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La Toute Puissance de Dieu le Père

Mgr Jean-Pierre Batut , Résurrection

Les propos qui suivent reprennent l’essentiel [1] d’un entretien que le P. Jean-Pierre Batut a accordé à Résurrection le 2 avril dernier. Au début de l’entretien, il nous a confié une réflexion de Mgr Henrici [2] entendue pendant ses études et qui fut au principe de son travail : « De nombreuses catastrophes théologiques proviennent de la traduction déficiente du grec pantocrator par le latin omnipotens ».

La réflexion se présentera donc en deux temps : nous définirons d’abord l’expression « tout-puissant » (origines et traductions grecque et latine). Puis, nous nous demanderons en quoi cette définition est originale, ce qu’elle nous apprend sur Dieu et ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes.

Que veut dire « Père tout-puissant » ?

Pour chercher l’origine du terme pantocrator, il suffit de relire la première phrase du Credo  : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ». Le Concile de Nicée fut assurément un tournant théologique pour la pensée chrétienne : tout au souci d’affirmer la consubstantialité du Fils avec le Père, le Concile rendit possible un transfert du terme pantocrator sur la personne du Christ, transfert qui fut effectif dès la fin du IVe siècle [3]. Il est possible de déceler cette évolution aussi bien dans l’iconographie occidentale que dans l’iconographie orientale, des mosaïques absidiales aux coupoles byzantines.

Dès lors, « tout-puissant » est perçu comme un attribut divin, plus que comme un titre du Père : c’est pourquoi les recherches sur l’expression « tout-puissant », en tant que titre du Père, doivent se porter plutôt sur des Pères antérieurs au Concile de Nicée. Les principaux furent saint Théophile d’Antioche, saint Irénée, saint Hippolyte de Rome [4], et enfin Origène.

Dans l’Ancien Testament, Dieu est nommé en hébreu Sabaoth. Ce terme, difficile à traduire, est souvent employé par les prophètes dans une perspective essentiellement eschatologique et universaliste, en tant qu’il désigne le « Dieu des armées » et qu’il s’agit moins des armées terrestres que des armées célestes. Auprès de Dieu existent des myriades d’êtres vivants auxquels l’Ancien Testament donne des noms très divers : anges, archanges, chérubins, séraphins… Dieu apparaît ainsi comme le « Dieu de l’Univers », ainsi qu’on a choisi de traduire Sabaoth dans le Sanctus de la messe. Rappelons au passage que l’acclamation « Saint, Saint, Saint le Seigneur, Dieu de l’Univers » provient de la théophanie dont Isaïe est témoin dans le Saint des Saints du Temple, et qu’elle est attribuée aux Séraphins (eux-mêmes proches des Chérubins qui siégeaient de part et d’autre du propitiatoire de l’arche d’alliance – cf. Is 6, 3).

Lorsqu’il fallut traduire la Bible de l’hébreu en grec, avant l’ère chrétienne, aucun terme ne correspondait à Sabaoth dans le grec classique. Un néologisme apparut : Pantocrator.

L’adjectif pantocrator vient du verbe kratein, dont un des sens est : « tenir solidement dans ses mains, soutenir, contenir, tenir ensemble », associé au préfixe –pan, qui désigne « l’ensemble, le tout ». Le pantocrator  » pourrait alors signifier : « celui qui tient ensemble toutes choses ». C’est pourquoi la traduction « Dieu de l’Univers » est parfaitement fondée : Dieu, dans sa toute puissance, contient et maintient l’Univers qu’il a créé. Mais cette domination n’est pas seulement spatiale, elle est aussi temporelle : le Maître-de-tout est aussi et surtout le Seigneur de l’Histoire, et l’on sait que cette seigneurie est un des traits majeurs de la Bible, qui voit dans l’histoire des hommes et singulièrement dans celle d’Israël une histoire sainte, une histoire du salut.

Le terme Pantocrator ainsi traduit, utilisé de façon très spécifique, revient dix fois dans le Nouveau Testament : une fois chez saint Paul (2 Co 6, 18) et neuf fois dans l’Apocalypse. Il est systématiquement utilisé dans la perspective de l’accomplissement de la seigneurie de Dieu sur l’Histoire.

Dans la première littérature chrétienne, en particulier dans les Actes des Martyrs, le terme Pantocrator se trouve opposé au mot Autocrator, qui désigne l’empereur, la puissance politique [5]. Les premiers chrétiens, tout en affirmant leur loyauté à l’empereur, rappellent que le « Maître du Monde » n’est pas l’empereur, mais bien Dieu lui-même. Chez saint Irénée, le mot est également employé dans cette perspective.

Chez Tertullien (ou du moins dans son Carmen apocryphe) apparaît une traduction littérale de Pantocrator en latin : Omnitenens, qui n’a jamais réussi à s’imposer, car c’était un néologisme étrange pour les Latins. Ce mot est également attesté chez saint Augustin, qui souligne qu’il serait préférable à omnipotens pour traduire Pantocrator, mais pour finalement déclarer qu’il s’en tiendra pour sa part à l’usage courant.

Or, le mot Omnipotens présente plusieurs inconvénients :

  • Il ne commente que la « toute puissance » de Dieu, et pas sa « Seigneurie sur l’Histoire ».
  • Il est très usité dans le langage pré-chrétien, chez les païens, en particuliers pour des divinités. Il est notamment fait allusion à Juppiter (= Zeus Pater) omnipotens, dont la transposition littérale « Dieu Père tout-puissant » met en évidence l’ambiguïté, car la toute puissance est liée dans cette expression aux représentations païennes d’un dieu « Père des dieux et des hommes » (on trouve l’expression chez Homère et chez bien d’autres auteurs), mais en réalité ni créateur ni père : « C’est ainsi, déclare Clément d’Alexandrie, qu’Homère a pu parler du “Père des hommes et des dieux” sans savoir qui est le Père ni comment il est le Père » [6].

Dans le monde grec, le terme Pantocrator revêt toute sa force, et une investigation précise est effectuée par Origène, qui développe toute une théologie trinitaire à partir de ce mot, en se basant en particulier sur le texte vétéro-testamentaire du livre de la Sagesse [7].

Chez lui, la « toute puissance » du Père apparaît enracinée dans la Sagesse de Dieu, contrairement à certaines spéculations de l’époque médiévale qui développeront le thème de la toute puissance « absolue », c’est-à-dire de la capacité qu’aurait la puissance divine d’opérer n’importe quel effet, même ceux qui seraient logiquement contradictoires : par exemple, faire que Rome n’ait jamais été fondée [8]. Ces spéculations, qui conduiront tout droit au nominalisme, s’accommodent de l’idée d’un arbitraire divin parce qu’elles imaginent une toute puissance « ab-solue », c’est-à-dire sans lien avec le monde et la sagesse divine qui l’a organisé, alors que les Pères du premier millénaire ne pouvaient l’imaginer qu’ordonnée. En outre, chez Origène, son origine et son exercice sont enracinés dans la relation trinitaire du Père et du Fils, si bien qu’elle réside dans le Père comme dans sa source, mais qu’elle est exercée par le Fils comme en Celui par qui se concrétise le vouloir du Père : « c’est par son Fils que le Père est Pantocrator » [9].

En quoi cette définition est-elle originale ?

La « toute puissance » de Dieu est donc bien originale, en ce sens qu’elle est un attribut du Père, essentiellement lié sa paternité. Dieu crée paternellement par son Fils et dans l’Esprit, et c’est par son Fils et dans l’Esprit qu’il « filialise » sa création. Dieu est l’Origine d’un monde à la fois achevé et en même temps en devenir, qui doit encore être conduit à son accomplissement.

On se souvient que dans le premier récit de la création, la seigneurie sur le monde est remise par Dieu à l’homme : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1,28). Dieu donne la gérance de la Création à l’homme, et c’est l’Alliance de Dieu avec l’homme. Mais cette gérance est par avance incluse et dépassée dans l’échange du Père et du Fils tel qu’il apparaît dans sa plénitude eschatologique, incluant la créature : « Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi et je suis glorifié en eux » (Jn 17,10). Dieu le Père est tout-puissant, en tant qu’il remet toutes choses à son Fils et que, dès avant la fondation du monde, l’homme est voulu comme partie prenante dans l’échange entre le Père et le Fils. Les Pères de l’Église parlent de divinisation de l’homme, en tant qu’il entre par pure grâce dans l’échange bienheureux de la Trinité.

Enfin, il est clair que la toute puissance de Dieu est totalisante, elle n’est en aucun cas totalitaire : elle requiert l’acceptation de notre liberté, et c’est là une autre grande originalité de la pensée chrétienne que le Pantocrator met en évidence.

L’Homme est donc un être destiné à la liberté. Ainsi Origène, dans l’une de ses Homélies sur le Lévitique, précise que la conclusion de l’Histoire se trouve différée à cause du rôle que les libertés humaines sont appelées à jouer dans l’établissement définitif du règne de Dieu sur elle.

Le Christ ne veut pas être seul dans le Royaume. Il nous attend. C’est nous qui, lorsque nous négligeons notre vie, retardons son allégresse. Jusqu’à quand nous attend-il ? “Jusqu’à ce que j’aie achevé ton œuvre”, dit-il à son Père (Jn 17,1). Quand achèvera t-il cette œuvre ? C’est quand moi, qui suis le dernier et le pire de tous les pécheurs, il m’aura achevé et rendu parfait. Alors, il aura achevé son œuvre. Seulement, son œuvre demeure imparfaite aussi longtemps que moi je demeure imparfait. Tant que moi je ne suis pas soumis au Père, lui non plus on ne peut pas dire qu’il soit totalement soumis au Père. [10]

Ainsi la toute puissance de Dieu est remise par Dieu à son Fils et, à travers le Christ, à l’humanité. Tel est le paradoxe de la toute puissance, mélange d’infinie grandeur et d’insondable petitesse. Dieu est à ce point tout-puissant et infini qu’il peut se faire tout petit, jusqu’à apparaître comme le contraire de lui-même dans la faiblesse inconcevable de la croix.

Non coerceri a maximo, contineri tamen a minimo, divinum est (ne pas être contraint par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, voilà ce qui est divin). Il faut être Dieu pour être assez grand… pour se faire tout petit [11].

Là réside le mystère central de la foi chrétienne.

Mgr Jean-Pierre Batut, Mgr Jean-Pierre Batut, né en 1954, est prêtre du diocèse de Paris, professeur au Studium du Séminaire de Paris, docteur en théologie de l’Institut Catholique de Paris, docteur en histoire des religions et anthropologie religieuse de la Sorbonne. Il a soutenu sa thèse sur le thème : « Pantocrator, Dieu le Père tout puissant. Recherche sur une expression de la foi dans les théologies anténicéennes ». Il est évêque auxiliaire de Lyon depuis 2008.

Résurrection

[1] Cet entretien a également été documenté par la synthèse d’une conférence donnée par le P. Batut à l’Abbaye de Valognes le 21 septembre 1998.

[2] Évêque auxiliaire de Coire (Suisse) et rédacteur à la revue Communio.

[3] L’histoire de l’art nous a habitués à associer Pantocrator à une image du Christ en gloire (icônes, mosaïques).

[4] Auteur de langue grecque, car à l’époque on parlait grec dans l’Église romaine.

[5] Le théologien luthérien converti E. Peterson a bien mis en lumière cette opposition dans ses études sur Le monothéisme comme problème politique (Theologische Traktate, pp. 45-147, Munich 1950).

[6] Stromate VI, 17.

[7] Sg 7,25 (éloge de la Sagesse) : « Elle est en effet un effluve de la puissance de Dieu, une émanation toute pure de la gloire du Tout-Puissant ». Sg 10,1 (la Sagesse dans l’œuvre de l’Histoire) : « C’est elle qui protégea le “premier modelé”, père du monde, qui avait été créé seul, c’est elle qui le tira de sa propre chute et lui donna la force de devenir maître de tout. »

[8] Cf. saint Pierre Damien, Lettre sur la toute puissance divine.

[9] Origène, Traité des Principes I, 2, 10.

[10] Homélie VII, 2 (SC 286, surtout pp. 313-315), cf. 1 Co 15,28 : « Et lorsque toutes les choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit Tout en tous ».

[11] Épigraphe de Hölderlin, poète allemand, commentée dans J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, ch. III, 2 (tr. fr. Paris, Mame, 1976, pp. 86-87).

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