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La liturgie selon Vatican II

Jacques-Hubert Sautel

La question liturgique est aujourd’hui encore d’actualité dans l’Église catholique : la récente encyclique de Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia (Jeudi-Saint 2003) le rappelle bien en son paragraphe 52 : « C’est pourquoi je me sens le devoir de lancer un vigoureux appel pour que, dans la célébration eucharistique, les normes liturgiques soient toujours observées avec une grande fidélité. »

Dans cette actualité, il est bon de lire l’ouvrage que nous livre G. Esquier sur la liturgie à l’école du Concile Vatican II. La préface, qui a été donnée par Mgr Robert Le Gall, fait ressortir clairement sa valeur et son utilité. Suivons avec lui le plan de l’ouvrage : l’information en première partie (l’auteur est journaliste), avec l’état des lieux de la liturgie catholique en France aujourd’hui ; l’arrière-plan histo-rique en seconde partie (le dessein du Concile) ; le désir de réconciliation en troisième partie (la paix liturgique).

L’état des lieux n’est dressé en fait ici que dans le constat de la division actuelle entre catholiques sur la question liturgique : même si la préface de l’ouvrage fait observer que ce constat est parfois exagéré, dans la mesure où bien des célébrations liturgiques se déroulent dans la ferveur et dans la paix, il demeure une épine de discorde profondément enfoncée dans le cœur des catholiques français (et en bien d’autres pays du monde) entre ceux qui estiment que le Concile de Vatican II est largement dépassé et voudraient des réformes bien plus audacieuses (progressistes), ceux qui jugent qu’il s’est écarté de la tradition de l’Église (intégristes), et ceux qui s’accommodent tant bien que mal de la liturgie célébrée actuellement sous son impulsion (fidèles « lambda » et traditionalistes).

Il nous semble qu’au delà de ces faits bien connus, l’intérêt du livre de G. Esquier est de révéler (ch. II du livre), l’existence d’une nouvelle division à l’intérieur du dernier groupe, celui des traditionalistes. En effet, s’il existe dans la majorité du peuple chrétien une réelle estime pour la Fraternité Saint-Pierre — elle regroupe les catholiques qui n’ont pas voulu suivre Mgr Lefebvre dans sa rupture avec le Saint-Siège de Pierre —, beaucoup ignorent (nous avouons que nous étions parmi eux) qu’une nouvelle division s’est créée depuis 1999 à l’intérieur de cette Fraternité, au sujet de l’application des textes du Saint-Siège concédant la célébration de la messe selon l’ancien ordo (voir la Lettre apostolique Ecclesia Dei de Jean-Paul II, 2 juillet 1988, reproduite en annexe, p. 221-224). Si les uns en effet (modérés) restent fidèles à l’interprétation que la Curie romaine a donnée de ce texte (cf. annexes, p. 225-228), le comprennent donc comme une concession paternelle du Pape, et ne remettent pas en cause le caractère normatif du nouvel ordo, celui de Paul VI, les autres (conservateurs) souhaitent que l’ordo de la messe issu du Concile de Trente (saint Pie V) soit reconnu officiellement par le Saint-Siège à l’égal de celui de Paul VI, et parlent de « biritualisme ». Cette nouvelle division est-elle une tempête dans un verre d’eau ou un nouveau brûlot dans l’Église catholique ? Avant de répondre catégori-quement, il est prudent, lorsqu’on sait l’importance croissante des pèlerinages traditionalistes et la fréquentation non négligeable de leurs séminaires, de réfléchir sur les causes de la situation actuelle.

La seconde partie de l’ouvrage conduit naturellement à rechercher les fondements de l’évolution de la liturgie depuis une trentaine d’années dans les constitutions données par le Concile de Vatican II, particulièrement Lumen Gentium (21/11/1964) et Sacrosanctum Concilium (4/12/1963). Ce retour aux textes montre que le dernier concile a eu la double volonté de garder la tradition de l’Église catholique en matière de liturgie, et d’autre part d’adapter ou de refonder les modalités de la célébration liturgique. Mgr Le Gall le fait finement observer en soulignant la richesse sémantique d’un mot clef de Sacrosanctum Concilium, en son premier paragraphe : « ce sacrosaint concile estime (...) qu’il lui revient, à un titre particulier, d’instaurer et de nourrir la liturgie ». Le verbe latin instaurare signifie en effet à la fois « renouveler » et « fonder solidement ».

Ainsi, après avoir analysé ce qu’elle estime avoir été des aberrations de la liturgie anté-conciliaire, G. Esquier expose en son chapitre VII les véritables nouveautés de la réforme. Ces nouveautés découlent d’abord du sujet principal du Concile : l’Église. La constitution Lumen Gentium met en effet en lumière (§ 10-11 et 33-34) un concept de grande importance pour la liturgie, celui du sacerdoce commun des baptisés, qui se déploie en relation étroite avec le sacerdoce ministériel (des prêtres et des évêques). Comprendre que tout baptisé est prêtre en ce qu’il a le pouvoir de s’offrir lui-même à Dieu dans tous les actes de sa vie, et particulièrement en union avec le sacrifice eucharistique du Christ à son Père, oblige à lui donner mission de participer comme membre actif à toute liturgie de l’Église, en communion avec les autres baptisés et en relation filiale avec le prêtre qui agit in persona Christi : c’est l’« ecclésiologie de communion ».

Pour sa part, la constitution Sacrosanctum Concilium souligne la primauté de la liturgie dans toute la vie de l’Église. Notons au passage que les fils de saint Benoît retrouveront ici, comme en écho, la radicalité du vocabulaire de la Règle : la célébration des différents offices de prière n’est rien moins pour le moine que l’opus Dei (l’œuvre de Dieu). De là découle le principe d’objectivité de la liturgie : elle n’est pas sujette à des modifications arbitraires, mais en elle, le corps de l’Église obéit exactement à la tête, c’est-à-dire au contrôle et à l’impulsion des évêques et du successeur de Pierre.

Beaucoup d’éléments sont développés encore dans ces pages, mais il faut dire un mot du chapitre suivant (VIII), dans lequel l’auteur montre les fruits déjà apparents de la réforme liturgique (notamment un meilleur pressentiment, dans la réception de l’Eucharistie, du banquet de la Jérusalem céleste), et en souligne les échecs (principalement la désacralisation de la messe). À l’explication théologique de ces échecs donnée par l’auteur— une méconnaissance par les prêtres et les fidèles du rôle de la grâce dans la liturgie —, nous préférons personnellement une autre plus historique : si tous les fils de la continuité liturgique que n’a pas rompus le Concile ont bien été soulignés précédemment (p. 83-85) — notamment les anticipations de la réforme présentes dans l’œuvre de Dom Guéranger et les dispositions législatives de Pie X (communion fréquente) et de Pie XII (Vigile paschale)—, il n’a pas été mis en lumière combien ces amorces de renouveau, puisées aux plus anciennes traditions chrétiennes, sont restées inconnues dans leur élan profond, pour l’immense majorité du peuple et des prêtres de l’Église catholique. Dès lors, la réforme, reposant sur des présupposés liturgiques demeurés implicites, pouvait difficilement être bien assimilée du plus grand nombre.

Mais l’ouvrage ne reste pas sur ce constat d’échec et nous offre des pistes pour une réconciliation, en sa troisième partie : « La paix liturgique est-elle possible ? ». Ces pistes s’ordonnent autour de deux axes : l’impulsion du magistère romain, le labeur des évêques et des prêtres. Pour aboutir à la paix liturgique dans l’Église catholique, l’intuition de Jean-Paul II est de faire donner aux textes conciliaires toute la plénitude de renouveau et de beauté qu’ils portent en germe.

Par des textes pastoraux, notamment les Lettres apostoliques sur la sainte Liturgie (4/12/1988), et sur l’approche du nouveau millénaire (10/11/1994), le Saint Père a invité à un examen de conscience sur l’application des textes conciliaires. Par des textes normatifs, la Congrégation pour le culte a obéi en donnant de nouveaux textes liturgiques, ou des directives pour en rédiger d’autres : nous avons commenté (cf. Résurrection n° 99-100) l’Instruction sur la révision des traductions liturgiques (28/3/ 2001), mais il faut surtout souligner la parution de la troisième édition du Missel romain (promulgué par Jean-Paul II durant la Semaine sainte 2000). Ce texte essentiel n’est connu à ce jour (février 2004) du public francophone que sous forme électronique, par la traduction provisoire de son Introduction qui figure sur le site Internet du Centre national de Pastorale Liturgique. Aussi saura-t-on gré à G. Esquier de donner un résumé de cette Introduction parmi ses annexes (p. 233-249), tandis que Mgr Le Gall souligne dans la préface la portée de ce texte introductif de ce nouveau missel : « Connaître et faire connaître, comprendre et expliquer cette Présentation générale revue et augmentée constitue la meilleure formation à la célébration de la messe, tant pour les prêtres que pour les fidèles ».

Il nous reste donc, il reste aux fidèles et aux prêtres à participer à la fécondité du renouveau liturgique. Trois pistes notamment peuvent être indiquées : la recherche de la beauté dans les célébrations liturgiques, la formation des prêtres et des laïcs, la redécouverte de l’adoration eucharistique. Sur le second point, on pourra signaler la parution de l’Initiation à la liturgie romaine du P. M. Gitton, ouvrage dont il est rendu compte ci-dessus.

Il convient de dire pour conclure que l’ouvrage de G. Esquier nous semble donner une information solide sur l’état actuel des controverses liturgiques en France, mais qu’il propose aussi des pistes sérieuses pour ne pas en rester aux constats d’échec, fussent-ils partiels, et pour recevoir en vérité, déjà à l’intérieur de l’Église catholique, l’héritage que le Seigneur Jésus nous a laissé : « Je vous laisse ma paix, c’est ma paix que je vous donne ». (Jn 14, 27)

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

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