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La descente aux enfers : pourquoi ?

P. Michel Gitton

Le « petit Credo », comme on dit parfois, le Credo baptismal, appelé aussi Credo des Apôtres, renferme un article particulièrement encombrant : « il est descendu aux enfers ». Certains vont jusqu’à le faire sauter, comme on le voit dans la traduction française du Rituel du baptême des enfants. Pensez donc ! Que vont comprendre les gens ? Déjà l’Enfer, au singulier, est un sujet sur lequel on n’ose guère s’étendre, mais toute cette mythologie entre la mort du Christ et sa Résurrection, sortie tout droit des Évangiles apocryphes, mérite-t-elle qu’on s’y arrête plus longtemps ?

La descente aux enfers n’est pourtant pas une affirmation mineure. Si on la comprend bien, elle ouvre des perspectives dans plusieurs directions :

1- la réalité de la mort du Seigneur : le Christ est bien mort d’une vraie mort d’homme ; il n’a pas connu seulement l’instant de la mort, l’arrêt des fonctions vitales et la séparation de l’âme et du corps ; il « a été mort », comme il le déclare lui-même plus tard (Ap 1,18) ; il a connu l’état redoutable et mystérieux de l’après-mort, cette attente comateuse, cette survie diminuée, que la Bible désigne sous le nom de Shéol ou d’Hadès ;

2 - la solidarité avec l’homme jusqu’au bout : il n’a pas seulement touché du bout du doigt notre condition humaine, il s’y est immergé profondément, et, par là même, il a rejoint toute humanité passée, présente et future, qui connaît le même sort ; il s’est mis au degré zéro de notre humanité, pour que plus aucune situation humaine ne soit en dehors de sa victoire ;

3 - l’universalité du salut : en descendant au Shéol, Jésus éclaire ce lieu de ténèbres et d’ennui des clartés de la vraie lumière ; il y rencontre des pans entiers d’humanité qu’il n’avait pas connus durant sa vie sur terre et leur propose le chemin du salut ; celui-ci n’est jamais une promotion automatique ou la récompense d’une vie vertueuse, c’est l’accueil de l’initiative divine à travers la main tendue du Christ ; or le Christ vient tendre la main à Adam et Ève, à tous ceux qui sont morts avant lui et il entraîne ceux qui l’acceptent vers le bonheur du paradis .

On s’étonne que cette vérité si essentielle à l’équilibre du mystère soit à ce point méconnue des chrétiens. Il y a à cela plusieurs raisons, sans doute. Énumérons-en quelques unes

La première réside dans les suites de la « démythologisation » initiée par Rudolf Bultmann. La vision d’un univers partagé en trois secteurs (terre/ciel/enfers) serait l’héritage d’une cosmologie mythique définitivement dépassée. Seule parlerait à l’homme moderne la présentation de la foi en terme de relations interpersonnelles. Depuis, nous avons appris que l’homme « moderne », frustré des représentations symboliques de la foi par une religion de plus en plus intellectualisée et moralisante, a cherché ailleurs la nourriture de son imagination, dans la science fiction, par exemple. C’est la grandeur de Tolkien d’avoir su intégrer dans une optique chrétienne le monde féerique des contes, avec le succès qu’on a vu. D’autre part, les représentations bibliques, qui donnent évidemment une forme spatiale et temporelle à des réalités d’un autre ordre (mais peut-on faire autrement ?), sont bien moins naïves qu’on ne l’imagine, et portent déjà toute une critique des univers magiques qui avaient cours à l’époque.

L’autre objection qu’on peut faire à « descente aux enfers », c’est qu’elle morcelle en épisodes successifs et en états disparates la seule espérance qui ressorte clairement des évangiles : l’attente de la Résurrection finale. On est heureusement en train d’en finir avec les limbes des petits enfants morts sans baptême, faudrait-il encore compter avec les « limbes des Pères », comme on a longtemps dit pour désigner les « enfers ». En séparant le sort des morts avant le Christ (les justes de l’Ancien Testament) et celui des hommes confrontés aujourd’hui à la Bonne Nouvelle prêchée à toutes les nations, et même simplement celui de toute l’humanité qui sera jugée sur l’amour au dernier jour (cf. Mt 25), on risque de perdre de vue que le seul horizon est celui de l’ultime clarification qui nous introduira dans la vie éternelle, lorsque le Seigneur reviendra.

Ne sommes-nous pas plutôt en état de le comprendre mieux ? La Résurrection, celle du Christ comme la nôtre, est la réponse de Dieu à l’obéissance de son serviteur. Ce n’est pas un coup de baguette magique qui viendrait de l’extérieur changer le cours des choses et l’orientation des cœurs. C’est l’homme réconcilié avec Dieu, rendu finalement conforme à sa vocation (ou, éventuellement, rebelle définitivement à cette orientation) que le Seigneur, dans la Résurrection, viendra prendre et conduire à une existence incorruptible, pour son bonheur ou son malheur. Le choix décisif, celui par lequel la liberté de l’homme se fixe dans son option ultime, est la condition requise antérieurement (quelque soit le sens qu’on donne à cette antériorité). Or ce choix ne peut résulter que d’une rencontre, et d’une rencontre avec le Jésus incarné, si nous voulons maintenir jusqu’au bout la certitude que nul ne sera sauvé que par la foi au Christ. La situation des morts avant le Christ et celle de tous les autres ne sont donc pas fondamentalement différentes. Le dogme de la descente aux enfers rend seulement pensable une évangélisation des laissés pour compte de l’évangélisation. Pour eux comme pour nous reste constante la séquence : choix décisif – attente de l’Heure – glorification (ou éventuellement réprobation), à l’image du Triduum pascal pour le Christ.

La seule différence est que le choix décisif a lieu post mortem pour les uns et ante mortem pour les autres. Mais cette différence même ne laisse pas d’être problématique dans la mesure où nous sommes bien ignorants de ce qu’est la mort en vérité, il nous faudrait savoir si elle est une limite sans épaisseur, ou si elle s’ouvre sur un processus. Dans ce dernier cas, la situation des morts avant le Christ qui l’ont rencontré dans l’état de mort n’est peut-être pas différent de celle que connaissent ceux qui aujourd’hui ont à répondre de leur vie devant lui, après un parcours où il n’a guère été présent à leur cœur, au moins en apparence. La descente aux enfers aurait dans ce cas une valeur permanente, et pas seulement liée au passé. C’est cette piste qu’explore avec prudence le P. Édouard-Marie dans le numéro qu’on va lire.

Mais, au préalable, les rédacteurs de Résurrection ont voulu mettre à la disposition du lecteur différents dossiers qui jalonnent ce numéro : étude sémantique sur les termes « enfer », « enfers », « limbes » etc.… (Georges Théry) ; dossier biblique (Guillaume Leclerc), dossier patristique (Matthieu Cassin).

On ne peut, sur ce sujet, se dispenser d’interroger la pensée du P. Urs von Balthasar, l’auteur du XXe siècle qui a le plus réfléchi à la descente aux enfers. C’est ce que fait notre collaborateur Jérôme Levie. Certes, la position du théologien suisse ne rallie pas tous les suffrages : l’identification qu’il introduit entre l’enfer et les enfers est en soi problématique, la vision de la rédemption qui la sous-tend trahit une influence luthérienne dont on peut largement discuter qu’elle soit celle du Nouveau Testament. N’empêche que les thèses du P. Balthasar ont contribué à rouvrir un débat théologique extrêmement fécond sur l’être-mort du Christ et le salut du monde. On ne saurait se passer de cet éclairage.

Il n’est pas inutile de situer l’affirmation de la descente aux enfers par rapport au dogme plus récent du Purgatoire, avec lequel on l’a souvent confondue, c’est ce que fait Jean Lédion, dans une brève synthèse qui renvoie au numéro jadis consacré par Résurrection à ce sujet.

Enfin, notre ami Jacques-Hubert Sautel nous présente une approche théologique et spirituelle concernant l’attitude à adopter face à la mort de nos proches, montrant comment il convient de respecter le mystère d’une vie et de ne pas trop vite la canoniser, même si l’on ne doit jamais désespérer du salut de nos frères.

Ces articles ne prétendent pas épuiser la matière. Il restera à débroussailler bien des allées pour rendre accessible à tous la croyance de l’Église en la venue du Christ mort aux enfers. Mais ce numéro y aura contribué.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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