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La Bible : quand Dieu entre en littérature ?

Gabriel Nanterre

Le croyant interrogé sur cette question répondra sans doute « non », avec un peu d’indignation dans la voix. Pour lui, rapprocher la Sainte Écriture des œuvres d’Homère ou de Corneille (si estimables soient-elles), c’est la faire descendre de son piédestal et la comparer à ces productions humaines, admirables au demeurant.

Pourtant, les raisons ne manquent de faire remarquer que la Bible ressortit (aussi) de l’histoire de la littérature. Elle nourrit en son sein des « genres » que l’on dit justement « littéraires » : poésie, épopée, proverbes, etc... De toute évidence, sa poésie, celle des psaumes ou des prophètes, prétend à une forme qui soit belle, usant des ressources de la langue hébraïque (parallélisme, allitération, etc...) au service d’un projet spirituel.

Mais tout cela suffit-il à faire de la littérature ? Qui verra de l’art dans le fatras des lois et des prescriptions du Lévitique, dans les généalogies sèches de la Genèse ou des Chroniques ?

En fait, on s’aperçoit vite que la question interroge moins la Bible que la littérature elle-même. Quelle est cette littérature qui laisserait à part la production biblique, alors qu’on n’hésite pas à faire rentrer dans sa définition le folklore des peuples les plus primitifs, les textes sacrés de l’Inde, ou les hymnes homériques ? Ne serait-ce pas le signe que déjà on ne considère comme littérature que le « beau » cherché pour lui-même, détaché du « vrai » et du « bien » ? Libre à quelque esthète blasé de l’Occident vieillissant de créditer le Mahabharata ou les Avesta d’une valeur littéraire (sic !) qui tient à l’étrangeté du style, à la fulgurance des images. Mais la Bible, c’est autre chose...

La Bible n’est pas composée, c’est vrai, dans cette optique esthétique. Mais pas plus les dialogues de Platon ou les poèmes de saint Jean de la Croix. N’empêche que leur beauté est indéniable et frappe tout lecteur tant soit peu attentif. Si l’on veut réintégrer la Bible dans la littérature mondiale (et les tentatives actuelles de « réinculturation » des petits Français dans leur héritage y poussent), il faudra accepter que la littérature soit autre chose qu’un divertissement d’amateurs. Le vrai lui est consubstantiel. Toute parole forte et profonde secrète la forme qui lui sert d’épiphanie.

La sobre grandeur de la généalogie de Jésus en saint Matthieu n’a recours à aucun artifice littéraire, néanmoins elle dit avec une force singulière le flux des générations et leur « ordre ». La chaîne héréditaire est secrètement traversée par un fil de trame qui, de Tamar à Marie en passant par Booz, Ruth et Bersabée, dit la liberté, la grâce et le péché.

Généalogie de Jésus-Christ, Fils de David, fils d’Abraham.
Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ; Judas engendra Pharès et Zara, de Thamar ; Pharès engendra Esrom ; Esrom engendra Aram ; Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naasson ; Naasson engendra Salmon ; Salmon engendra Booz, de Rahab ; Booz engendra Jobed, de Ruth ; Jobed engendra Jessé ; Jessé engendra le roi David.
David engendra Salomon, de la femme d’Urie ; Salomon engendra Roboam ; Roboam engendra Abia ; Abia engendra Asa ; Asa engendra Josaphat ; Josaphat engendra Joram ; Joram engendra Ozias ; Ozias engendra Joatham ; Joatham engendra Achaz ; Achaz engendra Ezéchias ; Ezéchias engendra Manassé ; Manassé engendra Amon ; Amon engendra Josias ; Josias engendra Jéchonias et ses frères, au temps de la déportation de Babylone.
Après la déportation de Babylone, Jéchonias engendra Salathiel ; Salathiel engendra Zorobabel ; Zorobabel engendra Abioud ; Abioud engendra Eliakim ; Eliakim engendra Azor ; Azor engendra Sadoc ; Sadoc engendra Achim ; Achim engendra Elioud ; Elioud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Matthan ; Matthan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, appelé Christ. (Mt 1, 1-17, trad. E.Osty)

De même, le Lévitique, si décrié, n’ignore pas la rhétorique : le refrain « Je suis le Seigneur » qui ponctue la « Loi de Sainteté » le dit assez. Il nous faudra accepter de retrouver, dans cet énoncé concis et apodictique, la force de celui qui arrache les siens aux sortilèges du paganisme.

Yahvé parla à Moïse en ces termes : Parle aux fils d’Israël ; tu leur diras : Je suis Yahvé, votre Dieu. Comme on fait au pays d’Égypte où vous avez habité, vous ne ferez pas ; comme on fait au pays de Canaan où je vais vous faire entrer, vous ne ferez pas ; leurs ordonnances, vous ne les suivrez pas. Ce sont mes règles que vous exécuterez, mes ordonnances que vous observerez et suivrez : je suis Yahvé, votre Dieu ! Vous observerez mes ordonnances et mes règles, que l’homme doit exécuter pour en vivre ; je suis Yahvé !
Aucun homme n’ira vers sa proche parente pour en découvrir la nudité : je suis Yahvé !
Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni la nudité de ta mère. C’est ta mère : tu ne découvriras pas sa nudité.
Tu ne découvriras pas la nudité de la femme de ton père : c’est la nudité de ton père.
Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère, née à la maison ou née hors de la maison : tu n’en découvriras pas la nudité.
Tu ne découvriras pas la nudité de la fille de ton fils, ni de la fille de ta fille ; car c’est ta nudité.
Tu ne découvriras pas la nudité de la fille de la femme de ton père, née de ton père : c’est ta sœur ; tu ne découvriras pas sa nudité.
Tu ne découvriras pas la nudité de la sœur de ton père ; c’est la chair de ton père.
Tu ne découvriras pas la nudité de la sœur de ta mère ; car c’est la chair de ta mère.
Tu ne découvriras pas la nudité du frère de ton père ; tu ne t’approcheras pas de sa femme ; c’est ta tante.
Tu ne découvriras pas la nudité de ta bru : c’est la femme de ton fils ; tu ne découvriras pas sa nudité.
Tu ne découvriras pas la nudité de la femme de ton frère : c’est la nudité de ton frère.
Tu ne découvriras pas la nudité d’une femme et de sa fille ; tu ne prendras ni la fille de son fils, ni la fille de sa fille pour découvrir leur nudité : c’est sa chair ; ce serait une infamie.
Tu ne prendras pas une femme en plus de sa sœur pour en faire une rivale, en découvrant sa nudité à côté de celle de ta femme, de son vivant.
Tu ne t’approcheras pas d’une femme qui est dans la souillure de son impureté, pour découvrir sa nudité.
Tu n’auras pas commerce avec la femme de ton prochain, pour en devenir impur.
Tu ne livreras rien de ta progéniture pour le faire passer à Molek, et tu ne profaneras pas le nom de ton Dieu : je suis Yahvé !
Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination.
Tu n’auras pas commerce avec quelque bête que ce soit, pour en devenir impur. Une femme ne s’offrira pas à une bête pour s’accoupler avec elle : c’est un crime.
Ne vous rendez impurs par rien de tout cela ; car c’est par tout cela que se sont rendues impures les nations que je vais chasser devant vous. La pays est devenu impur ; je l’ai châtié pour sa faute, et le pays a vomi ses habitants. Pour vous, vous observerez mes ordonnances et mes règles, vous ne ferez aucune de ces abominations-là, ni l’indigène, ni l’étranger résidant au milieu de vous. Car toutes ces abominations, les gens qui étaient dans le pays avant vous les ont faites, et le pays est devenu impur. Mais le pays ne vous vomira pas si vous le rendez impur, comme il a vomi la nation qui y était avant vous. Car tous ceux qui feront l’une quelconque de ces abominations, ces personnes qui les feront seront retranchées du milieu de leur peuple. Vous observerez donc mon observance, en n’exécutant aucune de ces ordonnances abominables qui s’exécutaient avant vous, et vous ne vous rendrez pas impurs par elles : je suis Yahvé, votre Dieu ! (Lv 18, 1-30, trad. E. Osty)

L’art de conter, très sensible dans les paraboles de Jésus, n’est pas absent des récits épiques (sortie d’Égypte, traversée du Jourdain, prise de Jéricho...), mais on le retrouve, si l’on veut bien lire avec un peu de finesse, dans le premier livre de Samuel où un narrateur contemporain suit avec une précision visuelle les événements, n’hésitant pas à surcharger le fil de son histoire de la merveilleuse aventure du choix de Saül, pourtant bien inutile à la conclusion de l’ensemble.

Il est vrai que le fil littéraire est souvent perturbé par les additions qu’apportent les traditions successives, inspirées par le désir de ne rien laisser perdre de la mémoire croyante d’Israël, et plus rarement par le souci d’introduire une cohérence formelle. La non-réécriture d’ensemble laisse souvent au texte biblique ce caractère rugueux, voire de vraies contradictions, qui pourraient paraître l’éloigner absolument de toute perspective littéraire.

Mais ces coutures (auxquelles nous prêtons peut-être une attention excessive depuis que la critique littéraire nous a amenés à distinguer des sources) font peut-être aussi partie de la richesse de l’ensemble : la complexité du texte, couturé mais splendide, qui laisse entrevoir au-delà de la lettre la richesse pleine de bigarrures de la parole de Dieu.

Jacob quitta Bersabée et s’en alla vers Hâran. Il atteignit un certain lieu et s’y arrêta pour la nuit, car le soleil était couché. Prenant une des pierres du lieu, il en fit son chevet et se coucha en ce lieu. Il eut un songe : voilà qu’une échelle était dressée à terre et son sommet touchait le ciel, et voilà que des anges de Dieu y montaient et descendaient. Et voilà que Yahvé se tenait debout près de lui ; il dit « Je suis Yahvé, le Dieu d’Abraham, ton père, et le Dieu d’Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, c’est à toi que je la donnerai, ainsi qu’à ta descendance. Ta descendance sera comme la poussière de la terre ; tu déborderas à l’ouest et à l’est, au nord et au midi, et par toi se béniront toutes les familles de la terre, par toi et par ta descendance. Et voici que moi, je suis avec toi ; je te garderai partout où tu iras et je te ramènerai vers ce sol, car je ne t’abandonnerai pas, que je n’aie fait ce que je t’ai dit. »
Jacob se réveilla de son sommeil, et il dit : « En vérité, Yahvé est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! » Il eut peur et dit : « Que ce lieu est terrible ! Ce n’est rien moins qu’une maison de Dieu, et c’est la porte du ciel. » Jacob se leva de grand matin, prit la pierre dont il avait fait son chevet, la plaça en stèle et versa de l’huile sur son sommet. Il appela ce lieu du nom de Béthel, mais primitivement le nom de la ville était Louz.
Jacob voua ce vœu : « Si Dieu est avec moi et s’il me garde dans ce voyage que j’entreprends, s’il me donne du pain à manger et des habits pour me vêtir, si je reviens sain et sauf dans la maison de mon père, Yahvé sera mon Dieu, et cette pierre que j’ai placée en stèle sera une maison de Dieu, et de tout ce que tu me donneras je te paierai fidèlement la dîme. » (Gn 28, 10-22, trad. E. Osty)

Gabriel Nanterre, Gabriel Nanterre, agrégé de Lettres classiques, ancien assistant à la Faculté des Lettres de Paris XII.

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