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La connaissance de la Trinité chez Cyrille d’Alexandrie : approches, méthodes et limites

Matthieu Cassin

L’article présenté ici constitue le texte légèrement remanié d’une intervention lors de la session de la revue Résurrection tenue à Jouarre en août 2003, qui se proposait de mettre en perspective l’axiome de Karl Rahner, « la Trinité de l’économie du Salut, c’est la Trinité immanente et inversement ». Cette intervention voulait présenter l’état de la question chez un Père alexandrin, tout en indiquant succinctement les méthodes privilégiées de son discours sur la Trinité.


Situons très brièvement notre auteur et son contexte : Cyrille devient patriarche d’Alexandrie, en succédant à son oncle Théophile, en 412. Pour donner une perspective schématique, on peut dire que la première partie de son œuvre est consacrée à la réfutation de l’arianisme, puis, qu’à partir de 428, il se tourne contre Nestorius. Il meurt en 444. Mentionnons ici quelques domaines importants de son œuvre : une abondante part exégétique, sur l’Ancien Testament (Pentateuque et Prophètes) et le Nouveau Testament (Mt, Lc, et surtout Jn ; des fragments des commentaires sur saint Paul dans les Chaînes exégétiques) ; des ouvrages polémiques, contre les ariens, qui nous retiendrons surtout ici, avec le commentaire sur Jean, le Thesaurus de sancta et consubstantiali Trinitate et les Dialogues sur la Trinité, et contre les nestoriens ; à cela, il faut ajouter le très important ouvrage Contre Julien, en au moins vingt livres (mais seuls les dix premiers sont conservés in extenso), et les Lettres festales, fixant la date de la Pâque et servant d’exhortation pour le peuple [1].

Nous nous attacherons surtout ici aux Dialogues sur la Trinité, avec quelques citations du Thesaurus et de l’In Iohannem. L’œuvre de Cyrille, surtout dans sa partie anti-arienne, a l’avantage de présenter une sorte de point d’aboutissement, au début du Vème siècle, de la réflexion des Pères grecs ; nous dégagerons aussi, toutefois, quelques aspects qui lui sont plus personnels. Nous commencerons par étudier le cadre même de l’étude trinitaire chez Cyrille, ses limitations et ses méthodes. Ensuite, nous prendrons les deux points de vues principaux, autour de la Personne du Fils, puis de celle de l’Esprit, puisque c’est par ces deux Personnes que se manifeste la Trinité toute entière. Nous nous appuierons tout au long de cette étude sur les publications de M.-O. Boulnois, en particulier sur sa thèse, Le Paradoxe trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie [2] puisqu’elle fournit une étude claire, nuancée, précise et récente de l’œuvre trinitaire de Cyrille.

Méthodes et objectifs de l’étude de la Trinité chez Cyrille d’Alexandrie

Quelles sont les limitations propres à la connaissance d’un tel objet ?

L’objet étudié est l’un des plus ardus :

Or, on peut concevoir que le mode de la génération divine dépasse tout esprit. On peut en tout cas l’apprendre de Dieu le Père, qui clame à l’adresse du Verbe issu de lui selon la nature : " De mon sein avant l’aurore, je t’ai engendré." [3] […] Il est issu en effet d’un Père sans principe et possède un mode de génération totalement ineffable et inconcevable. C’est bien pourquoi l’illustre Isaïe nous dit lui aussi : "Sa génération, qui la racontera ? " [4].(Dial. Trin. II, 444a-e).

On peut également mentionner ici le début du Thesaurus, Pr. 9A :

Que peut-il y avoir d’aussi ardu et difficile à comprendre, d’aussi peu clair à expliquer que la considération sans erreur de la sainte et consubstantielle Trinité ? […] Or, la beauté de la vérité est d’accès difficile et il n’est pas dans sa nature de se dévoiler au grand nombre, mais à ceux-là seuls qui, ayant recherché ses traces avec une pensée droite et un esprit sincère, déterrent, si j’ose dire, un trésor céleste.

Aussi ne peut-on prétendre sur ce sujet mener une recherche complète, selon les exigences de la philosophie, par exemple ; il faut se contenter de chercher le fait ( hoti ), non l’essence ( pôs ) ; c’est-à-dire que l’on peut rechercher si Dieu est, son existence, non comment il est, son essence.

C’est chose invisible, inconnue de tous les êtres, que ce qu’est véritablement, en elle-même, la nature suprême. Que Dieu existe, qu’il soit, nous le croyons ; ce qu’Il est par nature, il est absurde de le chercher, puisque aussi bien, ce n’est rien de saisissable. (Dial. Trin. IV, 511c).

Si bien que les recherches sur la Trinité ont leur justification et leur terme non dans une connaissance sèche et purement intellectuelle, que l’on ne peut atteindre, mais dans la seule connaissance vraie, celle qui conduit à l’adoration :

C’est de l’impiété radicale, c’est du blasphème poussé aux dernières extrémités, que de demander, avec une excessive curiosité : Comment est la Trinité ? qu’est-elle donc ? comment se comporte en son intime la nature de la divinité ? C’est de la piété au contraire de vouloir considérer avec droiture de quelle manière adorer dans une sainte Trinité une unique nature divine. (Dial. Trin. III, 466a).

Ces conditions et ces limites résultent de l’objet même, non de limites imposées de l’extérieur par un pouvoir arbitraire. De là découlent logiquement la définition des méthodes que l’on peut employer pour une telle tâche, et des outils à disposition, puisque d’emblée, le but de cette étude est fixé. On retrouve là une très classique dimension apophatique, appelée par la juste compréhension de la nature divine, mais l’intérêt est que l’étude est justifiée ici par l’adoration à laquelle elle doit conduire et qui est le juste terme de la recherche, bien plus que la connaissance prise pour elle-même.

Méthodes et moyens de connaissance

La source première de la connaissance de la Trinité est ce que Dieu dit de lui-même, puisque nous ne pouvons prétendre le connaître de nous-mêmes ; c’est donc dans la Révélation qu’il faut chercher la connaissance de la Trinité. La source de cette connaissance est donc le Verbe même de Dieu, le Christ, et les textes de la Révélation ; la source première de la connaissance de Dieu est pour Cyrille l’Écriture, puisqu’elle est notre moyen d’accéder à la Révélation, pour nous qui n’avons pas connu le Christ en sa venue parmi les hommes.

Mais il faut accorder son attention non pas à l’apparente sagesse de ces gens-là, mais aux paroles du Sauveur qui connaît parfaitement sa nature et celle de celui qui l’a engendré. (Dial. Trin. II, 421e).
Il nous faut donc nous aussi, cher ami, recourir à la sainte Écriture. Scrutons les paroles des saints et alors, oui alors, nous verrons bien si l’un d’eux a jamais appelé le Fils ‘seul Dieu’ et l’a qualifié de « véritable ». (Dial. Trin. III, 464c).
Le Père n’est connu que par celui qu’il a engendré, car ‘seule la sainte et consubstantielle Trinité se connaît elle-même, elle qui est au-delà de toute intelligence et de toute parole. Mais le Fils nous la dévoile par le Saint-Esprit.’ [5]

Le second moyen, qui n’est qu’une extrapolation du premier et de ce que l’on trouve dans l’Écriture, est un mode de connaissance analogique : « Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. » [6] Il y a deux miroirs principaux, des comparaisons humaines et une contemplation de la Création toute entière. Toutefois, ces considérations sont toujours partielles et déficientes [7]. La référence biblique principale est ici Sg 13, 5 : « La grandeur et la beauté des créatures font par analogie contempler leur auteur. »

Pour Dieu, c’est la plus belle et la meilleure part de son illustration et de sa gloire que de pouvoir créer, puisque c’est justement par là que nous connaissons ce qu’il est et quel il est. (Dial. Trin. IV, 538b).

Toutefois, la référence dernière est bien chez Cyrille la Parole, qui doit guider et conduire la lecture de la création. Pour être plus précis, la méthode analogique ne part pas tant de la création nue que de l’histoire, de l’histoire du Salut :

Il n’est pas possible d’envisager une théologie qui ne se fonde pas sur l’économie divine. La théologie ne peut donc être un pur raisonnement sur la nature divine, mais doit prendre appui sur ses manifestations sensibles pour remonter ver le Créateur. [8]

Ce que Cyrille affirme et développe contre Eunome [9], c’est qu’il ne peut y avoir une connaissance pure et séparée de Dieu et particulièrement du mystère trinitaire, mais que la connaissance ‘dans un miroir’ est connaissance qui part de ses œuvres, et tout particulièrement de l’œuvre du Salut, pour remonter à Dieu. L’exemple type de ce chemin vers Dieu est la connaissance du Père par le Fils (dans l’Esprit…). Si celui qui possède le Fils possède le Père, celui qui possède l’Esprit possède le Fils ; mais nous y reviendrons lorsqu’il sera question de l’image.

La méthode qu’emploie Cyrille, tant en exégèse qu’en théologie, – mais nous commençons à voir que ce n’est qu’une seule et même chose pour lui – est « une méthode cumulative d’approches partielles » [10] :

À partir de contemplations combien de fois répétées, nous ramassons, non sans sueur et sans peine, une connaissance telle qu’on peut l’avoir dans un miroir ; en rassemblant dans notre esprit, grâce à des représentations conceptuelles très déliées et pour ainsi dire limées, une vision comme en énigmes, nous acquérons la stabilité dans la foi. Mais vu que, parmi les créatures et les êtres soumis à la génération et à la corruption, rien n’a été structuré pour ressembler exactement à la nature et à la gloire suprêmes, nous comprenons à grand-peine ce qui a trait à ces dernières et nous avons avantage à arracher à chacun des êtres une contribution à cette manifestation. (Dial. Trin. V, 558b).

Le Christ, Verbe de Dieu, révèle le Père invisible

Il est temps de passer désormais à des exemples précis ; puisque c’est le Fils qui nous révèle, Parole du Père, qui est le Père et quelle est la nature de Dieu, par ses œuvres et ses paroles, penchons-nous, avec Cyrille, sur quelques moments ou aspects fondamentaux de cette révélation. En effet, Dieu nous donne de lui, en son Fils, une connaissance supérieure à celle que nous pouvons atteindre dans la création, puisqu’il se manifeste là comme Père et non plus seulement comme créateur.

Les guérisons : Jésus manifeste l’unité divine par l’unité d’opération

L’une des questions ariennes porte sur l’unité – ou pour eux, l’absence d’unité – d’opération [11] entre le Père et le Fils ; Cyrille conclut de l’unité d’opération à l’unité de nature et de substance. Nous citerons un assez long extrait, à nos yeux significatif et représentatif.

Il n’a pas voulu réprimander le lépreux quand celui-ci pourtant lui disait : ‘Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier.’ Il contraignit pour ainsi dire cet homme à un état d’ignorance encore pire en lui promettant inconsidérément, que dis-je, en ordonnant déjà à l’avance la réalisation de sa demande. ‘Je le veux’, déclare-t-il en effet, ‘sois purifié’. D’autres, ayant perdu les yeux, couraient à lui en disant : ‘Aie pitié de nous, Seigneur, Fils de David.’ Il leur répondit : ‘Que voulez-vous que je vous fasse ?’ Et comme eux le pressaient vivement de mettre en eux la lumière tant désirée, il la leur rendit sans aucun retard. Pourtant, ne fallait-il pas plutôt dire au lépreux : Le Père le veut, sois purifié, et à ceux qui étaient privés de la vue : Que voulez-vous que vous fasse le Père ? ou ne devrons-nous pas dire que le parti pris par les saints Apôtres, comme leur conduite, a été le meilleur ? Il dirent en effet à celui qui était assis devant la Belle Porte : ‘Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, lève-toi et marche’ et à un autre à son tour : ‘Énée, Jésus-Christ te guérit’. Et comme de ce fait, l’opération n’était pas sans en étonner quelques-uns, ils leur dirent en toute franchise : ‘Hommes d’Israël, pourquoi vous étonnez-vous de cela ou pourquoi nous regarder comme si c’était par notre propre puissance ou notre piété que nous avons fait marcher cet homme ?’ Ils pensaient en effet devoir attribuer cette gloire au Christ et non pas à eux-mêmes, étant donné qu’en réalité cette grâce et cette opération qui étaient en eux avaient comme leur source transcendante et leur racine dans le Christ. […] Étant lui-même la puissance de Dieu le Père, il restaure la création dans son état originel ; être créateur, ce n’est pour lui rien de surajouté, rien d’adventice, tant s’en faut, c’est un fruit et une opération de sa nature, tout comme pour le Père. (Dial. Trin. VI, 619b-620d).

Le langage que tient le Verbe même de Dieu, y compris dans des formules en apparence anodines, peut nous éclairer sur son action, qui elle-même éclaire son être, lorsqu’il est pris en faisceau et non pas en une citation isolée : ici, puisque le Fils ne dit pas que c’est le Père qui agit, c’est qu’ils n’ont qu’une seule et même action l’un et l’autre, qu’il faut donc mettre en parallèle l’unicité de leur agir et l’unicité de leur substance.

Leur rencontre dans une unité de nature fait que tout est à tous les trois, présence, paroles, participation, opération, gloire et tout ce qui donne sa beauté à la nature divine. (Dial. Trin. VII, 642d).

Unique Filiation et filiation adoptive

Un autre thème parcourt, de manière dispersée, tous les dialogues : que le Fils soit vraiment Fils, engendré non pas créé, est condition nécessaire et indispensable pour que nous puissions bénéficier de la filiation adoptive ; et parallèlement, la filiation adoptive nous fait penser que Dieu est Père en vérité.

Il n’y aurait pas, en somme, de fils adoptifs, si le Fils selon la nature n’avait pas existé auparavant et si la véritable génération ne présentait pas en elle d’avance l’archétype de l’image à venir. Si donc le Père n’a pas enfanté véritablement, s’il l’a fait par cette génération qui chez lui ne se distingue pas d’une création, parler d’un Fils est pour nous hors de cause et la nature du Père se révèle stérile. L’espérance aussi de ceux qui ont accueilli la foi part à vau-l’eau. Où y a-t-il encore une filiation, en somme ? Où est la dignité qu’on en retire et qui peut ramener à un état meilleur un être comptant parmi les créatures, si vraiment le créé est à égalité de valeur et de niveau avec l’engendré, si, comme ces gens le veulent, création et génération viennent se confondre en une seule réalité ? (Dial. Trin. II, 439d-440a).

Si Dieu n’est pas Père du Fils unique, comment pourrions-nous être dits fils adoptifs de celui qui ne pourrait être Père ? La Filiation du Monogène est la condition d’existence et de possibilité de notre propre adoption et donc de notre propre salut.

Comment dire le Verbe de Dieu : la question de la séparation des langages

Puisque les deux natures, humaine et divine, sont unies en l’unique Personne du Verbe incarné, il est nécessaire, pour parler justement de Lui, de séparer les temps et les moments. Cyrille, à la suite d’Athanase, reprend une règle exégétique qui fait distinguer, pour chaque texte, le moment, la personne et les circonstances, mais en insistant surtout sur le moment, pour ce qui concerne le Fils, et ce dans la perspective de la controverse avec les ariens : en effet, tout ce qui est dit du Fils ne s’applique pas à lui de la même façon.

On trouve dans les Dialogues une première version de cette distinction, dont on prendra pour exemple l’explication de l’hymne de l’Épître aux Philippiens  :

N’est-ce pas, cher ami, qu’il répartit son récit entre deux moments et nous offre un double point de vue sur le mystère ? Il délimite d’abord un moment initial, premier, durant lequel le Verbe était dans la condition de Dieu le Père, égal à lui ; puis un second moment, postérieur, où il abandonne d’une certaine façon cette condition d’égalité avec Dieu le Père pour s’anéantir en prenant la condition d’esclave et supportant même la mort de la croix. C’est alors qu’il est considéré comme recevant de surcroît et par manière de grâce ce qui lui appartient par nature, je veux dire le nom au-dessus de tout nom et le droit d’être adoré par nous comme aussi par les saints anges. (Dial. Trin. V, 547bc). 

Toutefois, on remarque, à partir du Commentaire sur l’Évangile de Jean, un changement dans la pensée de Cyrille : ce qui est distingué, ce n’est plus tant deux moments que ce qui est dit comme homme et ce qui est dit comme Dieu ; on trouve déjà à une ou deux reprises cette distinction dans les Dialogues. En effet, au contact du nestorianisme, il devient important de ne pas distinguer deux Personnes, le Verbe et l’homme, mais simplement deux aspects de son discours. L’explication qui est le plus souvent donnée à cette distinction des registres est une volonté pédagogique, afin de mettre plus particulièrement en évidence tel ou tel aspect selon les circonstances et l’auditoire.

C’est à cette distinction que Cyrille applique les termes oikonomia et theologia, à ce que le Christ dit comme homme et à ce qu’il dit comme Dieu. Il ne s’agit en aucun cas de séparer le plan de la révélation aux hommes et celui de la vie intra-trinitaire, comme on serait tenté de le lire, suivant en cela les fortes distinctions tracées depuis lors.

Cyrille ne semble pas concevoir la possibilité d’un discours sur la Trinité qui ne se fonde pas sur la révélation du Christ incarné. La théologie n’est donc pas un domaine qui pourrait être construit de manière autonome, indépendamment des différentes manifestations divines dans l’économie du salut et en particulier dans l’Incarnation : elle n’est accessible que médiatement, dans et par l’économie. […] Il suffit de rappeler la stricte correspondance qu’il établit entre l’unité de substance de la Trinité et l’identité de ses opérations, au point d’affirmer que l’une peut être inférée de l’autre. [12]

Ce qui est dit selon le mode théologique est dit par le Christ en son Incarnation et n’est pas séparable de la Personne du Verbe incarné ; il n’y a pas une connaissance séparée de la Trinité, hors de sa manifestation dans le Fils s’incarnant et répandant l’Esprit pour le salut de l’homme.

L’Esprit, souffle et source de Vie

Passons maintenant à la troisième Personne de la Trinité, afin de rassembler là les fils de l’explication déjà tirés à propos du Fils.

Mission et Procession

Cyrille, autour du texte de Jn 20, 22, introduit un étroit parallèle – même si ce parallèle n’est qu’une image – entre la spiration de l’Esprit au sein de la Trinité et l’insufflation de l’Esprit aux Apôtres par le Christ en Jn 20, 22. Cette image du souffle sorti de la bouche du Christ, et donc de celle du Père, doit dire quelque chose de la réalité de la troisième hypostase.

« Recevez l’Esprit Saint. » Par un souffle corporel très apparent, il figurait bel et bien la nature de l’Esprit. (Dial. Trin. IV, 532e).
Tu qualifieras enfin de Saint Esprit celui qui de par la nature se déverse à partir du Dieu Père à travers le Fils et qui, sous la figure de l’expiration sortant d’une bouche, nous manifeste son existence propre. (Dial. Trin. 423a).

L’image est reprise une nouvelle fois en partant du souffle humain lui-même :

[…] mais comme chacun d’entre nous contient en lui son propre souffle et le répand à l’extérieur à partir du plus intime de ses entrailles. C’est pourquoi le Christ a soufflé corporellement pour montrer que de même que son souffle sort corporellement de la bouche humaine, de même aussi celui qui est issu de lui est répandu d’une manière divine hors de la substance divine. (In Io. IX 1, 810bc).

Dans la mesure où l’homme peut les concevoir, les relations entre les Personnes divines correspondent à leur mode de manifestation : « les missions économiques sont le reflet et la trace des processions trinitaires, de sorte que par elles nous avons accès à la connaissance des relations éternelles. » [13]

On peut noter un intéressant jeu de prépositions dans un passage du Thesaurus, que l’on peut rapprocher d’un changement de préposition entre un texte de Jn et le passage du Symbole de Constantinople qui en est inspiré :

[L’Esprit Saint] portera plutôt naturellement la dignité de la substance divine, étant issu d’elle et venant d’auprès d’elle (ex autês te huparchon kai par’autês), fourni aux saints par le Fils et pour cette raison divinisant et appelant à la filiation ceux en qui il se trouve. (Thesaurus, XXXIII, 569C).

Le texte de Jn qui sert de source au Symbole est Jn 15, 26, où la préposition est para, avec un sens économique, l’Esprit de Vérité que je vous enverrai d’auprès du Père, tandis que le Symbole de Constantinople parle de l’Esprit qui procède du Père, ek. Le parallèle est intéressant, puisqu’il manifeste l’emploi assez général de ce parallèle entre missions et processions et le jeu de prépositions qui l’accompagne. Cette formalisation de l’emploi des prépositions et le rapprochement des deux emplois dans les écrits de Cyrille est l’un des moyens de montrer le parallèle qu’il trace entre mission et procession de l’Esprit.

L’Image

Cyrille emploie, pour présenter leurs rapports mutuels mais aussi pour indiquer leur action en l’homme, une comparaison en série : le Fils est l’Image du Père, mais l’Esprit est l’image du Fils.

De même que, puisque le Fils est l’image très exacte du Père, celui qui le reçoit possède aussi le Père ; de même, selon l’égalité de rapport de l’analogie, celui qui reçoit l’Image du Fils, c’est-à-dire l’Esprit, possède par lui le Fils, et le Père qui est en lui. (Thesaurus XXXIII, 572A).

Cet emploi du terme d’image permet à Cyrille d’insister sur leur consubstantialité, puisqu’il défend en Dieu une conception de l’image qui, au contraire de la conception platonicienne [14], interdit toute perte de gloire entre l’image et l’archétype – d’où l’emploi d’adjectifs comme ‘exacte’, ‘pure’, ‘absolument sans défaut’ ; en outre, les rapports introduits par cette chaîne d’images marquent la mutuelle immanence des Personnes les unes dans les autres : le Fils est l’Image véritable du Père invisible, en ce qu’il porte en lui le reflet et la présence du Père, et de même pour l’Esprit.

Connaissance, inhabitation et sanctification

Mais il est un autre sens à l’emploi de cette comparaison en série : elle se raccorde à l’homme par l’inhabitation de l’Esprit en lui, qui lui fait retrouver la ressemblance perdue par notre père Adam. Cette chaîne d’images est le moyen de ramener l’homme à la perfection, elle est le moyen du Salut, en marquant très bien la place propre de chacune des Personnes divines.

Il est appelé ‘Esprit Saint’ par la voix du Sauveur, laquelle en vérité introduit et fait habiter l’Esprit dans les âmes des croyants ; par cet Esprit et en lui, elle les remodèle dans leur aspect originel, c’est-à-dire d’après lui-même, ou encore à une similitude avec lui-même par la sanctification ; ainsi il nous ramène au modèle originel de l’image, c’est-à-dire l’empreinte du Père. Cette empreinte véritable, d’une exactitude extrême du point de vue de la similitude, c’est lui-même, le Fils ; la ressemblance sans défaut, au naturel du Fils, c’est l’Esprit, auquel nous sommes à notre tour conformés par la sanctification, ce qui nous configure à la forme même de Dieu. Un mot de l’Apôtre va vous en persuader : ‘Mes petits enfants’, a-t-il déclaré, ‘vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous.’ Or il est formé par l’Esprit qui nous restaure dans notre rapport avec Dieu par lui. Ainsi donc nous sommes formés d’après le Christ, nous en recevons excellemment l’empreinte et la figure de l’Esprit, comme de quelqu’un qui lui est semblable par nature. (Dial. Trin. VII, 639ac).

Le sens, en effet, de la connaissance de la Trinité et de son action, est la connaissance des moyens de notre sanctification et de l’histoire du Salut. Car le mode d’inhabitation de la Trinité en nous, l’Esprit venant nous conformer au Fils, image parfaite du Père, qui est le mode propre de la sanctification, nous révèle quelque chose de la vie intra-trinitaire et nous montre en nous-mêmes la Vie même. Cette série de rapports d’image sans dégradation est tout à la fois la manifestation salvifique de Dieu dans l’économie et le chemin du Salut qui ramène l’homme vers Lui.

Il faut préciser rapidement ici que cet emploi du terme d’image, appliqué à l’Esprit, n’est pas le même que celui appliqué au Fils : le Fils est en vérité l’Image du Père [15], tandis que Cyrille dit métaphoriquement de l’Esprit qu’il est image. Le point visé est simplement de mettre en lumière la chaîne de relations et de rapports qui relie l’homme au Dieu Un et Trine.

Conclusion

Cyrille dégage donc deux sources propres pour connaître la Trinité dans la mesure où cela nous est possible : l’histoire du Salut et le mode propre de la sanctification de l’homme. Or, ces deux sources viennent d’une unique source, qui est la révélation du Fils de Dieu en son Incarnation, par l’Écriture et particulièrement les paroles propres de Jésus, reçues de l’Esprit. En ce qu’il dit lui-même de son rapport au Père et à l’Esprit et de notre propre salut, il nous révèle la vie trinitaire, puisque c’est par l’action du Dieu un et Trine que nous sommes sauvés.

Cyrille a bien sûr recours à l’analogie, aux outils philosophiques, particulièrement pour les distinctions de vocabulaire, mais ces outils sont ordonnés à la compréhension de l’Écriture, qui reste la seule source véritable de connaissance divine. De plus, cette connaissance divine n’est pas recherchée hors de la perspective du Salut, elle est moyen de l’adoration véritable et chemin vers elle, moyen de compréhension et de réception véritable du Salut donné.

Par ce double aspect et le lien qu’il introduit entre eux, la méthode de Cyrille est très proche des perspectives de K. Rahner ; cependant, là où les distinctions sont très clairement posées chez Rahner, Cyrille laisse souvent les choses dans une semi-indistinction, entre procession et mission, entre économie et vie intra-trinitaire. Ceci, parce que les secondes sont les seuls moyens de connaître les premières, mais aussi parce que les premières ne peuvent être véritablement connues. Chez Rahner, au contraire, on trouve souvent, dans ce contexte et malgré ses affirmations de principe, des retours à une théologie spéculative détachée du contexte scripturaire et économique.

On lira en revanche chez Cyrille une meilleure articulation entre déploiement de la triade et récapitulation dans l’unité divine [16] une moindre tendance au modalisme, dans la mesure même où Cyrille part d’une base scripturaire beaucoup plus présente.

Matthieu Cassin, Né en 1980, élève de l’Ecole Normale Supérieure.
http://matthieu.cassin.org

[1] Il n’y a pas pour l’heure de traduction française du Thesaurus ; aussi empruntons-nous les traductions des passages cités à la thèse de M.-O. Boulnois citée note 2. Les Dialogues sur la Trinité sont disponibles en Sources chrétiennes, 231, 237, 246, trad. G.-M. de Durand. Les Lettres Festales sont en cours de traduction aux Sources chrétiennes (372, 392, 434), en collaboration. Les deux premiers livres du Contre Julien sont disponibles dans la même collection (322, P. Burguière, P. Évieux) et les autres livres sont en cours de traduction. Pour les autres textes, nous renvoyons à la Patrologie grecque et reprenons les traductions de M.-O. Boulnois, sauf mention contraire.

[2] M.O. Boulnois, Le Paradoxe trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie, Paris, 1994.

[3] Ps 109, 3.

[4] Is 53, 8.

[5] In Lc, PG LXXII, 673A, cité par M.O. Boulnois, « The Mystery of the Trinity according to Cyril of Alexandria : The Deployment of the Triad ant its Recapitulation into the Unity of the Divinity », dans The Theology of St Cyril of Alexandria. A Critical Appreciation, ed. Th. G. Weinandy and D. A. Keating, Londres, New York, 2003, p. 82.

[6] 1Co 13, 12.

[7] Cf. In Io. I, 5, 48BC.

[8] M.-O. Boulnois, Le Paradoxe trinitaire…, op. cit. p. 47.

[9] Évêque de Cyzique, ( c. 395, principal représentant de la position anoméenne, forme radicale de l’arianisme, qui tient qu’il existe une différence radicale entre le Fils et le Père, et ce, en élaborant un système philosophique complet et détaillé. Eunome fut longuement réfuté par Grégoire de Nysse.

[10] G.M. de Durand, dans Cyrille d’Alexandrie, Dialogues sur la Trinité, Paris 1976, Introduction, p.85.

[11] À savoir, si une action d’Un de la Trinité est tout aussi bien action de la Trinité tout entière. Le Fils n’a pas une autre action que le Père, même si son action se manifeste sous un mode propre.

[12] M.O. Boulnois, op. cit. p.503.

[13] Ibid., p.505.

[14] On pourra renvoyer par exemple, dans cet abondant dossier, au Cratyle, 432d.

[15] On peut renvoyer par exemple au très bel ouvrage de C. Schönborn, L’Icône du Christ, Cerf, 19863.

[16] Pour reprendre le titre de l’article de M.-O. Boulnois cité note 5.

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