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La grâce de la nouvelle Alliance

P. Laurent Sentis

Dans la théologie classique de l’Église catholique, celle qui s’est développée entre le concile de Trente et le concile Vatican II, la doctrine de la grâce sanctifiante occupait une place de premier plan, en lien étroit avec le rôle joué par cette doctrine dans l’orientation de l’action pastorale, tout spécialement au niveau de la catéchèse et de la discipline sacramentelle. Cette doctrine paraît à l’heure actuelle bien marginalisée, sans que soient bien claires les raisons pour lesquelles une telle mutation s’est produite. Le premier objectif de cet article est de comprendre le changement intervenu aussi bien dans la théologie que dans l’action pastorale. Nous serons alors en mesure de proposer un discernement. Quels éléments de cette doctrine doivent être remis en question ? Quelle est la part de vérité que cette doctrine véhiculait et qui doit être préservée ? Nous pourrons tenter d’en proposer une réinterprétation en faisant appel à la prophétie de Jérémie sur la Nouvelle Alliance.

I. La grâce sanctifiante dans la théologie classique

Au-delà des divergences entretenues par les diverses écoles, les théologiens catholiques s’accordaient pour concevoir la grâce sanctifiante comme cette disposition spirituelle nécessaire à l’homme pour que celui-ci parvienne à sa fin bienheureuse, mais dont il peut être privé par sa faute sans toutefois cesser de posséder la nature humaine.

Le péché originel et le baptême des petits enfants

Le péché originel ne doit pas être compris comme une corruption totale de la nature humaine. Certes celle-ci est, en raison du péché des origines et de ses conséquences, marquée par une convoitise désordonnée. Mais l’élément principal du péché originel en chacun de nous est la privation de la grâce sanctifiante. Et, de façon corrélative, le principal bienfait du baptême des petits enfants doit être compris comme le don de cette grâce sanctifiante qui, assurément, ne supprime pas la convoitise déréglée mais permet de vivre et d’agir de façon agréable à Dieu.

Péchés mortels et péchés véniels

Tous les péchés ne sont pas équivalents. Certains ne font pas perdre la grâce sanctifiante. Ce sont les péchés véniels, qui certes affaiblissent l’homme, mais peuvent être effacés par un acte de contrition que rend précisément possible la grâce sanctifiante toujours présente. Il n’en va pas de même pour le péché mortel, qui fait perdre la grâce sanctifiante. L’absolution sacramentelle est en principe requise pour que soit redonnée cette grâce.

Foi vivante et foi morte

Une simple adhésion de l’intelligence aux vérités révélées ne suffit pas pour justifier l’homme. Cette adhésion peut en effet exister sans la grâce sanctifiante. Il s’agit alors d’une foi morte – qui est quand même un don de Dieu et qui est souvent bien utile : cette foi morte permet de demander le sacrement de baptême ou de pénitence. La célébration de ces sacrements procure alors la grâce sanctifiante par laquelle la foi est rendue vivante et dès lors capable de procurer à l’homme sa justification.

Justification et salut

L’homme devient juste, c’est à dire agréable à Dieu, par la grâce sanctifiante. S’il persévère dans cette grâce jusqu’à sa mort, il est sauvé et entre dans la vision béatifique après une éventuelle ultime purification correspondant au purgatoire. Le salut est donc conditionné par la persévérance, mais celle-ci ne peut être garantie. En effet, même muni de la grâce sanctifiante, l’homme est fragile et peut s’écarter de Dieu. Certes, le juste peut accomplir des œuvres bonnes et méritoires mais il doit demeurer conscient de sa fragilité, craindre de succomber à la tentation et donc, en ce qui concerne son salut éternel, se fier davantage à la protection divine qu’à ses propres forces.

Aspects pastoraux

Il est facile de voir comment ces principes fondent et même structurent l’action pastorale. Les parents sont invités à faire baptiser les enfants le plus tôt possible. Les enfants doivent recevoir une instruction pour connaître les règles de la vie chrétienne. Les pécheurs doivent être exhortés à la pénitence. Les justes doivent être invités à accomplir des bonnes œuvres dans l’humilité et la crainte de Dieu. Enfin tous sont invités à bien se préparer à la mort.

II. La situation présente

En aucune manière, les principes théologiques qui viennent d’être exposés et les conséquences pastorales qui en découlent n’ont été abolis par le Concile Vatican II. On doit cependant constater que la doctrine de la grâce sanctifiante n’est plus présentée avec la même clarté et la même insistance dans la théologie et la catéchèse. Un ouvrage aussi traditionnel que le Catéchisme de l’Église catholique reprend assurément l’enseignement classique sur la grâce sanctifiante, mais sans qu’on puisse dire que cet enseignement y est présenté de façon systématique ou joue un rôle structurant dans l’ouvrage.

En ce qui concerne l’action pastorale, le décalage est encore plus net. Les débats incessants sur la nature de l’évangélisation, sur l’objet de la catéchèse et sur les méthodes à mettre en œuvre, révèlent que la perspective classique toute centrée sur la grâce sanctifiante que transmettent les sacrements et que les fidèles doivent précieusement garder ne s’impose plus avec la même évidence. Comment comprendre ce phénomène ?

Il semble d’abord que beaucoup de pasteurs et de fidèles ont été gênés par une doctrine qui, répartissant les hommes en deux catégories (les justes et les pécheurs), ressemblait étrangement au pharisaïsme si vigoureusement contesté par les évangiles. Par ailleurs, la conscience religieuse de nombreux chrétiens désireux de demeurer en état de grâce pouvait se fixer de façon unilatérale (et parfois obsessionnelle) sur la crainte du péché mortel, au détriment du dynamisme spirituel qui leur était donné pour accomplir des œuvres de charité.

Toutefois ces difficultés pastorales et spirituelles ne signalent rien d’autre qu’une insuffisante intelligence de la doctrine. À cette lacune, une prédication et une catéchèse adaptées auraient pu et dû remédier. Si la prédication et la catéchèse n’ont pas été à la hauteur, ne doit-on pas supposer que la théologie qui les sous-tendait n’était pas aussi assurée qu’elle semblait l’être ?

À ma connaissance, il n’y a pas eu sur cette question un débat public et approfondi où les théologiens auraient pu exposer les raisons de leur insatisfaction. C’est plutôt de façon allusive que, par écrit ou par oral, tel ou tel théologien catholique a pu exprimer, non point un rejet clair et argumenté de cette notion de grâce sanctifiante, mais plutôt un certain malaise relatif à cette doctrine. Cette situation n’est pas saine. Une tâche s’impose à nous : reprendre de façon systématique les raisons du malaise que nous avons évoqué. Nous serons alors en mesure d’entreprendre le discernement évoqué dans l’introduction.

III. Les raisons d’un malaise

Une doctrine moins ancienne et moins universelle qu’elle ne paraît

Durant le premier millénaire, aussi bien en Orient qu’en Occident, la grâce est fondamentalement comprise comme action divine : Dieu fait grâce quand il purifie et illumine. Cette action divine produit bien entendu un effet dans l’homme qui en bénéficie. Mais ce n’est que dans le Moyen Âge latin que l’attention se porte de façon préférentielle sur cet effet et que celui-ci est compris comme un habitus, mot latin qui traduit le mot grec hexis, lequel désigne dans la philosophie d’Aristote une disposition stable possédée par une réalité. C’est ainsi que l’on attribue à l’homme un certain nombre d’habitus. Thomas d’Aquin n’est pas le premier ni le seul à envisager la grâce comme un habitus  ; à partir du XIIe siècle, l’ensemble de la théologie semble bien converger sur ce point. Mais Thomas d’Aquin est dans doute le théologien qui précise avec le plus de rigueur et de clarté la doctrine concernant le « don habituel ». Notre auteur n’ignore pas le sens traditionnel de grâce comme acte de Dieu, mais il ne signale ce point qu’en passant. En règle générale, dans les textes de saint Thomas, le mot « gratia » désigne le don habituel infusé en l’âme.

Force et faiblesse de la doctrine de saint Thomas

La force de la doctrine de saint Thomas se manifeste surtout dans l’étude des dons du Saint-Esprit et de la charité. Pour notre auteur, la grâce infusée par Dieu dans l’âme du juste se prolonge par des habitus qui perfectionnent son intelligence et sa volonté. Or ces habitus, qu’on appelle opératifs parce qu’ils sont principes d’activité, permettent d’expliquer la coopération de l’homme avec Dieu dans la vie surnaturelle. D’une part, en effet, ils ne produisent leurs effets qu’en étant mus par le Saint-Esprit, d’autre part, ils sont à la disposition de l’homme qui les a reçus. Celui-ci en fait librement usage. Ils ne produisent leurs effets que lorsque l’homme y fait librement appel. L’homme n’est d’ailleurs pas tenu d’y faire constamment appel, et cela n’est guère possible. En revanche le péché est toujours une éventualité possible, si l’homme n’y fait pas appel à un moment où il le devrait.

Après avoir signalé cette doctrine si importante et sur laquelle nous aurons à revenir, il convient d’aborder ce qui pose un problème. Nous avons vu que saint Thomas distingue la grâce et les habitus opératifs dont celle-ci est la source. Mais quel est le statut de cette source présente en l’âme du juste et que les thomistes décriront comme un habitus entitatif ? Peut-on suivre saint Thomas lorsque celui-ci y voit une « nature divine participée » [1] et pense rendre compte ainsi [2] de 2 P 1, 4 ?

La question de la participation à la nature divine

La doctrine de saint Thomas sur la grâce comme participation à la nature divine n’aurait peut-être pas eu la notoriété qui est devenue la sienne sans la polémique engagée entre le thomisme et le palamisme. Rappelons l’origine de cette polémique.

Il s’agit de la doctrine développée par Grégoire Palamas vers 1330 [3]. Pour ce théologien, moine du mont Athos, qui se veut fidèle à la tradition théologique de l’Église d’Orient, il convient de prendre au sérieux la divinisation de l’homme. Comment peut-on affirmer celle-ci sans tomber dans le panthéisme ? La solution préconisée par Grégoire Palamas consiste à distinguer l’essence divine imparticipable et les énergies (activités, opérations) divines qui, quoiqu’incréées, sont participables. La grâce est une énergie incréée à laquelle il est donné à l’homme de participer. Après avoir été vigoureusement combattue à l’intérieur de l’Église byzantine, le palamisme a été adopté comme doctrine officielle de cette Église en 1368.

Or l’un des adversaires de cette doctrine avait été formé par des dominicains dans la pensée de saint Thomas. C’est ainsi que, sur la question de la participation de l’homme à la nature divine, s’est systématisée une opposition entre le thomisme, qui attribue cette participation à une grâce créée, et le palamisme, qui l’attribue à une grâce incréée.

Cette polémique a permis de dégager une objection de fond contre la doctrine thomiste : comment une réalité créée, aussi élevée soit-elle, pourrait-elle nous faire participer à la nature divine ? Le débat entre thomistes et palamites est loin d’être clos. Mais il se peut que le préalable à une clarification de ce débat repose dans une recherche sur le sens exact à donner à 2 P 1, 4. Est-il vraiment question dans ce verset d’une « participation », au sens que prend ce mot chez Thomas et chez Grégoire ?

L’objection des réformés à la doctrine médiévale

Face à une théologie qui insistait unilatéralement sur la grâce comme don habituel, la Réforme protestante a réagi en mettant en avant la grâce comme acte de Dieu se révélant dans et par sa parole. Un texte de Karl Barth exprime bien ce point. Celui-ci estime que, pour la dogmatique catholique officielle, la grâce est « considérée, tant du point de vue de Dieu qui la dispense que du point de vue de l’homme qui la reçoit, comme une influence, comme un influx continu et subi n’intervenant pas d’une façon décisive entre deux personnes mais objectivement entre Dieu conçu comme cause initiale d’une part et l’"être causal" de la personne humaine d’autre part ». Contre cette conception de la grâce, il affirme : « Seulement les Réformateurs n’ont pas cru pouvoir interpréter la grâce de Jésus-Christ comme un influx ou une cause originelle mais bien comme une parole et une foi. » [4] Il y a, de fait, une expérience de la grâce lorsque la parole de Dieu est entendue et reçue au moment de la prédication. Certes, du point de vue catholique, nous devons maintenir avec le concile de Trente la réalité de la coopération de Dieu et de l’homme et la possibilité de l’action méritoire, et comme nous le verrons cela implique une transformation du cœur humain, mais nous ne pouvons méconnaître ce qu’il y a de juste dans la thèse selon laquelle Dieu fait grâce lorsque la Parole est proclamée.

La volonté salvifique universelle

Nous en arrivons maintenant au problème le plus épineux. Comment la doctrine de la grâce sanctifiante entendue au sens d’un don créé est-elle compatible avec le dessein de salut qui, selon la doctrine du Nouveau Testament rappelée contre les Jansénistes [5] et réaffirmée à Vatican II [6], concerne tous les hommes ? Faut-il penser que la grâce comme don créé est accordée à tous les hommes ? Mais qu’en est-il alors de la nécessité du baptême ? Et si la grâce est entendue simplement comme sollicitation divine qui serait accordée à tous les hommes et qui deviendrait principe de salut par le libre consentement de l’homme, n’est-on pas conduit, soit à une forme larvée de pélagianisme, soit aux doctrines modernes qui envisagent les différentes religions comme le moyen concret par lequel cette sollicitation parvient à tout homme.

IV. Principes de solution

Remarquons d’abord que l’existence d’une grâce créée, comprise comme un habitus entitatif distinct de la vertu de charité, n’a jamais été enseignée comme étant de foi définie. De nombreux théologiens catholiques n’ont pas suivi saint Thomas sur ce point. Ils ont affirmé l’existence d’une grâce sanctifiante comprise comme don créé dans l’âme des justes, mais ils ont identifié cette grâce avec la vertu de charité [7].

Il ne semble donc pas nécessaire de suivre saint Thomas sur ce point précis. En revanche nous devons comprendre pourquoi les théologiens du Moyen Âge ont tellement insisté pour affirmer le caractère créé de la charité. On sait que Pierre Lombard, dans le souci de magnifier la charité et de mettre en lumière la mission du Saint-Esprit, avait identifié la charité avec le Saint-Esprit. Il ne voulait bien entendu pas dire que le mouvement d’amour par lequel nous aimons Dieu est identique au Saint-Esprit. Mais il voulait dire que le Saint-Esprit est l’auteur de ce mouvement en agissant directement, sans passer par l’intermédiaire d’un habitus créé en l’âme. Saint Thomas et la plupart des théologiens du Moyen Âge ont répondu qu’en dépit des apparences une telle doctrine n’était pas satisfaisante. Il est nécessaire, disaient-ils, que l’homme soit conduit à aimer Dieu par une impulsion qui vient du Saint-Esprit, mais il est nécessaire que ce mouvement soit aussi vraiment le nôtre. C’est le Saint-Esprit qui nous fait aimer Dieu, mais nous ne sommes pas passifs sous son influence. C’est à nous de nous soumettre librement à cette influence. Or c’est à cela que sert un habitus opératif. Un habitus est une disposition spirituelle qui est à notre disposition. Nous en faisons usage si nous le voulons. La charité est un habitus opératif qui nous rend docile à l’action du Saint-Esprit pour peu que nous en fassions usage. Si nous n’en faisons pas usage, si nous ne demandons pas au Saint-Esprit de nous enflammer d’amour, nous demeurons à un mode de vie tout à fait ordinaire. Si nous en faisons usage, si nous sollicitons le Saint-Esprit, alors nous agissons par charité.

Mais pourquoi un tel habitus ne serait-il pas donné à tous les hommes ? Ou, pour nous exprimer avec plus de nuances, pourquoi Dieu ne le proposerait-il pas en permanence à tous les hommes ? Une telle hypothèse contredirait le message biblique et toute la tradition chrétienne. Nous devons prendre au sérieux la réalité du péché. Lorsque l’homme a péché, il a perdu l’amitié de Dieu et ne peut retrouver celle-ci que par une intervention libre de Dieu, qui manifeste sa miséricorde au temps voulu. Et précisément, d’après saint Paul, c’est la manifestation de cette miséricorde qui fait naître dans le cœur de l’homme pécheur un mouvement de gratitude et d’amour. S’il en est ainsi, la charité ne peut se confondre avec une forme de perfection morale dont nous pourrions nous enorgueillir. Nous ne demeurons dans la charité que dans la mesure où nous gardons toujours présente à l’esprit l’initiative miséricordieuse de Dieu.

Nous devons aussi remarquer que la charité n’est pas seulement amour mais aussi amitié. Une amitié suppose une réciprocité et une communauté de vie. La charité est fondée sur une communauté de vie avec Dieu qui veut nous faire partager sa béatitude. Saint Thomas cite à ce sujet 1 Co 1, 9 : « Fidèle est Dieu qui vous a appelé dans la communauté de son Fils. »

Nous prenons ainsi conscience de la structure trinitaire de la charité. Celle-ci est docilité au Saint-Esprit, découverte de la miséricorde du Père, amitié avec le Christ [8]. Par là nous voyons que la charité, tout en étant un don créé dans l’âme, rend possible une divinisation. Mieux encore, parce que la charité nous est réellement donnée, parce qu’elle est une réelle transformation de notre cœur, nous sommes réellement introduits dans la vie divine et nous participons à cette vie – tout en restant ce que nous sommes. Être divinisé, ce n’est pas perdre son identité personnelle, ce n’est pas être arraché à la condition de créature, c’est partager la béatitude éternelle des trois personnes divines, le bonheur d’aimer et d’être aimé.

C’est ainsi me semble-t-il qu’il convient d’interpréter le texte de 2 P 1, 4. Dans l’expression grecque « théias koinônoi phuseôs », la « théia phusis » ne fait pas allusion à ce que la théologie postérieure nomme la nature commune aux trois personnes divines, mais à Celui que le Nouveau Testament désigne en permanence sous le mot Dieu, c’est-à-dire le Père. Le mot « koinônos  », quant à lui, évoque l’idée de communauté. L’auteur, dans ce texte, dit que nous sommes appelés par grâce à une communauté de vie avec le Père, tout comme saint Paul en d’autres endroits parle de communauté de vie avec le Christ ou avec le Saint-Esprit.

V. Conséquences catéchétiques et pastorales

Le texte biblique qui introduit le mieux au mystère de la grâce sanctifiante est sans doute la célèbre prophétie de Jérémie :

Voici, les jours viennent, dit Yahvé, où je ferai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle, non comme l’alliance que je traitai avec leurs pères, le jour où je les saisis par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte, alliance qu’ils ont violée, quoique je fusse leur maître, dit Yahvé. Mais voici l’alliance que je ferai avec la maison d’Israël, après ces jours-là, dit Yahvé : Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Celui-ci n’enseignera plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant : Connaissez Yahvé ! Car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, dit Yahvé ; car je pardonnerai leur iniquité, et je ne me souviendrai plus de leur péché. (Jr 31, 31-34)

Jérémie affirme que le pardon des Dieu fera naître dans le cœur des juifs une intimité non seulement avec la loi mais avec Dieu lui-même. Et cette alliance unira ceux qui en sont bénéficiaires en un seul peuple.

À la lumière de ce texte, nous voyons que ce qui est premier est la miséricorde de Dieu. Et cela doit rester le point de départ de toute catéchèse sur la grâce. Nous découvrons ensuite que la grâce touche notre intelligence, ce que la Bible nomme le cœur. La grâce nous permet de connaître et d’aimer Dieu et sa loi.

La méditation de ce texte peut alors être complétée par celle de ce passage d’Ézéchiel, qui en est comme le commentaire et le prolongement, et qui annonce le baptême et l’effusion de l’Esprit.

Je vous retirerai d’entre les nations, je vous rassemblerai de tous les pays, et je vous ramènerai dans votre pays. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; je vous purifierai de toutes vos souillures et de toutes vos idoles. Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre corps le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous, et je ferai en sorte que vous suiviez mes ordonnances, et que vous observiez et pratiquiez mes lois. Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères ; vous serez mon peuple, et je serai votre Dieu. (Ez 26, 24-28)

Ce que nous avons à comprendre, c’est que ces deux prophéties ont été accomplies par la venue du Christ et la naissance de l’Église. La grâce de la Nouvelle Alliance n’est autre que la vie nouvelle que fait naître en nous la connaissance de la miséricorde de Dieu, qui grandit dans la mesure où nous sommes dociles à l’action du Saint-Esprit, qui nous établit enfin dans la communauté où Jésus rassemble ses amis.

Pour qu’une telle présentation de la grâce divinisante soit complète, il reste à traiter le problème de tous ceux qui ne sont pas encore touchés par elle. Il faut affirmer avec force que Dieu ne les rejette pas, ni ne les abandonne. Simplement son heure n’est pas encore venue. Mais elle viendra certainement en ce monde ou dans l’autre.

C’est l’occasion de rappeler le magnifique enseignement du Catéchisme de l’Église catholique sur la descente aux enfers :

« La Bonne Nouvelle a été également annoncée aux morts. » (1 P 4, 6) La descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut. Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption. (C.E.C. 634)

Le fait que d’innombrables personnes meurent sans avoir connu la miséricorde de Dieu en Jésus-Christ ne nous conduit pas à désespérer de leur salut éternel. Le Christ est descendu aux enfers pour y annoncer l’évangile à tous ceux que la mort retenait captifs.

Conclusion

L’essentiel de la catéchèse traditionnelle en ce qui concerne la grâce sanctifiante peut et doit être maintenu. Il convient toutefois de veiller à la présenter dans un langage plus fidèle à celui de l’Écriture Sainte [9] et de souligner sa structure trinitaire : découverte de la miséricorde du Père, docilité au Saint-Esprit, amitié avec le Christ. Il faut aussi rappeler que la mission de l’Église est d’être signe et instrument de cette grâce. Elle évangélise, catéchise et célèbre les sacrements pour que cette grâce soit communiquée à tous les hommes. Elle travaille avec ardeur à la diffusion de la grâce dans la mesure où elle vit de la grâce. La grâce en effet s’identifie à la charité – et « la charité du Christ nous presse ». Nous percevons que c’est le plus grand des biens, et ce bien, nous le voulons pour tous nos frères humains. Certes, nous savons que beaucoup d’êtres humains sont encore éloignés de cette grâce, mais nous ne désespérons pas car nous savons que la miséricorde divine rejoindra tous les hommes en ce monde ou dans l’autre. Si nous prenons en considération ces quelques remarques, il semble que les difficultés que nous avons évoquées au début de cet article devraient être dissipées.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] Somme théologique, Ia IIae, q. 110, a. 3.

[2] Car sa divine puissance nous a donné tout ce qui concerne la vie et la piété : elle nous a fait connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu. Par elles, les précieuses, les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde, dans la convoitise. (2 P 1, 3-4)

[3] Antoine Lévy, Le Créé et l’incréé, Paris, Vrin, 2006, p. 10.

[4] Karl Barth, Die kirchliche Dogmatik, traduction française : Dogmatique, éd. Labor et Fides, Genève, 1953, vol. 1, tome 1, p. 68.

[5] Innocent X, constitution Cum occasione, 31 mai 1653.

[6] Lumen Gentium, 16.

[7] Bernard Bartmann, Lehrbuch der Dogmatik achte Auflage. Traduction française par Marcel Gautier, Précis de théologie dogmatique, Salvator, Mulhouse, 1941, tome 2, p. 117.

[8] Mon exposé est ici très rapide. Pour approfondir ce point, je renvoie à mon étude de la charité dans De l’Utilité des vertus, Paris, Beauchesne, 2004, p. 241-278.

[9] Le lecteur qui souhaiterait une présentation plus détaillée d’une catéchèse biblique pour adultes sur cette question de la grâce pourra consulter le site suivant : http://www.bibletcec.com/grace.ws

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