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La grâce et la liberté chez saint Bernard de Clairvaux

Michel Corbin, Paris, Cerf, coll. « Initiations au Moyen Âge », 2002.
P.B.

Depuis les écrits anti-pélagiens de saint Augustin, où l’évêque d’Hippone montre que le salut est un don de Dieu gratuit et immérité – une « grâce » - , et non un état que l’homme atteindrait par ses seules forces morales, la théologie occidentale est traversée par une question angoissante : comment concilier la grâce divine et la liberté humaine ? Saint Augustin l’écrit lui-même : « Quand on défend le libre arbitre, il semble qu’on nie la grâce de Dieu ; et quand on affirme la grâce de Dieu, on donne l’impression de détruire le libre arbitre. » [1] L’histoire de la théologie latine compte de nombreuses tentatives de résolution de ce problème, mais aussi de nombreuses crises, dont le point culminant fut sans conteste les XVIe et XVIIe siècles, marqués par les querelles autour des écrits de Luther et de Calvin, puis de Baïus, et de Jansenius.

Parmi la liste écrasante des ouvrages consacrés à cette question, il est un texte quelque peu oublié qui est un véritable joyau : le traité de La grâce et du libre-arbitre de saint Bernard de Clairvaux [2]. Ce petit ouvrage est un modèle de clarté, d’intelligence et d’équilibre. L’abbé de Clairvaux y développe une théologie du « consentement » - comment ne pas penser au Cantique des cantiques dont saint Bernard fut le commentateur par excellence ? L’identification du libre-arbitre à l’image inamissible de Dieu en l’homme, la distinction des trois libertés (libre-arbitre, libre conseil et libre bon plaisir) et la psychologie de la volonté que propose saint Bernard offrent une réponse lumineuse à la question de l’accord entre grâce et liberté, et auront une influence considérable sur bon nombre de philosophes et de théologiens jusqu’à Blondel et au P. de Lubac.

Le P. Michel Corbin s.j., grand spécialiste de saint Anselme, propose une expositio du texte bernardin, genre littéraire médiéval qui consiste à « [suivre] pas à pas le déroulement d’un texte important, et [à l’analyser] de telle sorte que sa logique interne puisse apparaître. » La taille du traité de saint Bernard se prête bien à cet exercice, qui consiste en une explication minutieuse, paragraphe par paragraphe. Le résultat est très convaincant dans la mesure où l’analyse de détail permet une lecture approfondie de l’ensemble du traité. De plus, la plume de l’écrivain laisse entendre à chaque page la voix du professeur - la première mouture de l’ouvrage fut un cours dispensé à des étudiants de l’Institut catholique et du Centre Sèvres-, ce qui donne à ces pages un parfum d’exégèse à l’ombre du cloître dans le plus pur style médiéval. Au regard de la méthode employée, le livre du P. Corbin constitue un excellent guide de lecture du traité sur La grâce et le libre-arbitre.

Qu’on ne s’attende pas pour autant à trouver une présentation neutre et scolaire du traité de saint Bernard. Le P. Corbin explore ce texte pour répondre à une question : il s’agit moins d’étudier l’ouvrage pour lui-même que de penser avec l’abbé de Clairvaux l’indicible accord de la grâce et du libre-arbitre. Saint Bernard n’est pas choisi au hasard, il occupe une place unique parmi d’autres théologiens, fréquemment convoqués au fil du commentaire : « si j’ai posé la question à partir d’Anselme, écrit le P. Corbin, proposé de l’approfondir en lisant un traité de [Bernard], c’est qu’il me semble, dans l’état actuel de mes connaissances, qu’entre Augustin réfutant Pélage et Thomas baptisant Aristote, il y eut, à la fin de l’époque romane, une sorte d’équilibre miraculeux où fut repris le meilleur d’Augustin, ses thèses excessives étant rejetée dans les marges ». De plus, l’auteur défend une thèse bien précise, parfois de manière polémique : pour lui, saint Bernard ne pense pas « la liberté humaine d’un point de vue métaphysique, comme un pouvoir indéterminé de dire oui ou non au principe de l’être. » Cette définition occidentale de la liberté conduit à un faire un contresens sur le texte bernardin, et, ce qui est infiniment plus grave, à poser face à face, dans un rapport conflictuel, Dieu et l’homme, la grâce et la liberté. Pour comprendre ce que saint Bernard veut dire lorsqu’il parle du salut comme d’un « consentement », il faut prendre un point de vue eschatologique, c’est-à-dire celui de la Résurrection du Christ. « [La doctrine de saint Bernard] est scellée pour quiconque l’aborde selon l’objectivité requise par la science aristotélicienne, mais sensée pour qui la prend eschatologiquement dans le droit fil de la prière. »

Cette position pour le moins tranchée a le mérite de s’appuyer sur la dimension fortement christologique du traité. De plus, en rapprochant l’ouvrage des Sermons sur le Cantique des cantiques et du traité de L’amour de Dieu de saint Bernard, l’auteur montre de manière assez convaincante que le traité de La grâce et du libre-arbitre n’est pas une œuvre philosophique au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais déploie une « théologie mystique » [3]. Fin spécialiste du Moyen Âge pré-scholastique, le P. Corbin tente de lire le traité de saint Bernard sans anachronisme, comme un fleuron de la théologie monastique des XIe et XIIe siècles.

On regrettera que les caractéristiques de cette théologie ne soient qu’à peine évoquées (quelques citation de l’admirable livre de Don Jean Leclerc intitulé L’amour des Lettres et le désir de Dieu [4] auraient été les bienvenues) et que beaucoup d’enjeux d’histoire de la théologie soient sous-entendus, notamment la rupture qu’a constitué l’essor de la scholastique. Cependant, un lecteur non averti - et indulgent pour les quelques expressions latines non traduites - trouvera son compte dans un ouvrage qui propose une réponse audacieuse et intelligente à l’une des plus anciennes questions de la théologie latine.

[1] La grâce du Christ, Bibliothèque augustinienne n° 22, p. 149.

[2] Bernard de Clairvaux, L’amour de Dieu, La grâce et le libre-arbitre, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes » n° 393, 1993.

[3] L’expression est d’Etienne Gilson.

[4] Don Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen-Age, Paris, Cerf, 1957.

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