Rechercher

La Vie cachée. (Paul Guillon)

Préface de Jean-Pierre Lemaire, Genève, Ad Solem, 2007, 72 p.
Christophe Bourgeois
Comme l’enfant qui se dérobe
entre les lignes de l’évangile
pour grandir en silence
pour vivre simplement presque toute la durée de sa vie […] (p. 27)

Inlassablement, les vers de Paul Guillon cherchent cet « enfant qui se dérobe » à nos propres mots et vient se cacher dans les replis de toute vie. En ce sens, le titre retenu par ce jeune poète, que les lecteurs de Communio et de Conférence connaissent déjà, ne fait pas seulement référence aux mystères de la vie cachée du Christ, auxquels le recueil consacre une section importante, mais également à cette vie cachée dont parle l’apôtre : « vous êtes morts avec le Christ, et votre vie reste cachée avec lui en Dieu » (Col 3, 3). C’est à la lumière de cette vie mystérieuse que le poète interroge toute vie pour y déchiffrer les signes d’un enfantement toujours recommencé.

À vrai dire, son écriture, faite de pudeur et de simplicité, suggère plus qu’elle n’explique. D’où un certain goût pour la transposition allusive : dans le poème intitulé « Marie » (p. 45), dans lequel une femme quitte son lavabo et son « bol de café tiède » pour courir au cimetière — on ne sait si le récit renvoie au drame familier d’une femme éplorée qui a perdu son amant ou s’il médite l’Évangile de la Résurrection. Or, c’est précisément cette plasticité du récit qui fait de l’Évangile le chiffre de nos vies. Le poète pratique également avec bonheur l’art de la surprise et de la pointe, comme dans cette visite poétique de Saint Laurent hors les murs :

au milieu du trottoir,
il y a cet homme recroquevillé dans une couverture,
qui meurt à petit feu sur un gril de hasard,
trésor incalculable, oublié. (p. 68)

L’allusion presque dérisoire au gril de saint Laurent permet, pour qui veut vraiment voir et entendre, aux deux figures du martyr glorieux et du pauvre en agonie de s’éclairer mutuellement. Parce que cette vie se cache dans tous les replis de l’existence et jaillit de ses contradictions mêmes, le regard se saisit de tout : l’enseignant devant son tableau, la déchéance physique et l’agonie des malades, le linge suspendu dans les rues de Naples, les graffitis des toilettes…

Les ruptures de ton et les associations inattendues permettent en effet d’approcher la fragilité et la fugacité de cette expérience de la vie cachée – fragilité qui nous garde de capter et d’arrêter cette mystérieuse vitalité, de la réduire à nos catégories et nos pauvres pensées, alors qu’elle les déborde. L’injonction du Christ, « Ne me retiens pas », s’applique autant à Marie-Madeleine qu’au méditant, priant à genoux dans le Saint Sépulcre, et au poète. Écoutant les Éthiopiens à Jérusalem, il essaie de « retenir quelques syllabes de leur chant », mais les perd aussitôt (p. 50). Il nous est impossible de retenir ces syllabes, impossible aussi de retenir nos souvenirs, de capter la magie des êtres ou de fixer à jamais l’écriture d’un poème idéal.

Les mots
sont des pierres ramassées,
choisies dans le torrent, mal fichues
les unes trop rondes, trop usées
les autres trop aiguës, protéiformes. (p. 71)

Le poète, comme l’enfant, n’achève jamais son barrage et n’arrête jamais le cours de l’eau.

Le regard méditatif est ainsi plongé au cœur du paradoxe d’une vie qui, à cause de sa gratuité et de sa richesse même, peut se dérober à nos yeux : « Comme l’enfant qui se dérobe ». Le paradigme de la naissance et de la croissance éclaire ce paradoxe, car l’enfant est à la fois cette chair fragile encore proche de la mort et cette promesse de vie miraculeuse. Ainsi comprend-on le caractère structurant de cette image dans le recueil, souvent convoquée là où l’on ne l’attend pas. La Madeleine du Caravage est « épuisée comme une jeune accouchée » (p. 67), la vieille dame sur le point de mourir est redevenue un nourrisson (p. 31), et la scène de la « Pietà » est décrite comme l’ultime accouchement du « fils nouveau-né » (p. 44).

Sans rien ôter à la variété et la fraîcheur de ton du recueil, la logique de l’Incarnation lui donne ainsi une unité très profonde. Au lecteur d’épouser le regard spirituel de l’auteur pour retrouver lui-même cette logique cachée dans « la durée de sa vie ».

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

Réalisation : spyrit.net