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La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance. (Rémi Brague)

Gallimard, mars 2005
J.R. Catta

L’ouvrage propose une mise en parallèle des trois religions filles d’Abraham, judaïsme, christianisme et islam, dans le rapport spécifique qu’entretient chacune avec l’idée de loi. Car toutes présupposent, sous des modes différents, l’existence d’un lien entre Dieu et le droit, l’existence d’une loi divine qui conduit à ce que « l’agir humain, dans toute son ampleur, reçoive sa norme du divin » (p. 19). Rémi Brague mène sa réflexion de manière plutôt chronologique, conformément au développement historique du concept de loi divine, en distinguant clairement le regard politique et juridique du regard religieux. C’est son travail spécifique sur l’islam qui retiendra ici toute notre attention.

La question posée est universelle, l’introduction le souligne, mais peut se formuler sous deux angles bien distincts. Si elle porte d’emblée sur la nature même du droit, elle peut s’énoncer ainsi ; Quelle est cet ordre qui me précède et m’oriente aujourd’hui pour demain ? Dans quelle mesure cet ordre mystérieux, multiple, mais dont la nécessité dépasse les frontières et dont la réalité transcende les générations, trouve son origine en Dieu ? La loi est-elle divine ? Si elle découle avant tout d’une réflexion théologique, le questionnement est inversé ; Qui est Dieu dans mon quotidien ? Dans quelle mesure Dieu est-il mon maître ? Dieu est-il législateur ? Cette réflexion ne va pas de soi. Elle n’a pu être menée qu’à partir d’un certain stade de développement des civilisations. A cet égard, la conception musulmane de la loi divine descend très logiquement de la conception juive, dont elle est largement tributaire, comme l’est également le christianisme [1].

La réponse apportée par l’islam dépend directement de la manière dont la question s’est posée. Et, comme le note R. Brague, « bien que l’on ne puisse réduire l’islam à un fait politique, c’est comme tel qu’il a fait son entrée sur la scène de l’histoire » (p. 50). C’est par la conquête du Moyen-Orient et du Sud de la Méditerranée et l’effacement des alliances bédouines antérieures que l’islam s’est constitué. L’islam – comme le christianisme – est à la fois une religion et une civilisation puisque la première a formé la seconde. Mais si le christianisme n’a triomphé politiquement contre l’Empire romain qu’au bout de trois siècles, l’islam a connu le succès politique dès le vivant de son fondateur et a « conquis par la guerre le droit de s’exercer en paix, voire celui de dicter aux adeptes des autres religions dites « du Livre » les conditions auxquelles ils pouvaient survivre » (p. 52). Les origines de l’islam sont par conséquent intiment liées à des problématiques politiques, donc juridiques. Mahomet, une fois arrivé dans la ville de Yathrib (Médine), dut organiser la vie de la communauté qui l’avait rejoint. Il était Prophète, il devint également roi. La législation sur le mariage et les successions est donc très ancienne dans le Coran. Et elle porte le sceau divin puisque par le Coran c’est Dieu, et non le prophète, qui est censé parler. Sur un plan chronologique, l’interrogation théologique est donc apparue bien plus tard que la question proprement politique ou juridique et semble même en découler [2]. Le concept de loi divine, tel qu’il a été appliqué à l’intérieur de la cité musulmane, semble avant tout destiné à fonder une légitimité politique nouvelle. Mais le statut très particulier conféré au Coran donne au concept de loi une dimension religieuse très marquée.

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L’islam existe comme obéissance à Mahomet avant d’exister comme obéissance au Coran puisque ce dernier n’existait pas à l’origine (p. 178). Il reste pourtant très marqué par cette idée : huit passages du Coran enjoignent d’obéir à Allah et à celui qui l’a envoyé. Si l’autorité de Mahomet est directement légitimée par Allah, le Coran exige également une obéissance plus générale. Le « verset des dirigeants [émirs] énonce en effet : « Obéissez à Allah ! Obéissez à l’apôtre et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité ! » (p. 101). Cette formule vague peut s’appliquer à de nombreuses situations et de nombreuses époques. Mais, à la différence du Nouveau Testament qui réclame par la bouche de Saint Paul une obéissance aux autorités y compris païennes, y compris persécutrices, l’obéissance ne peut concerner ici que « ceux d’entre vous », c’est-à-dire des dirigeants issus du peuple musulman (p. 103). A la mort du prophète, le califat occupe cette position et « tient lieu » du Prophète en continuant à viser tout à la fois la béatitude de la cité terrestre et celle de l’au-delà [3]. La sphère politique dans la civilisation musulmane qui intègre le prophétisme, couvre donc un espace plus important qu’en occident. Dans la mentalité musulmane, « la séparation du politique et du religieux n’a pas le droit d’exister. Elle est même choquante, car elle passe par un abandon de l’humain au pouvoir du mal, ou une relégation de Dieu hors de ce qui lui appartient. La communauté idéale doit être ici-bas. En principe, elle y est même déjà : c’est la cité musulmane » (p. 54) [4].

Par conséquent, le Coran contient à la fois une théologie et une anthropologie politique. Dieu est intrinsèquement politique puisqu’il intervient de manière directe dans la cité des hommes, par le biais du Prophète. R. Brague cite à cet égard Julius Wellhausen qui estime que Allah est comme « la personnification de la souveraineté de l’État » » (p. 99). Dès l’époque de Mahomet, les revenus de l’État sont appelés « bien d’Allah », et l’aumône, pilier de l’islam qui acquiert progressivement une fonction de redistribution, prend la forme et remplit les fonctions d’un véritable impôt (p. 98) [5]. Par ailleurs, la toute puissance d’Allah est un attribut divin spécialement accentué. Le Coran manifeste ainsi la nécessité d’installer le règne terrestre de la volonté d’Allah, grâce à l’obéissance due envers le Prophète. Toute la difficulté réside dans l’identification du bénéficiaire de cette légitimité divine, par qui Allah pourra exercer le pouvoir. La question de la dévolution du pouvoir et celle de son exercice ne sont pas résolues par le Coran : il offre à qui voudra « une légitimité vide, ou ouverte, en attente d’un contenu qui viendrait la remplir » (p. 101) [6]. La mort du Prophète, dont l’islam ne fait pas mémoire, fut par conséquent un évènement traumatisant pour la communauté musulmane puisque l’exercice direct du pouvoir par Allah perdait de son évidence. A tel point que le conflit intellectuel et politique au sujet de la transmission de l’héritage mahométan s’est cristallisé dans deux communautés bien distinctes, les shi’ites et les sunnites.

Les premiers étaient partisans d’une personnalisation du pouvoir, par le biais des califes, successeurs de Mahomet. Ces derniers concentraient initialement pouvoir politique et pouvoir religieux et ont combattu pour se réserver le rôle d’arbitre suprême de la loi. Mais les sunnites ont préféré maintenir la légitimité concentrée dans un foyer unique et finalement impersonnel, l’autorité du Prophète. Car l’islam a cherché à « relégitimiser » toutes les pratiques qui ne venaient pas directement de lui en les attribuant à Mahomet (p. 179). Parallèlement, les paroles et les gestes du Prophète (hadith) sont considérés comme caractéristiques de la conduite exemplaire. Progressivement, la Sunna devint la règle de droit garantie par l’autorité du Prophète, indépendante de l’autorité du calife. Puis « on assista à une désincarnation toujours plus accentuée de la loi, ou du moins à un émiettement de l’autorité qui en a la garde et qui devint, d’individuelle qu’elle était, collective. » (p. 186). La classe des docteurs de la loi prit en main la loi divine, qui devient la sharia.

Ce long processus de maturation juridique est révélateur de l’importance cruciale que revêt la dimension politique de la loi divine pour l’islam ; dès son origine et dans son histoire. Les plus anciens témoins non musulmans de Mahomet le voient d’ailleurs comme un législateur et évoquent « l’unité de loi » qu’il permit (p. 94). Mais l’accent mis sur l’obéissance due à Allah et à son prophète donne à la sphère politique une dimension religieuse irréductible. Le mal est toujours désobéissance, et le vrai législateur ne peut être que Dieu. L’idée d’une loi naturelle est par exemple inconcevable. La nature ne peut être source de droit. C’est l’islam comme révélation qui offre le contenu de la loi naturelle. L’évidence, l’omniprésence de la loi divine rend difficile la conception même d’une loi qui ne serait pas divine. La dimension foncièrement religieuse du concept de loi explique par conséquent le statut particulier que les musulmans réservent à leur texte sacré, très différent du statut accordé à la Bible.

A la différence du christianisme qui propose plus un fait nouveau, la résurrection, qu’un texte nouveau, l’islam avance explicitement une nouvelle – et ultime – prophétie, manifestée dans le Coran. Ensuite, « ni les textes de l’Ancien Testament ni ceux du nouveau n’ont été rédigés ou rassemblés pour servir de livre sacré à une communauté, écrit R. Brague. La communauté une fois formée, elle sélectionna le livre après coup. Le Coran, lui, fut d’emblée produit pour être utilisé comme livre sacré » (p. 122). Et si le christianisme adapte des textes anciens par le biais de l’allégorie en s’inscrivant dans la continuité de l’histoire, l’islam revendique un déplacement de l’histoire, par un remplacement pur et simple des autres textes sacrés par le Coran [7]. En effet, d’après la doctrine islamique, les textes des Écritures antérieures ont été falsifiés par leurs porteurs. L’islam lit son propre texte sacré comme la mesure de l’authenticité matérielle des précédents, qui perdent du coup toute valeur normative (p. 119). Par conséquent, les textes que confirme le Coran sont virtuels ou du moins introuvable dans la Bible, juive ou chrétienne (p. 117). Le Coran se caractérise par « son aspect autoréférentiel massif » : il parle de lui-même, et s’applique à lui-même ce qu’il applique aux textes antérieurs, à savoir l’abrogation d’un verset ancien par un verset plus récent (p. 123).

Les musulmans accordent également au Coran un statut ontologique bien particulier ; il serait incréé, directement dicté par Dieu sans altération due à la transmission. Mahomet nie explicitement être à l’origine du texte et affirme l’avoir reçu d’un messager, qu’il nomme Esprit de sainteté ou Esprit fidèle [8]. A la différence du christianisme, qui ne court-circuite pas la médiation humaine, la passivité du Prophète est absolue. Dans la mesure où le Coran est considéré comme inimitable et parfait, son interprétation, qui était couramment pratiquée au début, devint suspecte à partir de la fin du Ier siècle [9], et ne se fera finalement acceptée que sur la base d’une tradition attestée (p. 93). La parole de Allah ne pouvant être mise en doute, tout dans le Coran doit être vrai. Ses préceptes ne peuvent donc pas être interprétés selon l’équité, ou bien en relativisant la lettre par rapport à l’esprit. Aussi, entre un précepte biblique et un précepte coranique de même contenu, ce dernier acquiert un poids beaucoup plus considérable. R. Brague prend l’exemple classique du voile censé couvrir les femmes, précepte que l’on trouve dans les traditions musulmane et chrétienne (cf. 1 Co, 11, 3-16). Mais les statuts respectifs de la Bible et du Coran entraînent une application très différente. D’un côté, c’est Allah qui commande, de l’autre, c’est saint Paul qui conseille. Il est donc possible de rechercher l’intention de ce dernier, d’adapter ses dires en fonction des temps et des lieux. Alors que remonter de la lettre à l’esprit divin apparaît pour le moins présomptueux voire sacrilège. Et quand bien même l’interprétation s’avère possible, elle n’est pas source de droit.

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La tradition musulmane est intrinsèquement juridique. La loi y est moins un système de législation qu’un régime déterminé d’accès au salut. Face au christianisme, qui contient une invitation à dépasser la loi par la foi, l’islam voit dans l’obéissance à la loi l’unique moyen d’être juste aux yeux de Dieu. Dans sa conclusion, R. Brague rappelle que le terme de viatique, et celui de sharia, sont parallèles puisqu’ils contiennent étymologiquement la même idée, celle du « chemin ». Pour les chrétiens, ce chemin est habité par « un corps sacrifié rendu accessible comme nourriture, laquelle ne dit pas à celui qui l’ingère ce qu’il a à faire, mais lui donne la force de le faire » (p. 313). Pour les musulmans, ce chemin est balisé par une loi divine très précise « qui revendique le champ tout entier du pratique » (p. 310).

[1] Le processus historique de la révélation a conduit en effet le peuple hébreux, et à sa suite les chrétiens et les musulmans, à préférer l’idée de « loi divine » à celle de « législateur divinisé », adoptée par leurs voisins d’Égypte ou de Mésopotamie vis-à-vis de leurs souverains.

[2] Cf. p. 51-52 « Il se peut que l’islam comme religion se distinguant explicitement des deux autres monothéismes ne soit guère antérieur à son imposition par une décision politique du premier calife omeyyade de la dynastie des Marwanides, Abd al-Malik (calife de 685 à 705). »

[3] La seule référence explicite à la Bible dans le Coran est un extrait du psaume 100, « les juste posséderont la terre », pour lui donner un sens littéral et immédiat.

[4] Quelques philosophes arabes du Moyen-Âge considéraient Mahomet comme l’incarnation du philosophe-roi que Platon appelait de ses vœux (p. 144).

[5] En effet, la liste des destinataires des aumônes est très précise. R. Brague y voit « l’ébauche d’un appareil d’État » car l’aumône devient, si l’on emploi des « termes anachroniques et crus », un impôt destiné « aux dirigeants, aux fonctionnaires des finances, à la propagande, à la sécurité sociale, à l’armée » (p.98).

[6] Cf. p. 102 « le problème central de l’islam en matière de politique, problème décliné sous des versions nouvelles au long de l’histoire des civilisations musulmanes, sera donc de savoir comment utiliser ce surplus de légitimité dont il dispose, qui en sera le bénéficiaire, où devra se poser cette puissance massive, terrifiante, mais flottante. »

[7] Ce déplacement est symboliquement exprimé par le rattachement revendiqué des musulmans à Agar, et non plus à Sara.

[8] Le nom propre de Gabriel n’est utilisé qu’une seule fois (cf. p. 92).

[9] Dans l’hypothèse où l’interprétation du Coran aurait été possible, il était nécessaire qu’une autorité soit investie du pouvoir suprême d’interprétation. Et l’institution du calife trouvait là sa justification. Dans la mesure où il ne peut être qu’appliqué, son élucidation grammaticale et mystique revient à la communauté des docteurs de la loi (cf. p. 185).

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