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La croix de Jésus

Louis Chardon, Paris, Cerf, 2004, 912 p. Introduction du P. Florand
Fr. Renaud Silly, o.p.

Sans La croix de Jésus, Louis Chardon se serait assuré une place honorable dans la foule serrée des auteurs spirituels de son époque. Mais cet ouvrage à lui seul suffirait à le ranger parmi les maîtres de tous les temps. Avant de donner un aperçu de ce livre inclassable, on doit revenir sur les conditions complexes qui ont rendu possible sa genèse et qui se trouvèrent par miracle réunies en cette France du début du XVIIème siècle.

Chardon, en premier lieu, est religieux de l’Ordre de saint Dominique. À ce titre il hérite d’une spiritualité monastique intégrale fondée sur la manducation de la parole divine. D’où une profonde connaturalité avec l’Écriture qui donne un tour bien biblique à sa pensée. Par ailleurs, il reçoit une tradition théologique forte fondée sur la pensée de saint Thomas et de ses continuateurs très actifs à cette époque en Italie et surtout en Espagne.

Mais Chardon hérite aussi du meilleur de l’âge humaniste dont il partage avec gourmandise l’intérêt pour les Pères de l’Église et le goût pour la rhétorique. Son style d’une magnificence lourde et étudiée distille un charme envoûtant qui pourrait nuire à l’intelligence du texte. L’introduction nous parle ainsi d’un lecteur tellement captivé par la beauté du style qu’il ne pouvait s’en arracher pour pénétrer à l’intérieur de ces phrases magnifiques (p. 91).

Enfin, au goût médiéval et baroque pour une spéculation raffinée, au vieux sens scripturaire de la tradition monastique et à l’élégance humaniste de la forme, Chardon ajoute un goût prononcé pour la mystique et une connaissance profonde des âmes acquise par la pratique constante du confessionnal et de la direction spirituelle.

Ce programme ambitieux par lequel Chardon prétend faire la synthèse de la théologie spéculative et de la spiritualité au moyen d’une rhétorique surnaturelle transparaît dans l’Avertissement au lecteur : « je ne sais qu’une théologie ; la circonstance de la rendre affective ne détruit pas sa nature ; elle la perfectionne. La connaissance de Dieu sans la charité n’a point de vie. L’amour est son centre. Sans la dilection, elle est hors de son ordre. Par ce moyen, je ne sépare pas la théologie scolastique d’avec la mystique : elles seront les deux hommes de l’emblème » (p. 203).

Ainsi la somme chardonienne est une contemplation de Dieu qui se révèle sous l’espèce du Vrai : je recherche dans mes entretiens la connaissance de Dieu et des choses de son ordre (ib.) ; sous l’espèce du Bien : c’est pour les aimer et pour m’efforcer, en les aimant, de m’unir et de me transformer en elles (ib.) ; et enfin sous l’espèce du Beau qui nous captive et aiguise notre désir : c’est l’enjeu profond du somptueux manteau littéraire où s’enveloppe cette théologie.

Le Premier Entretien est consacré à l’exposé dogmatique du problème. Chardon nous y invite à une contemplation de la vie intérieurement crucifiée du Verbe dans la chair passible qu’il a assumée. D’où vient cette considération que la vie de Jésus sur la terre fut un calvaire perpétuel, lui mourant continuellement (n°106) ? Pour Chardon, comme pour la tradition patristique et thomiste, la finalité de l’Incarnation est rédemptrice. C’est pour arracher les hommes au pouvoir de la mort entrée dans le monde par le péché de nos premiers parents que le Verbe s’est fait homme, ainsi que le dit l’Apôtre citant le psaume : Tu ne voulais ni sacrifice ni oblation, mais tu m’as façonné un corps. (He 10, 5) Or la grâce dans le Christ a ceci de particulier qu’elle est tout entière vouée à l’approprier à sa mission. Puisque cette dernière passe par le sacrifice du Golgotha, il est donc clair que la grâce du Christ lui fait non seulement désirer la Croix, mais encore qu’elle est principe en lui d’une vie intérieurement crucifiée en laquelle s’effectue la parfaite oblation salvatrice : ce poids inclinant à la croix est cause que Jésus préfère la pensée de la mort à celle qu’il est Fils de Dieu (Ier Entretien, titre du chapitre VIII) ; au milieu de tant de lumières béatifiques, au milieu de tant d’ardeur et de flamme transformante, et parmi des voluptés si déifiantes et si déiformes, il regarde la Croix, il soupire après les horreurs de sa Passion. Les rassasiements de la gloire céleste ne peuvent étancher la soif qu’il a de souffrir. (n°69)

Cependant, la grâce personnelle de Jésus, par cela qu’elle unit son humanité créée au Verbe divin en unité de personne, n’est point accommodée au rétrécissement d’une personne créée, mais est proportionnée à la dignité d’un suppôt divin… la grâce que Dieu emploie pour notre réparation n’est proportionnée ni à la condition de nature (humaine) ni à la capacité d’une personne de l’ordre des créatures… puisqu’elle est communiquée en la nature humaine à une personne divine. Ainsi la grâce christique est proportionnée non à des valeurs humaines, mais à la dignité d’une personne divine. Elle satisfait surabondamment pour tous les hommes, elle est inépuisable quant à son extension et quant au nombre de sujets qu’elle peut atteindre. Unique Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ nous communique sa propre grâce en qualité de tête du corps de l’Église (Col 1, 18). Il n’y a donc qu’une seule grâce pour les hommes, celle du Christ, avec qui ils forment mystiquement une seule Personne, celle qu’engendre le Père de toute éternité.

Chardon est donc un grand théologien du corps mystique. Il établit dans son Premier Entretien l’unité de toutes les personnes humaines dans le Verbe incarné avec une rigueur dogmatique imparable. La conséquence est pourtant la suivante : puisque la grâce est principe de croix en Jésus, il est nécessaire que la même grâce produise le même effet chez ceux qui en bénéficient. C’est par cette grâce infinie que nous appartenons à Dieu pour devenir saints. Pleine de grâce, la Vierge est ainsi la plus puissamment crucifiée de toutes les personnes créées. La crucifixion intérieure, logée au coin même de notre être où porte le salut, se reproduit encore pour tous les saints à la mesure de leur mérite.

Dans le Deuxième Entretien, Chardon extrait de l’Écriture, de la Tradition, et peut-être aussi de sa propre expérience d’accompagnateur spirituel, l’exemple de saints en qui la grâce divinisante a fait porter le poids de la Croix.

Le Troisième Entretien revient à l’exposé dogmatique. Chardon n’y considère plus la grâce comme christique mais comme participation à la vie divine, toujours avec le souci d’éclairer la douloureuse énigme des croix des âmes saintes. Chardon triomphe ici dans l’art avec lequel il sait rapporter les spéculations les plus sublimes sur la vie trinitaire aux opérations de foi et de charité dont vit le chrétien. Dans la tradition de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, la génération du Fils s’explique par d’un acte d’intelligence par lequel le Père se connaît ; la procession de l’Esprit trouve elle son origine dans un acte de sa volonté par lequel il aime son Fils et par lequel ce dernier lui rend son amour. L’antériorité de l’acte d’intelligence sur celui de la volonté guide l’ordre des processions, d’abord du Fils puis en second de l’Esprit. Le double acte d’intelligence et de volonté constitue le fondement le plus intime de la vie même de Dieu. Or les créatures spirituelles sont à l’image de Dieu pour cela même qu’elles sont capables d’actes d’intelligence et de volonté. Entre toutes les opérations, celles de la connaissance et de la volonté sont les plus excellentes. (n°727) C’est par elles que nous atteignons Dieu. Mais ces opérations elles-mêmes redoublent les processions du Fils et de l’Esprit, ainsi que Chardon le développe d’une manière éblouissante dans les chapitres IV à VI du Troisième Entretien. De sorte qu’il faut nommer ces opérations par lesquelles nous nous unissons à Dieu et où il vient lui-même habiter en nous les mêmes processions qui, sans recevoir de changement en leur éternité, deviennent temporelles dans les créatures raisonnables… puisque l’envoi du Fils n’est autre que la génération du Fils et l’envoi du Saint-Esprit n’est autre chose que la production du Saint-Esprit en l’âme sainte (n°742). Ainsi la divinisation des créatures ne consiste pas seulement en une ressemblance très accomplie à l’être de Dieu par la grâce (n°720), mais en l’opération des deux personnes divines dans l’âme où elles sont comme effectuantes, comme efficientes, comme applicantes et comme dirigeantes de nos opérations à l’imitation de ce que Jésus a dit : « Mon Père opère toujours, et moi avec lui  » (n°727). La grande originalité de Chardon vient de ce qu’il fonde dans cette doctrine trinitaire l’origine des croix spirituelles : c’est l’inhabitation trinitaire qui commande l’exigence que l’âme dans son itinéraire vers Dieu se sépare de tout le créé, fût-ce au prix des croix spirituelles (voir le chapitre VIII du Troisième Entretien).

L‘ouvrage se termine sur d’admirables exemples tirés de l’Écriture que les croix sont de moyens d’union plus parfaits que les consolations (titre du chapitre XXV, Troisième Entretien). Tout l’ouvrage regorge de citations scripturaires. Jamais Chardon ne spécule à vide. Ainsi est-il parfaitement à l’aise dans la lecture typologique de l’Écriture. Qu’on en juge : L’amour d’Isaac est tout de glace en comparaison de celui de Jésus-Christ. Car, de crainte qu’on ne le fasse mourir, il quitte la qualité de mari (cf. Gn 26, 7) mais Jésus a tant aimé l’Église qu’il s’est volontairement livré à la mort pour elle, pour cela seul qu’il était son chef, son roi et son époux. (n°60) Il ne recule pas non plus devant les interprétations paradoxales, sinon d’une subtilité excessive. Par exemple, dans le fameux épisode de l’hospitalité de Marthe et Marie, c’est l’aînée la privilégiée du Seigneur qui l’abandonne avec rudesse, toute seule à ses lassitudes, sans aucune consolation soit intérieure, soit extérieure (n°1023), tandis que Marie, moins avancée en perfection, en est encore au stade des petits enfants et nage dans les plaisirs qu’elle n’a fait que changer (n°1022).

Nous ne sommes pas loin de considérer la Croix de Jésus comme un miracle. Son auteur réussit une sorte d’art total. Il manie avec une adresse éblouissante le donné scripturaire, il amplifie et prolonge une tradition théologique forte, mais surtout, on y perçoit l’écho des expériences humaines qui ont façonné la sensitivité du confesseur dominicain. Il fait œuvre d’artiste, non pas tant pour embellir son discours que pour s’attacher au plus près à la réalité d’un Dieu qui se donne à connaître. Il sollicite toutes les ressources intellectuelles et affectives d’un public cultivé. En un temps où le labeur théologique a cru se parer des atours de la scientificité en se corsetant dans une langue technique et désincarnée, Chardon, avec les Bérulle ou les Bossuet, nous rappelle que la théologie est le lieu d’une expérience intégrale où le cœur est réjoui autant que l’intellect et où le désir s’échauffe au contact de l’Epoux, éprouvé à travers la médiation d’un texte qui le trahit sans le découvrir.

Fr. Renaud Silly, o.p., né en 1977, étudiant dominicain, couvent Saint-Thomas d’Aquin, Toulouse.

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