où la tentation mortelle de s’anesthésier, le plus complètement possible, sous couvert de sagesse et, pire que tout, de bienveillance.

[24] Pierre-Marie Hasse, Mystagogies, p. 64 sq.

[25] Cahiers, tome II.

[26] Cahiers, tome III.

[27] On connaît la formule d’Hölderlin, souvent citée par Simone Weil : « Dieu a créé le monde comme la mer les continents : en se retirant. »

[28] « L’Éternel est oublié parce qu’il est l’Éternel. De ce qui demeure, pourquoi faire mémoire ? Ce qui jamais ne saurait manquer, pourquoi y prendre garde ? Au toujours présent il y a toujours plus urgent que d’être présent. Et c’est ainsi le plus présent qui est aussi le plus oublié. […] Ce n’est pas en raison de sa nature oublieuse que l’homme oublie le Principe ; si le Principe est oublié, c’est d’abord parce qu’il est le Principe. Car il est du Principe de se laisser oublier en tout ce qui le suppose pour être. » (Pierre-Marie Hasse, op. cit.) Le Fondement est occulté car il est ce sur quoi tout repose et qui le dissimule donc à la vue.

[29] « Prendre soin de son âme » (cf. Platon, Apologie de Socrate), c’est ne cesser de la maintenir ouverte aux réalités d’en haut pour en recevoir une pureté à laquelle elle s’est rendue étrangère, non la refermer stérilement sur elle-même.

[30] Il est « un dieu tombé qui se souvient des cieux » (Lamartine).

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