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La Colombe et le Serpent

Colonel (cr) Irénée Saint-Georges
Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes. (Mt 10, 16)

Paix du monde, Paix de Dieu

« Je vous laisse ma Paix ; c’est ma Paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne » [1]. Le Christ distingue deux paix et deux moyens de les donner. Le contexte dans lequel sont prononcées ces paroles, la Cène, indique la voie par laquelle Jésus fait aux hommes le don de sa paix : la mort sur la Croix et la Résurrection. En cela, la paix du Christ est totale, car elle est la victoire définitive sur le péché qui est source de toute division : elle est réconciliation de l’homme avec Dieu, avec son prochain, avec lui-même. Cette paix est eschatologique : le Christ accomplit pleinement sur la Croix les promesses bibliques du don du shalom, plénitude de vie, qui ne sera totalement réalisée qu’à la fin des temps. Jésus-Christ est le « Prince de la paix », annoncé à l’humanité par les anges dans la nuit de Noël : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu’Il aime » [2].

Tout autre est la paix du monde. Notons que le terme de « monde » chez saint Jean désigne ce qui, dans notre humanité, est touché par le péché. Par l’expression « paix du monde », le Christ désigne toutes ces réconciliations imparfaites et fragiles, résultat d’un intérêt bien compris, par lesquelles les hommes mettent provisoirement un terme aux conflits qui les déchirent. Telle est, bien souvent, la paix civile qui n’est que la suspension de la guerre, paix imposée par les vainqueurs, paix sans véritable pardon, paix parfois plus injuste que la guerre elle-même. L’auteur du livre d’Ezéchiel [3] la compare à un crépi posé sur une muraille pour en masquer les lézardes : qu’il y ait une pluie torrentielle (…) et voilà le mur abattu ! Ils égarent mon peuple, dit Yavhé par la bouche du prophète, en disant : « Paix ! » alors qu’il n’y a pas de paix.

Le réalisme eschatologique de l’Église

« L’antique fléau de la guerre » [4] dont est frappé le monde est clairement lié dans la Genèse au péché originel : l’épisode de Caïn et Abel, symbole d’une humanité livrée aux luttes fratricides, suit directement le récit de la chute. Dans un monde livré au péché, aucune paix définitive n’est possible jusqu’au retour du Christ et sa victoire sur la mort. Les contre-utopies d’Huxley [5] et d’Orwell [6], la parabole du grand Inquisiteur [7] montrent combien la volonté de mettre un terme au chaos de l’histoire en imposant la paix par le bien-être matériel ou l’équilibre de la terreur mène l’humanité à sa perte. La tentation de Babel, à laquelle notre époque n’échappe peut-être pas, a ceci de pervers qu’elle est volonté d’unir les hommes sans extirper la racine de la violence qu’est le péché. La paix civile n’est donc qu’un moindre mal, pas la fin ultime de l’humanité. La cité véritablement pacifiée n’est pas de ce monde ; c’est dans un « ciel nouveau » et une « terre nouvelle » que saint Jean voit la Jérusalem Céleste : Voici la demeure de Dieu avec les hommes (…). Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri, de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. [8]

Mais l’avènement de la Jérusalem Céleste n’est pas rejeté dans un au-delà de l’histoire : aujourd’hui, nous sommes dans les derniers temps ; au cœur de la cité des hommes se bâtit la Cité de Dieu. Il y a une urgence à œuvrer à la paix de Dieu, y compris dans le clair-obscur des politiques humaines. En ce sens, toute recherche sincère d’une paix civile qui soit véritablement juste est une aspiration au retour du Christ. Les pères du Concile Vatican II résument en ces termes le réalisme eschatologique de l’Église : « Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ. Mais, dans la mesure où, unis dans l’amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence jusqu’à l’accomplissement de cette parole : Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. On ne lèvera pas le glaive nation contre nation et on n’apprendra plus la guerre (Is 2, 4) » [9]

Le combat pour la paix

C’est donc à un combat pour la paix que Dieu nous appelle. Dans son Apocalypse, saint Jean présente la tension des fins dernières comme une bataille : Je vis alors la Bête, avec les rois de la terre et leurs armées rassemblées pour engager le combat contre le cavalier et son armée. [10] Dans sa lettre aux Ephésiens, saint Paul utilise la métaphore filée de l’armure pour décrire le combat spirituel : Revêtez l’armure de Dieu (…) Tenez-vous donc debout, avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse, et pour chaussures le Zèle à propager l’évangile de la paix ; ayez toujours en main le bouclier de la Foi (…) ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l’esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. [11] On aurait tort de voir dans ces citations de simples métaphores guerrières. Le combat spirituel pour la paix prend sa source dans le combat ultime du Christ contre le mal : l’agonie du Christ est, au sens étymologique du terme, la lutte [12] qui nous apporte la paix ; Gethsémani nous révèle que le combat peut ne pas être le déchaînement de la violence, mais l’engagement de tout l’être, au risque du sacrifice. C’est peut-être également en ce sens que le Christ affirme : Ne pensez pas que je suis venu apporter la paix (…) mais le glaive [13].

La paix civile, elle aussi, non seulement se gagne, mais se conserve les armes à la main. Elle est le fruit d’un constant rapport de forces, qui n’est nullement suspendu par l’arrêt des combats. Ce paradoxe est bien résumé par les quarante années de guerre froide qui furent pour les nations occidentales, qui s’étaient déchirées au cours des deux conflits mondiaux, quarante années de « paix nucléaire ». Sans coercition, il n’est pas de paix civile pour notre monde dont le régime normal est celui de la guerre. A proprement parler, la vocation chrétienne du soldat est d’être un « artisan de paix », car le combat pour la paix civile, s’il est mené à la lumière de l’Évangile, participe au combat eschatologique du Christ contre les forces du mal.

Pour une éthique chrétienne de la guerre

Il est donc du devoir des théologiens de ne pas abandonner le champ de l’éthique des conflits armés. La théologie de la paix développée par l’Église doit être accompagnée d’une éthique de la guerre adaptée au contexte géostratégique qui est le nôtre aujourd’hui. On ne peut que regretter l’abîme d’incompréhension qui sépare bien souvent les théologiens et les spécialistes de la défense authentiquement chrétiens. Il ne s’agit pas pour l’Église de donner sa bénédiction à tel ou tel conflit, ou de prendre parti sur l’échiquier mondial, mais d’apporter aux gouvernants et aux responsables militaires une aide indispensable dans le discernement qu’ils ont à mener.

La doctrine classique de l’Église sur la question des conflits armés a pendant longtemps été appelée théorie de la « guerre juste ». Elaborée à partir de la théologie de saint Augustin [14], elle a été progressivement mise en forme par saint Thomas [15], puis au XVIème siècle par le dominicain Vitoria et le jésuite Suarez, véritables fondateurs du droit international. La notion de « guerre juste » est aujourd’hui récusée par de nombreux théologiens qui lui préfèrent celle de « légitime défense » : à proprement parler, aucune guerre n’est juste, et l’expression a souvent servi à justifier les pires atrocités. Mais sur le fond, la doctrine de l’Église sur la question est restée la même, comme on le voit à la lecture de l’article « guerre » du Catéchisme de l’Église catholique. L’Église affirme la nécessité d’œuvrer pour éviter les guerres, mais reconnaît aux gouvernements le « droit de légitime défense » « une fois épuisées toutes les possibilités de règlements pacifiques » [16]. Pour que l’on puisse parler de « légitime défense », il faut à la fois :

  • que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain.
  • que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces.
  • que soient réunies les conditions sérieuses de succès.
  • que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition. [17]

L’application des critères de la guerre juste, ou de la légitime défense à la situation géostratégique contemporaine n’est pas sans poser un certain nombre de questions. En voici quatre qui invitent à une réflexion théologique renouvelée. Le présent article ne prétend pas apporter des réponses (c’est la tâche des autorités de l’Église et des spécialistes en théologie morale), mais pointer des problèmes qui pourraient être ceux d’une éthique chrétienne de la guerre aujourd’hui.

Quelle doctrine nucléaire après la guerre froide ?

Des années 1960 à la chute de l’empire soviétique, la doctrine de défense de la France s’est appuyée en grande partie sur une doctrine d’emploi de l’arme nucléaire. Malgré la décision du président Chirac de mettre un terme aux essais la concernant, l’arme nucléaire est encore inscrite au cœur de notre système de défense. Or, depuis 1989, la situation géostratégique a profondément changé, et par le fait même, les conditions qui rendent légitime la dissuasion nucléaire ne sont plus les mêmes. Durant la guerre froide, cette dernière reposait sur un équilibre de forces nettement identifiées, maîtrisées par des États responsables. La réflexion morale autour de la dissuasion nucléaire d’une part, et de l’emploi de l’arme nucléaire d’autre part, s’articulait autour de la question de la proportionnalité des moyens, autrement dit, autour du cinquième critère de la légitime défense, condition étudiée par Vitoria. Aujourd’hui, les risques sont polymorphes, la menace est diffuse, et le rapport du fort au fort devenu rapport du fort au faible. Dans ce contexte, comment penser une dissuasion nucléaire qui soit moralement légitime ? Par exemple, est-il moralement permis de répondre par l’arme nucléaire à un attentat terroriste de très grande ampleur utilisant des armes de destruction massive ? Dans le contexte de l’après guerre froide, la proportionnalité des moyens et la légitimité de l’autorité détentrice de la force sont au centre de la réflexion sur la légitime défense.

La guerre sans État

Les critères d’une légitime défense sont adaptés à des conflits armés entre États. Cela s’explique par le contexte dans lequel ils ont été forgés, celui des guerres entre nations européennes. Or, notre époque connaît des conflits qui ne correspondent pas à des guerres classiques. La « lutte contre le terrorisme », menée par les nations occidentales depuis les attentats du 11 septembre 2001, n’est pas une guerre entre États. Il semble donc important de penser une légitime défense qui ne se réduise pas aux seuls conflits armés entre nations. De plus, l’affaiblissement de certains États, le passage d’un monde bipolaire à un monde multipolaire dominé par une seule super puissance, le déséquilibre énorme des forces en présence sont à l’origine de conflits certes menés par des États, mais qui ne correspondent pas aux conditions classiques d’une guerre. Au fond, c’est une réflexion sur la souveraineté des États, considérée classiquement comme le fondement de la légitime défense, qui doit être menée.

Les conflits contemporains sont marqués à la fois par une volonté affichée des nations occidentales de mener des guerres « propres » [18] et par une terrible régression tant au niveau du droit des conflits armés que de la maîtrise de la violence. L’humanisation de la guerre, qui a toujours été aux yeux de l’Église le corollaire d’une légitime défense, est une tâche d’autant plus urgente que nombre de conflits que nous connaissons sortent du cadre traditionnel de la guerre, régie par les conventions de Genève et de La Haye.

Légitime défense et devoir d’ingérence

Comme nous l’avons indiqué plus haut, la notion de « guerre juste » a progressivement été remplacée dans les discours des théologiens et du Saint-Siège par la notion de « légitime défense », à tel point que certains y ont vu la condamnation de toute guerre offensive. Or, le Saint-Siège a repris à son compte la notion d’ « ingérence humanitaire », progressivement élaborée depuis les années 80, qui implique l’offensive sur le plan militaire : « “l’ingérence humanitaire” (…) représente, après l’échec des efforts de la politique et des instruments de défense non-violents, la tentative extrême à laquelle on doit avoir recours pour arrêter la main de l’agresseur injuste. » [19] En déclarant légitime l’intervention militaire au Kosovo en 1999 en raison de l’urgence humanitaire, Jean-Paul II semble avoir opéré une rupture dans le discours du Saint-Siège à deux titres. D’une part, l’intervention aérienne de l’OTAN était indéniablement offensive. D’autre part, elle ne fut pas accompagnée d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, et ne concernait pas un État membre de l’OTAN, ou ayant signé des accords de défense avec des membres de l’OTAN, alors que, tout au long du XXème siècle, le Saint-Siège avait toujours insisté sur le rôle des instances internationales et le respect du droit international dans le règlement des conflits. On pourrait ajouter que la bénédiction donnée à une intervention extérieure dans un conflit de souveraineté soulevait une question quant au rôle de l’État, qui était traditionnellement considéré comme seul détenteur du droit de légitime défense. Enfin, toute intervention militaire au nom de l’ « ingérence humanitaire » est, en partie du moins, préventive, dans la mesure où il s’agit d’empêcher une agression injuste. Dans un contexte international où certaines nations sont tentées de donner à la guerre préventive une place centrale dans les fondements d’un ordre mondial, on voit la nécessité d’interpréter avec précision et rigueur le critère dit de la « juste cause », qui implique que « le dommage infligé par l’agresseur (…) soit durable, grave et certain ».

Comme dans tout domaine de la théologie morale, la réflexion chrétienne sur la légitime défense repose sur des principes intangibles et sur une casuistique au vrai sens du terme, c’est-à-dire sur une étude des cas. Sans cette dernière, la morale n’a pas de prise sur le réel. Penser une éthique de la guerre adaptée aux conditions géostratégiques de notre temps s’impose comme une mission pour l’Église dans son combat pour la paix.

Colonel (cr) Irénée Saint-Georges , ancien chef de corps du 7ème régiment de Dragons. Président de l’association « Le sabre et le goupillon », cercle d’études en théologie et questions militaires.

[1] Jn 14, 27.

[2] Mt 2, 14.

[3] Voir Ez 13, 10-16.

[4] Catéchisme de l’Église catholique, n° 2308.

[5] A. Huxley, Le meilleur des mondes, traduit par J. Castier, Plon, coll. « Pocket ».

[6] G. Orwell, 1984, traduit par A. Audiberti, Gallimard, coll. « Folio ».

[7] F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduit par P. Pascal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».

[8] Ap 21, 3-4.

[9] Gaudium et spes, 78, 3.

[10] Ap 19, 19.

[11] Voir Ep 6, 10-17.

[12] Agôn en grec signifie « lutte ».

[13] Lc 12, 51.

[14] Voir la Cité de Dieu, XIX, 7.

[15] Voir la Somme théologique, IIa IIae, qu. 40, art. 1.

[16] Catéchisme de l’Église catholique, n° 2308.

[17] Catéchisme de l’Église catholique, n° 2309.

[18] On notera toutefois que le conflit actuel en Irak marque l’abandon définitif par les Américains du concept de « guerre 0 mort ».

[19] Jean-Paul II, discours aux militaires sur la place Saint Pierre, le 19 novembre 2000, à l’occasion du jubilé des militaires.

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