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La liberté de Jésus devant sa passion

Bruno de La Fortelle
"Il s’est offert parce qu’il l’a voulu." (Is 52)

« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué et qu’après trois jours il ressuscite » (Mc 8,31). Jésus prépare ainsi ses disciples à sa passion et à sa mort. La solennité de cette annonce, répétée à trois reprises dans les évangiles, nous assure de l’importance extrême de ces paroles, et de chaque nuance des textes.

Pourquoi Jésus emploie-t-il le terme « il faut », s’il agit avec la liberté de Dieu, sur laquelle ne peut s’exercer aucune contrainte ? Jésus ne nous donnerait pas le salut sur la croix, s’il n’était pas libre à la fois comme Dieu et comme homme, et si sa liberté d’homme n’était pas soumise aux mêmes conditions que la nôtre. Le parcours de ces quelques pages, de la liberté divine à la liberté humaine, n’est donc pas une progression de l’être le plus intérieur de Jésus vers la surface de son être : il s’agit au contraire de faire deviner comment Jésus, face à sa passion, unit agir humain et agir divin.

1. La liberté de Dieu face à la croix

Comment comprendre le « il faut » que prononce Jésus ? On pourrait n’y voir que du fatalisme de la part d’un homme qui s’ouvre à ses disciples des menaces qu’il sent peser sur lui, n’était la force de la phrase. Comme le remarque Jacques Guillet [1], lorsque Jésus emploie dans les annonces de la passion le terme « il faut », il se désigne toujours lui-même par le titre de Fils de l’homme ; il commence à utiliser ce nom lorsqu’il introduit le thème de sa passion dans sa prédication aux disciples, à Césarée [2]. Jésus applique à son destin la figure eschatologique du livre de Daniel, le « Fils de l’homme venant sur les nuées » auprès de Dieu, aux derniers temps, pour recevoir de lui « l’empire qui ne passera pas » sur toute la terre. (Dn 7,13-14) Le « il faut » de Jésus est donc déjà la parole du messie qui vaincra le mal. Or Jésus sait qu’il remportera la victoire d’une façon inimaginable et scandaleuse : il faut que le Fils de l’homme souffre. Comment est-ce là un acte digne de Dieu et une mort digne de Jésus ?

Incarnation et passion

L’incarnation nous sauve, puisqu’elle réunit les deux natures que le péché des hommes avait séparées : elle n’est pas leur rencontre abstraite, mais le destin particulier d’un homme qui est aussi Dieu, qui a connu tous les aspects de notre condition, donc le temps, la souffrance et la mort. Le mouvement de l’incarnation est un abaissement de Dieu, pour relever l’homme. Cet abaissement ne peut être plus grand que dans la mort sur la croix : Dieu rejoint notre humanité au point où elle est le plus éloignée de lui. Cette mort est un scandale, dans lequel le Fils de Dieu fait homme prononce le « oui » le plus total qu’il se puisse à la volonté du Père. Comme l’écrit l’auteur de l’Épître aux Hébreux, commentant le Ps 39 : « Le Christ dit : Tu n’as pas voulu des sacrifices ni des offrandes (…) Voici, je suis venu pour faire ta volonté. Il supprime le premier culte pour établir le second. C’est dans cette volonté que nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus, faite une fois pour toutes » (He 10,5-10). La volonté de Jésus dont parle l’auteur de l’épître est l’obéissance à Dieu. En Jésus, les deux mouvements grâce auxquels nous sommes sauvés se rassemblent : Dieu donne, sauve, guérit, rachète, triomphe du démon, et l’homme s’offre dans l’obéissance. En Jésus seul, la conscience de l’engagement de Dieu pour sa créature, et la réponse qu’il appelle sont parfaites.

Grâce à l’union de la réponse humaine de Jésus au Père, lors de la passion, et de la réponse éternelle du Fils, les hommes sont entraînés à la suite de Jésus dans le mouvement d’amour de la Trinité. Il faut donc que la mort de Jésus soit montrée au monde, pour que les générations en célèbrent la mémoire. Cette offrande a lieu à Jérusalem, aux yeux des dizaines de milliers de Juifs venus en pèlerinage pour la Pâque. Il aurait été absurde qu’elle fût une mort tranquille et cachée, mystérieuse ou hasardeuse.

Lorsque l’on dit que l’incarnation est rédemptrice, c’est en lien avec la passion. Parler du salut par la croix implique une anthropologie dans laquelle la mort est la brisure déterminante de notre condition. Hans Urs von Balthasar l’expose aux premières pages de Pâques, le mystère :

Sans aucun doute, "l’homme", aux yeux de Dieu, n’est pas "le premier homme, Adam, une âme vivante", sans finalité à l’égard du second Adam, "l’esprit qui donne la vie" (1 Co 15,45), car la mort qui est venue dans le monde "par le péché" (Rm, 5,12) divise l’être humain tel qu’il se tient devant le regard de Dieu : aucune philosophie et aucune religion ne peuvent ramener à un tout signifiant ce fragment que représente la vie terrestre, vie qui va vers la mort ; aucune ne peut, au-delà de la mort, découvrir et ajouter le morceau complémentaire ("immortalité de l’âme", "transmigration des âmes", ou autre chose). L’image brisée ne peut être restaurée qu’à partir de Dieu, par "le second Adam, qui vient du ciel". Et le centre de cette action restauratrice est nécessairement le point de rupture lui-même : la mort, l’hadès, la perdition dans l’éloignement de Dieu. [3]

La théologie nous ramène à l’affirmation qu’il faut que le Fils meure. Dans sa mort, il rétablit non seulement l’unité entre Dieu et les hommes, mais l’unité intérieure de l’homme lui-même. La passion du Fils est un geste miraculeux qui nous ordonne de nouveau à sa transcendance.

La nécessité de la croix ?

Est-il approprié d’utiliser le mot de nécessité à propos du salut par la croix ? Il est juste que le Fils emploie ce « il faut » pour annoncer sa passion, car il montre ainsi qu’il remet tout ce qu’il est à la volonté du Père. Mais pouvons-nous reprendre l’expression « il faut » après Jésus pour parler du salut, puisque nous comprenons en elle l’accord entre la volonté humaine de Jésus et la volonté unique des trois personnes ?

Pour poser cette question, les auteurs médiévaux cherchent à déterminer par la raison quelle forme de salut est la plus profitable à l’homme, étant entendu que c’est elle, et non une autre, qui sera en accord avec la bonté de Dieu. Ni saint Anselme ni saint Thomas ne prétendent qu’une contrainte puisse peser sur Dieu : pour saint Anselme, la « nécessité » des actions de Dieu n’est qu’une expression de sa constance, donc de sa liberté [4].

Selon saint Anselme, il est nécessaire pour que l’honneur de Dieu soit gardé qu’un homme libre du péché donne en satisfaction ce qui se peut donner de plus grand, c’est-à-dire sa mort [5]. Or l’homme n’est pas en état de le faire. Il est capital de retenir que l’honneur de Dieu n’est pas bafoué en Dieu lui-même, ce qui est impossible, mais « en tant qu’on regarde à la créature » [6] : Dieu a ainsi son honneur non seulement en lui-même, mais en sa créature. Par conséquent, la satisfaction est surtout le rétablissement de la créature de l’intérieur, qu’elle seule doit accomplir pour que soit sauvé son lien à Dieu dans l’honneur divin, son seul bien et son seul bonheur [7]. Dire la mort du Christ nécessaire, c’est montrer la grandeur de l’amour de Dieu.

Saint Thomas préfère le terme de convenance, eu égard au fait que Dieu aurait pu nous remettre notre peine sans aucune injustice, ou nous sauver autrement qu’en mourant sur la croix [8]. Cependant, « le Christ par sa passion a non seulement libéré l’homme du péché, mais il lui a en outre mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude » [9] . Le salut que donne la passion est bien plus qu’un rétablissement de la créature hors du péché : le Fils de Dieu a épousé notre condition de pécheurs, et nous fait participer à sa vie en Dieu. « L’homme a atteint une plus haute dignité : vaincu et trompé par le diable, l’homme devait le vaincre à son tour. Ayant mérité la mort, l’homme devait en mourant l’emporter sur la mort (…). En fin de compte, il convenait donc que nous soyons délivrés par la passion du Christ plutôt que par la seule volonté de Dieu » [10]. L’acte de Dieu n’est pas un changement dans la nature humaine imposé de l’extérieur, mais un accomplissement de l’intérieur, que le péché rendait impossible. Sans être conditionnée par rien, la passion librement consentie est l’acte le plus digne de Dieu, le meilleur pour notre salut, celui dans lequel le don dépasse l’offense et le rachat.

On choisira la formulation que l’on préfère : l’important est de saisir le lien indéfectible qui unit la liberté de Dieu et sa fidélité à sa créature, son désir de nous donner ce qu’il peut nous donner de plus grand.

2. La liberté de Jésus devant la souffrance et la mort

Si la mort du Christ est commandée par une nécessité que l’envoyé ne peut ignorer, comment est-il encore un homme libre de ses actes et faisant l’expérience de la liberté humaine ? H. U. von Balthasar écrit [11] : « il n’y a pas de psychologie du Christ et il ne peut y en avoir, s’il fut vraiment ce que croit la foi. La psychologie s’occupe des lois psychologiques générales, et non de ce qui par essence est unique ».

Il ne s’agit pas de dire que Jésus n’a pas eu une vie intérieure d’homme, avec ses affections, ses mouvements du cœur, mais que cette vie n’est comparable à aucune autre, et que l’on ne peut en parler comme l’on parlerait des autres hommes. L’expérience de Jésus, comme son être, est fondée sur l’union des natures humaine et divine. Aussi n’avons-nous pas d’autre moyen que la charité pour connaître Jésus. Les mots qu’emploie l’Église ne nous permettent pas de disséquer son cœur : ils en jaillissent et n’ont pas de sens en dehors de lui. Nous n’en recevons que l’écho affaibli dans nos entrailles malades. Dans la personne du maître de notre humanité, connaître et aimer ont le même sens. Ceci bien compris, nous sommes assurés par le dogme, et surtout par les évangiles, que Jésus fut homme de la même manière que nous le sommes.

La pleine humanité de Jésus dans la souffrance

Pour garantir la vérité et la beauté de l’acte divin, il faut que nous prenions conscience de la réalité de l’incarnation. Jésus n’est pas soustrait au temps, mais en épouse toutes les marques, la croissance, l’espoir, l’angoisse, la fatigue, la menace de l’avenir, et en fait des instruments de son amour. « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme, lui n’a pas où reposer la tête » (Mt 8,20). Ses années de prédication sont un perpétuel déplacement, sous une menace croissante, envisagée dès le début de la mission. Sans aucun doute, l’image que le Christ utilise est l’image de sa vie intérieure, mouvement sans répit, jaillissement contre la fatigue et le découragement, sursauts d’espérance contre l’incompréhension et la haine, impossibilité à tolérer la douleur des hommes.

Non seulement la vie spirituelle de Jésus est un mouvement qui n’a de cesse : comme celle de tout homme, elle comprend aussi une croissance. « Si Jésus était conscient de son identité divine durant toute la période de sa vie dont nous avons gardé trace, cela ne l’a pas nécessairement empêché d’appréhender de mieux en mieux la relation entre cette identité et une vie humaine dans laquelle l’expérience, les événements du ministère et, bien sûr, la mort lui ont permis de progresser dans la compréhension de la réalité humaine » [12]. La finitude n’est pas le mal. La différence avec notre vie intérieure est que cette croissance, dont le P. Brown met en évidence la nature, n’est pas l’ascension d’un chemin vers la sainteté. La puissance de Dieu est d’être entier dans chaque moment de la vie de Jésus ; et pourtant, chaque heure apporte une nouveauté, un approfondissement et trouve sa place dans le chemin spirituel de Jésus, qui s’achève avec son retour dans le sein du Père. Peut-être découvrons-nous là une image de l’amour trinitaire, toujours plus profond et plus nouveau, sans jamais augmenter dans l’éternité. Jésus a prononcé la phrase de Mt 8,20 dans un moment d’angoisse et de fatigue, où il commence à éprouver le poids de sa mission, à une étape de sa vie intérieure.

Comment Jésus aborde-t-il sa passion ?

Bien des questions s’élèvent sur Jésus devant sa passion, si l’on veut affirmer qu’il la voit s’approcher comme un homme libre : Jésus en a-t-il une connaissance surnaturelle ? La connaît-il dès l’origine de sa mission ? A-t-il choisi de mourir, et à son agonie, savait-il qu’il ressusciterait ?

Jésus n’a pu apprendre de personne qu’il est le Fils de Dieu, comme y insiste Jacques Guillet [13]. Quand bien même Marie lui aurait révélé le message de l’ange, ce que ne dit pas saint Luc, elle n’aurait pas pu lui dire ce que signifie être le Fils de Dieu, non plus qu’aucun des hommes d’Israël ou que Jean Baptiste. Jésus ne peut tenir cette connaissance que du Père, sans aucun intermédiaire.

Jésus sait que sa mission est d’enlever le péché du monde, et lorsqu’il annonce le Royaume, ce n’est pas à la manière des prophètes qui situent dans un avenir qu’ils ignorent le règne bienheureux. A Nazareth, il acquiert dans le secret la sagesse et la connaissance des Ecritures dont il a besoin. Il voit les aspects de sa mission se préciser, prendre de l’épaisseur, dans cette période silencieuse sans doute comme au cours de sa prédication.

Jésus n’est pas un voyant qui verrait comme Daniel le plan de Dieu se dérouler devant lui, passif et dans l’admiration, et qui l’appliquerait : vu que dans ce plan le cœur de Jésus est le lieu où s’accomplit le salut, il y aurait là une contradiction. Hans Urs von Balthasar indique un point essentiel : Jésus réconcilie le monde avec Dieu parce qu’il accomplit sa mission dans une obéissance absolue.

Avec le mot d’obéissance, nous touchons à coup sûr à la disposition la plus intime de Jésus, et il est sans doute plus important et plus salutaire à l’obéissance parfaite de ne pas vouloir connaître à l’avance l’avenir, pour l’accueillir de la main de Dieu avec une parfaite fraîcheur quand il arrive. On peut donc dire avec justesse que Jésus, pour mieux obéir, a laissé derrière lui auprès du Père nombre de choses qu’il pouvait connaître jusqu’à ce qu’elles parviennent à maturité et s’imposent d’elles-mêmes. Cela ne veut pas non plus dire que Jésus, dans la première période de son action, n’a rien su de "l’heure", mais seulement qu’il ne voulait pas l’anticiper. De toute évidence, on trouve en Jésus la même conscience du début à la fin, et le même courage avec lequel il élève des prétentions qui lui font risquer sa vie. Le sermon sur la montagne en Mathieu et le discours synagogal en Luc sont si provocants que Mc (3,6) a raison de placer dès le début la décision prise par les autorités de tuer Jésus. [14]

Rien ne s’oppose à ce que nous prêtions à Jésus une connaissance naturelle et non miraculeuse de sa passion. Il sait la sensibilité extrême des Juifs du premier siècle, pour qui religion et politique sont toujours proches. Il sait le scandale qu’entraîne la liberté de sa prédication, et à aucun moment ne cherche à le dissimuler où l’atténuer. Jésus voit autour de lui l’opposition des Juifs se durcir et s’organiser. Il leur suffit d’ouvrir les yeux pour voir la brutalité de la répression romaine contre qui élève la moindre prétention à l’autorité. Lorsque Jésus annonce sa passion, il dit les paroles d’un homme lucide sur les circonstances, en leur donnant une interprétation éclairée par la conscience qu’il a d’être le sauveur du monde. Ces mots sont l’opposé d’une connaissance préformée dans son esprit. La réaction violente de Pierre à Césarée, comme s’il prenait les mots de Jésus pour du découragement, témoigne qu’avant que Jésus ait annoncé sa mort, les disciples étaient parfaitement conscients de la menace.

Par ailleurs, Jésus sait qu’il accomplit les Écritures. Il y a lu sa passion, comme les juifs de l’Exil avaient pu lire dans la sortie d’Égypte leur avenir. Il désigne en sa personne, aux différentes étapes de sa vie, la réalité des figures prophétiques, apparemment complètement hétérogènes, de l’Ancien Testament : le roi messianique, l’Époux, le Fils de l’homme, le serviteur, le juste persécuté des Psaumes, etc. Or, Jésus n’a pu comprendre son identité ou sa mission à partir des seules Écritures : il en prend les termes dans un sens incompréhensible aux Juifs de son temps. Seule la conscience de son lien au Père et de son rôle lui a permis d’élaborer une telle synthèse. Jésus est très humble devant les Écritures, parce qu’elles sont les paroles du Père ; mais il a toute autorité pour les interpréter, parce qu’il est leur objet. En elles, Jésus approfondit la forme que prendra sa mission, jusqu’à la mort, à tout moment de sa vie, nourri plus qu’aucun homme de la tradition d’Israël, et toujours au-dessus d’elle.

Tout montre que la liberté de Jésus est une réaction spontanée aux événements : elle est une liberté pleinement humaine, sujette à l’épreuve et à la joie, sur laquelle pèse l’avenir.

Jésus devant sa mort et sa résurrection

Si, quelle que soit la manière dont Jésus aborde l’avenir, on peut dire que le Verbe a voulu mourir, peut-on dire que Jésus, le rabbin de Galilée, a choisi de mourir ? Il serait ridicule de voir en Jésus un halluciné qui, de toute sa vie, n’aurait envisagé qu’un seul vrai bienfait pour les hommes, celui donné par sa mort. Lorsque Jésus annonce le royaume, il ne prêche ni ses souffrances, ni sa mort, mais l’imminence du salut que Dieu va donner au monde, et il décrit l’attitude que l’action de Dieu implique de notre part. Seulement, nous ne pouvons pas entendre convenablement cette parole avant que le Christ soit mort et ressuscité ; et la passion est elle-même impliquée dans la radicalité qu’il faut pour rentrer au Royaume des cieux. Jésus ne provoque pas sa mort. Il ne s’établit dans aucun endroit où l’on pourrait le prendre, il échappe jusqu’au moment où l’étau ne lui laisse plus la liberté d’échapper. Alors, il monte à Jérusalem, ville des espoirs d’Israël, pour y mourir et manifester aux foules le don qu’il fait par sa mort. Il ne l’a pas cherchée, mais il est allé au devant d’elle.

S’il sait qu’il ressuscitera, comment Jésus rejoint-il l’expérience des hommes pour qui la mort est un événement qui ne laisse aucune prise à la pensée et ne livre aucune vue sur un avenir dont on peut douter qu’il existe ?

Jésus ne nous sauve pas, s’il a un instant douté qu’il est le Fils de Dieu : nous sommes sauvés parce qu’un homme qui porte les conséquences du péché a vécu dans une intimité sans faille avec le Père. Cette intimité n’est pas le résultat de sa foi, elle est l’origine de sa vie. Jésus a pu l’éprouver dans la sécheresse ; contre elle, il a été tenté d’une manière unique, vu que nous ne connaissons que l’ombre de cette intimité. Mais il n’a pu en douter, car un seul instant de doute serait la négation de toute son expérience précédente. Si l’expérience de Jésus contredit sa double nature, que peut-il nous apporter que nous n’ayons déjà ? S’il a douté un seul instant, l’homme Jésus est peut-être le plus saint des prophètes, mais rien de plus, quelles que soient les spéculations que l’on continue à faire sur son rapport particulier à Dieu. Or, Jésus sait qu’il sera justifié par Dieu. Il peut annoncer sa résurrection sans la connaître autrement que dans l’intuition unique de sa mission, il peut même proclamer un fait inimaginable dans le judaïsme de l’époque : sa résurrection, opérée par Dieu seul, aura lieu avant la fin des temps, et elle sera définitive.

La foi nous dit que Jésus a vaincu la mort. Mesurons-nous à quel point l’expérience que Jésus a faite dans son humanité, choisir de mourir, est inimaginable pour nous ? A tout moment de sa passion, il aurait pu demander au Père de le sauver, et il aurait été exaucé, comme il le dit à Pierre aux jardin des Oliviers. Jésus voit la mort en face, tandis que nous, malades vivant dans un corps de péché, nous avons déjà partie liée avec elle ; à tous moments de notre vie, nous glissons en elle [15]. Nous vivons le déchirement intérieur de sentir à la fois que la mort contredit ce que nous sommes, et que nous sommes complices de cette destruction. Jésus, lui, uni face à la mort, en porte toute la contradiction, dont le poids nous est ôté par le péché. Peut-être la cause de notre angoisse devant la mort n’est-elle pas tant dans l’inconnu face auquel nous nous trouvons, sans savoir ce que nous sommes et quel prix nous avons, mais dans l’évidence secrète et incoercible que la mort et la douleur s’opposent à ce que nous sommes, sans vraie atténuation possible. L’angoisse naît sans doute de la coexistence intime de deux réalités fortes et inconciliables, plutôt que de la rencontre de deux termes incertains, flottants, toujours suspects de n’avoir aucune consistance. Une forme d’ennui qui n’est pas particulièrement propre aux métaphysiciens n’est pas l’obscurcissement de cette réalité, mais le résultat de l’impuissance de la pensée face à elle, l’impossibilité d’accepter ce que nous ressentons.

Jésus, parce qu’il est conscient de sa résurrection, est au cœur de cette expérience, comme nous mêmes ne le serons jamais. La certitude de la résurrection ne l’empêche pas d’être « abandonné », de connaître l’inconcevable étrangeté de Dieu pour l’homme défiguré par le péché.

La liberté humaine de Jésus est rendue féconde et immortelle par la liberté divine à laquelle elle est unie. Elle n’échappe à aucune des conditions de notre liberté, mais en explore les gouffres, quand nous-mêmes ne sommes que des hommes, libres par moments, qui prennent appui sur ces moments pour se donner l’illusion qu’ils vivent dans la liberté, qu’ils sont maîtres de leur liberté. Or la liberté du Christ est dans la réponse humaine qu’il donne au Père : elle est un jaillissement à l’origine incommensurable, qui ne s’embarrasse d’aucun poids et va immédiatement au cœur de l’expérience humaine. Elle est une spontanéité d’autant plus sûre d’elle même qu’elle est une obéissance et une confiance sans faille dans la vie que le Père donne à son envoyé. Sa puissance se montre dans la fermeté avec laquelle le Christ à sa passion descend au fond de l’angoisse, de la faiblesse, de la souffrance, sans cesser d’adorer le Père auquel il s’est abandonné. L’indépendance souveraine du rabbin crucifié est le signe qu’il accomplit le plan décidé depuis le commencement du monde par le Père, en accord avec son Fils.

Bruno de La Fortelle, Etudiant en histoire de l’art.

[1] Jésus devant sa vie et sa mort, DDB, réed. 1991, p.177-178.

[2] Ibid., p.137 et ss.

[3] Coll. Foi Vivante, rééd. 1996, p.15-16.

[4] Cur Deus Homo, II,5 et II,17.

[5] II,6 et II,11.

[6] I,15.

[7] I,24.

[8] Somme Théologique, IIIa pars, qu. 46, art. 2, a. 3°.

[9] Qu. 46, art. 3, r. 3°.

[10] Qu. 46, art. 3, r. 5°.

[11] Extrait de La dramatique divine cité dans Les grands textes sur le Christ, p.212, DDB, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n°50.

[12] R.E. Brown, Jésus dans les quatre évangiles, Cerf, coll. Lire la Bible, 1996, n.1, p.103

[13] Op. cit. p.56-58.

[14] H. U. von Balthasar, La dramatique divine, extrait ds op. cit. p.219.

[15] La profondeur de cette découverte dans la personne de Jésus, sa prise de conscience de l’immensité de la tâche à accomplir expliquent sans doute l’angoisse éprouvée à Gethsémani. Voir A. Feuillet, L’Agonie de Gethsémani, Paris, Gabalda, 1977, p.82.

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