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La doctrine sociale : éléments historiques, remarques théologiques

Paul Airiau
La doctrine sociale de l’Église naît en réaction aux mutations socio-économiques du XIXe siècle. Inaugurée par l’encyclique de Léon XIII Rerum novarum, parue en 1891, elle est poursuivie et mise à jour par presque tous les papes depuis lors. Ses caractéristiques historiques peuvent conduire à des interrogations sur son statut théologique. Dépendant radicalement des conditions qui l’ont vu naître, aurait-elle pu ne pas exister ? Ouvrant des voies et en fermant d’autres, ne serait-elle qu’un numéro d’équilibriste entre les différentes tendances catholiques ? Bref, ne serait-alors elle que l’idéologie catholique officielle, correspondant à un moment donné du temps ?

La théologie a longtemps été pensée comme la science suprême. L’histoire ne lui servait que de répertoire d’arguments ou de catalogue d’illustrations. Mais les temps ont changé, et, sans verser dans l’historicisme ou distinguer absolument l’histoire de la théologie au point de les séparer sans pouvoir jamais plus les unir, il est possible de faire surgir d’un questionnement historique des interrogations théologiques. C’est à ce projet que l’on va ici s’attacher, en traitant de la doctrine sociale de l’Église.

Où l’on rappelle comment naquit la question sociale

Si tout n’a pas commencé avec l’invention de la machine à vapeur par l’Écossais James Watt en 1769, il n’en reste pas moins que cette date peut être utilisée comme symbole utile des profondes évolutions qui se produisirent dès la fin du XVIIIe siècle dans l’économie britannique et bientôt européenne. Une innovation technologique permettait de disposer désormais d’une énergie facilement exploitable, applicable à nombre d’activités industrielles. Le trio « charbon / machine à vapeur / textile et métallurgie » peut alors se mettre en place, dans la première moitié du XIXe siècle, avant d’être partiellement supplanté à la fin du siècle par le nouvel ensemble « électricité et pétrole / moteurs à explosion et électrique / sidérurgie et automobile ».

La révolution industrielle est née, et elle n’est pas encore morte. Avec cette expression, l’on dit plusieurs choses. D’abord, que l’industrie devient le cœur de l’activité économique. Elle supplante la production agricole qui dominait jusque là, se réalise de plus en plus dans des unités de production importantes, les usines, et inonde les sociétés d’objets manufacturés. Ensuite, la mobilisation des capitaux devient nécessaire pour accompagner et entretenir cette production massive, consommée aussitôt qu’elle est rendue disponible. Le capitalisme financier naît, celui des banques, bientôt des trusts. Puis, les modifications de la structure de production transforment radicalement les structures sociales. Le poids de la paysannerie recule, l’aristocratie doit partager ses positions avec la grande bourgeoisie qui domine désormais, le monde ouvrier se développe, des couches nouvelles, qu’on appellera bientôt des classes moyennes, apparaissent. Parallèlement l’urbanisation s’accélère, et les solidarités holistes déclinent, nécessitant l’invention de nouvelles protections dont le syndicalisme ne fut pas la plus petite. Enfin, ces bouleversements sociaux suscitent des mutations culturelles profondes, dont la remise en cause de la place sociale des institutions religieuses et la construction d’explications idéologiques des mutations sociales rapidement incarnées dans des partis politiques, démocratiques ou socialistes, n’hésitant pas à revendiquer l’action révolutionnaire.

Ceci étant dit, ce qui sauta d’abord aux yeux des contemporains fut l’apparition d’une misère ouvrière nouvelle, concentrée dans des lieux spécifiques, villes ou quartiers, accompagnée d’un délitement moral et physique qui traumatisa et scandalisa les observateurs bourgeois ou aristocrates. La perception du phénomène est très rapide, suscitant nombre d’enquêtes de terrains, dont les descriptions précises, associées à des considérations morales, alimentent encore la recherche et l’enseignement historiques. Ce n’est pas tout : la misère fait peur. On la soupçonne d’alimenter non seulement l’immoralité, ce qui serait encore tolérable quoique scandaleux, mais aussi la délictuosité et la criminalité, ce qui est inadmissible et dangereux, et surtout les aspirations révolutionnaires et les réactions violentes, ce qui est intolérable et odieux. Que les mutations des structures socio-économiques soient la source du phénomène, on refuse de le voir, au profit d’une lecture uniquement morale. Aussi la législation sociale n’apparaît-elle que fort tardivement. Bref, la « question sociale », c’est-à-dire la misère ouvrière conduisant à la révolte violente, devient un sujet de passions.

Où l’on explique comment surgit un enseignement social des papes

Une partie du monde catholique a bien perçu les mutations qui se produisent. Et il ne reste pas indifférent aux effets de la révolution industrielle. Outre les condamnations d’une exploitation de l’homme par l’homme, le développement d’œuvres sociales, spécialement destinées aux ouvriers, s’accompagne d’une volonté de moralisation des comportements : le monde ouvrier connaît un taux de concubinage relativement important, et une faible pratique religieuse, en partie liée à une impossible socialisation religieuse, en raison des conditions de vie. Dans un certain nombre de cas, s’exprime également le souci d’améliorer les conditions de vie ouvrière. Dans le même temps, une réflexion sociale catholique se développe afin de comprendre la situation nouvelle, de l’apprécier et de la modifier d’une manière jugée conforme à la Révélation.

Cependant, l’unité de la foi n’est pas l’uniformité des positions – cela se saurait. Et, en ce qui concerne la « question sociale », les divergences catholiques sont multiples. Intervention de l’État ou autorégulation de la société, restriction ou intangibilité du droit de propriété, organisation corporative des professions ou possible autonomie des associations ouvrières, libre association aux corporations ou obligation d’affiliation, réduction du travailleur à sa seule personne ou prise en compte de sa famille, sur tous ces points et d’autres encore, les désaccords sont nets mais ne se recoupent pas nécessairement. Ajoutons de plus que la « question sociale » interfère fortement avec des questions politiques qui suscitent des passions radicales (quelle forme de gouvernement accepter ou établir, quelle participation du peuple à la vie politique), et l’on comprendra que les choses soient plutôt complexes.

Elles le sont d’autant plus que la parole papale sur le sujet est limitée, concentrée qu’elle est sur la lutte contre les « erreurs du temps » et les organisations qui les propagent (notamment les associations ouvrières ou socialistes). L’action des pontifes est en partie monopolisée par un anticléricalisme devenant un des piliers des politiques des États libéraux – sans oublier la question de l’unité italienne, qui se fait finalement contre le pouvoir temporel du pape. Ce n’est donc qu’avec Léon XIII que naît un enseignement social – l’engagement social ne l’a pas attendu, bien sûr. Et encore est-il relativement tardif dans le déroulement du pontificat. Ce n’est qu’une fois qu’il a posé les bases théoriques du renouvellement chrétien de la société qu’il appelle de ses vœux (saine conception des rapports entre foi et raison, saine conception de la liberté, saine conception des rapports entre l’Église et l’État) que le pape traite ex cathedra de la « question sociale », avec l’encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891 – il est pape depuis 13 ans, mais il s’intéresse au sujet depuis sa nonciature à Bruxelles, et, comme archevêque de Pérouse, a déjà eu l’occasion de prendre position sur ces questions.

Outre qu’il explique les raisons de son intervention, le pape traite de trois sujets. Il défend d’abord le droit de propriété contre le socialisme, quelle que soit sa forme, qui voit dans l’appropriation individuelle la source de tous les maux sociaux. Ensuite, il entend garantir la paix sociale en exposant aux patrons et aux ouvriers leurs devoirs respectifs, rejetant toute conflictualité inéluctable et toute égalisation des conditions sociales, condamnant toute passion de l’égalité et toute cupidité insatiable. Enfin, il aborde plusieurs débats du monde catholique : l’association ouvrière est légitime, l’État peut intervenir en matière socio-économique, le salaire ouvrier doit être décent. Bref, il balaye large.

Où l’on montre que se construisit une tradition d’enseignement social des papes

Faut-il rappeler combien ce texte fut fondateur pour nombre de militants catholiques, déjà engagés dans les œuvres sociales (notamment en France à la suite de la défaite de 1870, que beaucoup estimaient due aux innombrables péchés de la « fête impériale » alimentée par l’âpre goût du luxe et de l’argent, ou pour répondre à la Commune qui avait suscité une mobilisation populaire et ouvrière à forte connotation anticléricale) ou qui découvrirent la « question sociale » à cette occasion ? Le dynamisme de l’engagement catholique en fut nettement renforcé, et conduisit à des prises de position fortes, au point que l’on n’hésita pas à parler de « socialisme chrétien » à la fin du siècle.

La crise des années 1930 rappela au bon souvenir des catholiques l’importance de Rerum novarum, d’autant plus que Pie XI jugea indispensable d’en célébrer le quarantième anniversaire par une encyclique, Quadragesimo anno (1931). S’il actualisait ainsi la pensée sociale papale, il inventait surtout la tradition de la célébration actualisatrice d’un texte désormais officiellement posé comme fondateur. Pie XII avec un radio-message de 1941 (la guerre ne portait pas aux célébrations fastueuses, y compris au niveau du statut des textes), Jean XXIII avec Mater et Magistra en 1961, Paul VI avec Octogesimo adveniens en 1971 (une lettre apostolique et non une encyclique), et Jean-Paul II avec Laborem exercens et Centesimus annus en 1981 et 1991, abondèrent en ce sens. Rerum novarum se trouvait aussi célébrée, explicitement ou en référence, dans les autres prises de position papales sur les questions sociales : Pacem in terris de Jean XIII en 1963, Populorum progressio de Paul VI en 1967.

L’aboutissement put alors être, en 2004, la publication par le Conseil pontifical Justice et Paix du Compendium de la doctrine sociale de l’Église. Confier la réalisation d’une telle œuvre à ce conseil était d’ailleurs bien représentatif des évolutions qui s’étaient produites en un siècle. Issu de la réorganisation de la Curie postérieure à Vatican II, le conseil était d’abord destiné à réfléchir sur les questions de développement économique et d’inégalité entre les nations, dans la droite ligne des encycliques sociales de Jean XXIII et Paul VI. Caritas in veritate s’inscrit même dans une double filiation cumulative : de même que que Sollicitudo rei socialis de Jean-Paul II fut publiée pour le vingtième anniversaire de Populorum progressio, l’encyclique de Benoît XVI fut envisagée pour en célébrer le quarantième anniversaire.

Où l’on s’interroge sur la dépendance de la doctrine sociale envers son contexte

Ce rapide survol historique permet de mettre en évidence un point important : la doctrine sociale de l’Église est nettement dépendante de son contexte socio-historique. Rerum novarum combat le socialisme dans ses différentes formes, et prend position sur la légitimité de l’intervention de l’État en matière socio-économique, question importante de la fin du XIXe siècle. Quadragesimo anno, par son corporatisme, doit être rapprochée des réflexions économiques et sociales qui, face aux conséquences de la crise de 1929 (chômage de masse, dépression de presque tous les secteurs, tensions sociales), mettent en avant un organicisme permettant de répondre à la mauvaise allocation des ressources et aux conflits sociaux. Les encycliques sociales des années 1960 sont publiées alors que la mondialisation économique prend son essor, avec les diminutions concertées des droits de douane, tandis que la décolonisation pose avec acuité la question du développement des anciennes colonies, dont l’économie est souvent réduite à l’exploitation des ressources naturelles. Jean-Paul II inscrit, quant à lui, sa réflexion dans le cadre du conflit renaissant entre communisme planificateur et capitalisme libéral, qui se remodèle notamment sous le coup de la hausse brutale des prix du pétrole et de la compétition industrielle de nouveaux pays concurrents l’Occident. Enfin, Benoît XVI traite explicitement des conséquences de la brutale crise suscitée par la financiarisation massive de l’économie depuis les dérégulations des années 1980.

Dans quelle mesure la réflexion catholique peut-elle alors prétendre améliorer la situation socio-économique, alors que, alimentée par des faits qu’elle constate, elle n’entend absolument pas anticiper ou prédire ? Sa réitération systématique n’est-elle pas, à l’image de ces prescriptions règlementaires ou législatives, renouvelées à l’identique tous les trois à dix ans, la preuve de son inefficacité ? Quoi qu’en disent les catholiques, la doctrine sociale ne remodèle en rien les comportements socio-économiques, et la City se soucie fort peu des condamnations pontificales de la cupidité. Mais à vrai dire, n’est-on pas ici tout simplement dans la même situation que celle qu’affrontent toutes les institutions religieuses ? Le monde contemporain étant sorti de Dieu, et la dynamique illimitée et sans normes a priori de l’activité humaine étant devenue la règle de la société, toute appréciation ou tentative de modelage de la réalité est presque immédiatement prise de court par les changements incessants.

N’y aurait-il donc aucune réelle utilité pour la doctrine sociale de l’Église, si ce n’est de servir à montrer au monde, qui n’a pas forcément demandé quoi que ce soit, que l’on prend en compte ses forts prosaïques soucis ? Cette pensée ne serait-elle finalement qu’une manière pour l’Église de se penser et d’agir dans la société industrielle, bref, une idéologie ayant le mérite de mobiliser les forces catholiques pour la reconquête de la société ? A ce titre, elle aurait à être jugée à l’aune de ses réussites ou de ses échecs. Et surtout, elle relève alors de la contingence historique : suscitée par la révolution industrielle, elle passera avec la société industrielle. Que d’ailleurs Jean-Paul II l’ait pensée comme lecture des « signes des temps », herméneutique de la réalité socio-économique sans cesse évoluante, peut témoigner de la conscience prise de l’incapacité à peser finalement sur la réalité.

Où l’on s’interroge sur la fonction régulatrice du magistère papal

Laissons provisoirement de côté cette dimension idéologique de la doctrine sociale, et observons le rôle ecclésial de cette réflexion. L’intervention de Léon XIII entendait trancher certains débats du monde catholique social liés à l’acceptation d’un point central du libéralisme économique, la liberté d’action des acteurs économiques, qui suppose la non intervention de l’État, la non réglementation des relations entre travailleurs et employeurs, la non obligation de l’appartenance à une organisation professionnelle. Quoi qu’en ait voulu le pape, les disputes herméneutiques perdurèrent après Rerum novarum, car l’encyclique laissait le champ libre à diverses interprétations, par exemple sur le salaire nécessaire – fallait-il prendre en compte, ou non, la famille du travailleur dans le calcul de ce salaire ?

Plus largement, les multiples directions de l’engagement catholique (du patronage pour enfants d’ouvriers aux jardins ouvriers, en passant par les syndicats confessionnels, les œuvres de moralisation, etc.) et leurs conséquences nécessitèrent de nouvelles mises au point du magistère. L’action sociale fut soigneusement distinguée de l’action politique, avec le bornage net de l’expression « démocratie chrétienne » : une action bienfaisante en faveur du peuple, un point c’est tout ! (encyclique Graves de communi en 1901). La légitimité des syndicats ouvriers non confessionnels déchira le catholicisme allemand sous Pie X, qui en accepta la pratique, tout en maintenant que l’idéal demeurait le syndicat catholique. Il fallut attendre Pie XI pour qu’un syndicalisme chrétien exclusivement ouvrier, sans dimension corporative, soit pleinement accepté.

Bref, la doctrine sociale, peut-être plus que d’autres domaines de la réflexion catholique, manifeste la fonction régulatrice du pape. A moins qu’on ne considère qu’elle ne fait que traduire ce qu’est devenu le pape dans le catholicisme contemporain : un subtil équilibriste qui intègre à des degrés divers les positions divergentes ou opposées des tendances particulières, afin de conserver un minimum d’unité. L’étude fine des processus de rédaction des encycliques manifesterait bien les jeux d’influence qui ont pu affecter la parution des encycliques sociales, comme pour d’autres textes d’ailleurs, en particulier ceux de Vatican II.

Cependant, le pape conserve une réelle latitude dans ses prises de position, et il peut même innover, y compris dans la doctrine sociale. Ainsi Jean-Paul II, qui a introduit la notion de « structure de péché » dans la réflexion catholique sociale. Il ne reprend pas simplement la dénonciation du droit nouveau et du naturalisme, comme ses prédécesseurs du XIXe siècle. Il entend affirmer que certains processus sociaux de la sphère socio-économiques alimentent ou institutionnalisent le péché. Autant la chose paraissait évidente pour les questions morales (avortement, divorce…), autant, dans la sphère économique, seuls les catholiques marqués par le marxisme avaient ainsi mis en cause des modalités d’organisation économique, dépassant la simple dénonciation de la cupidité ou du goût du lucre, vitupérées par les catholiques sociaux du XIXe siècle. Il fallut cependant préciser que le péché demeurait un acte individuel, et qu’une structure de péché n’obérait pas la liberté au point de rendre tout un chacun pécheur du simple fait qu’il agissait dans le cadre de cette structure.

Où l’on s’interroge sur l’éventuelle dimension idéologique de la doctrine sociale

Malgré tout, on voit aussi le renouvellement dans la continuité des positions papales. Plus encore, Jean-Paul II a approfondi la dimension idéologique de la doctrine sociale. En effet, elle intègre désormais non seulement la réflexion catholique sur les conditions socio-économiques, mais englobe aussi toute la vie collective ou en société : de la famille à l’État, en passant par l’économique, le culturel, etc. Tout ce qui relevait autrefois du droit public ecclésiastique (les droits de l’Église, l’État, les relations entre l’Église et l’État), tout ce qui avait une dimension collective ou sociale et était dispersé dans les différents traités de théologie sacramentaire (mariage) ou morale (vices, péchés capitaux, comme l’avarice) est désormais réuni dans un ensemble : la doctrine sociale de l’Église, comme le montre bien le plan du Compendium.

On a ici en fait une réponse à l’interrogation sur la dimension idéologique de la doctrine sociale. Jean-Paul II a en effet toujours réfuté cette dimension idéologique, plus particulièrement dans Sollicitudo rei socialis (§ 41) : « La doctrine sociale de l’Église […] n’est pas […] une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante […]. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale. » Rapprochant doctrine sociale et théologie morale dans leurs points de rencontre, et y ajoutant tout ce qui concerne la vie humaine en collectivité, Jean-Paul II prend acte de l’extension immense des domaines d’activité ayant leurs règles propres de fonctionnement, que l’Église ne peut déterminer. Mais en affirmant que toutes les activités humaines, pour être vraiment humaines, doivent se conformer à une règle morale fondée en vérité, il associe anthropologie, métaphysique et vie en société, comme il l’a toujours fait.

En même temps, il relativise ainsi partiellement la doctrine sociale. Il accepte clairement son absence de fonction messianique (rôle qu’elle eut pourtant jusque dans les années 1950), quoiqu’il la situe dans la dynamique de la « civilisation de l’amour ». Il la situe clairement du côté de la théologie morale, et d’une théologie morale pratique, devant toujours prendre en compte le temps qui demeure. Située dans un entre-deux, la doctrine sociale retrouve alors sa dimension eschatologique : non pas un messianisme, mais la possibilité d’un kairos, d’un temps décisif du salut individuel, qui se joue hic et nunc dans l’activité humaine, et qui en même temps, peut s’insérer dans un chronos, un temps neutre, celui de l’activité quotidienne infiniment réitérée.

A cet égard, la doctrine sociale ainsi comprise, en assumant l’eschatologie pour chacun, récupère l’utopisme des théologies politiques des années 1970, dont les théologies de la libération furent une forme, mais en rappelant ce qui sera toujours l’essentiel : le salut, c’est-à-dire la détermination de chacun pour ou contre Dieu.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

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