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La miséricorde, notion fondamentale de l’Évangile, clé de la vie chrétienne (Cardinal Walter Kasper)

R.H.

L’ouvrage du cardinal Walter Kasper rassurera ceux qui pourraient s’inquiéter de la pérennité de la grande érudition théologique allemande, qui a tant illustré les deux derniers siècles. Encore que le cardinal, président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, né en 1933, ne représente pas vraiment une relève.

Son ouvrage, loué par le pape François, offre une synthèse d’excellente facture sur la théologie de la miséricorde, à la fois sur le plan biblique (Ancien et naturellement Nouveau Testament), patristique, canonique, philosophique etc. Une synthèse d’autant plus nécessaire que le XXe siècle a entretenu un rapport particulier à cette vertu : les catastrophes humaines sans précédent qui l’ont marqué, grands massacres ou génocides, ont fait monter les cris angoissés : comment un Dieu d’amour et de miséricorde a-t-il pu permettre de telles ignominies ? Ou bien : comment pourrait-on jamais pardonner à leurs auteurs ?

C’est pourquoi les derniers papes ont traité de la miséricorde : Jean Paul II lui a consacré sa deuxième encyclique Dives in misericordia (1980) ; Benoit XVI en a traité également avec Deus caritas est (2005). Jean-Paul II a institué le dimanche de la Miséricorde, le premier après Pâques, à la demande de sœur Faustine, qui fut la première canonisée du XXIe siècle.

Pourtant, dit le cardinal Kasper, la miséricorde n’a pas été, comme elle aurait dû l’être, au centre de la réflexion théologique : l’idée de l’impassibilité de Dieu a longtemps occulté la compassion de Dieu pour son peuple constamment exprimée dans la Bible. La plupart des philosophes antiques, de Platon aux Stoïciens, Aristote un peu moins, tenaient la miséricorde en suspicion. Les fondateurs de la modernité en ont fait une idée suspecte : Rousseau, Lessing, Kant et surtout Marx qui y voyait l’opium du peuple et Nietzsche pour qui « Dieu est mort ; c’est sa pitié pour les hommes qui a tué Dieu » et qui développe l’idée de la sélection d’une élite fondée sur son caractère impitoyable, idée dont on connait la terrible postérité.

Au XXe siècle, cependant, une partie du courant phénoménologique, puis existentialiste, est venu corriger la raideur de la philosophie moderne en réhabilitant la subjectivité et éventuellement le pardon : ainsi Max Scheler, Edith Stein, Martin Buber, Jacques Derrida, dont, dit Kasper, les idées sur le pardon sont incontournables ; il cite également Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Jean-Luc Marion. Par contre Kierkegaard et Dostoïevski ne sont pas évoqués.

Malgré la contestation philosophique des modernes, la vertu de miséricorde rejoint la Règle d’or reconnue par toute l’humanité : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », ce qui en fait une vertu universelle.

L’étude de Walter Kasper montre que la miséricorde est au centre du message de l’Ancien Testament déjà, et surtout du Nouveau. Entre les paraboles de la miséricorde, les nombreuses paroles du Christ appelant à la miséricorde, notamment les Béatitudes (« Heureux les miséricordieux ») et l’exemple même de sa vie, de sa Passion et de sa mort, le sens même de l’Incarnation et de la Rédemption, tout dans l’Évangile, est miséricorde.

Une miséricorde au sens large : aux envoyés de Jean Baptiste venus demander s’il est le Messie attendu, Jésus répond en citant Isaïe (61,1) : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. » Le mystère du Sacré-Cœur de Jésus exprime dans toute son étendue la miséricorde de Dieu.

Miséricorde contient deux racines : miser, le pauvre, cor, le cœur. Elle est attention du cœur pour les pauvres, quelle que soit l’origine de la pauvreté : matérielle ou morale, même si le mot recouvre d’abord, y compris chez Kasper, le pardon des offenses. Le cœur dans la Bible n’est pas seulement la sensibilité, mais tout autant la volonté et l’intelligence, tout l’être intérieur de l’homme.

Comme le suggérait déjà Jean-Paul II, la miséricorde est encore plus essentielle que la justice si tant est que l’on puisse opposer l’une et autre. Pour saint Augustin : « qu’est ce que la justice de Dieu, si ce n’est sa miséricorde ? » La convergence mystérieuse de la justice et de la miséricorde est au centre du mystère chrétien.

Pour saint Thomas, la miséricorde est un attribut fondamental de Dieu, l’expression de sa souveraineté, le miroir de la Trinité. Il ne la confond pas avec la casuistique qui reste de l’ordre de la justice et dont saint Thomas d’Aquin considère qu’elle fait d’abord appel à l’intelligence. C’est à cet ordre que ressortit sans doute la question du divorce, sur laquelle le cardinal demeure, dans cet ouvrage, très discret.

L’Église depuis le commencement a pour vocation d’annoncer la miséricorde, et lui a même dévolu un sacrement spécial, la pénitence.

Si l’annonce de la miséricorde est particulièrement nécessaire au XXIe siècle, Kasper évite le travers d’une miséricorde trop facile. Il cite à ce sujet Dietrich Bonhoeffer : « la grâce à bon marché, c’est la justification du péché et non du pécheur ». Il récuse aussi les interprétations faussées, qui montreraient par exemple plus de mansuétude pour l’agresseur que pour l’agressé ou qui prôneraient l’euthanasie comme une forme de miséricorde.

S’interrogeant sur le rôle social de la miséricorde, il récuse l’idée qu’une société suffisamment juste n’aurait plus besoin de miséricorde. Une telle société est utopique, la société aura toujours besoin miséricorde. Même les structures les plus justes ne dispensent pas de la charité et les systèmes sociaux les plus parfaits ont eux-mêmes besoin d’accommodements fondés sur la miséricorde : « Pour faire durer la société, il faut pardonner ». Allemand, le cardinal Kasper aurait pu à ce sujet s’interroger sur le rôle social de l’inflation, imperfection que, selon nous, toute société doit tolérer au moins à petite dose, ce qu’admet mal aujourd’hui la mentalité d’Outre-Rhin.

Le cardinal va plus loin : « Finalement, ni l’exigence de justice, ni la miséricorde (celle des hommes) ne peuvent vraiment se développer en ce monde. » Devant l’impossibilité d’abolir complètement l’injustice et de vivre pleinement la miséricorde, il ne nous reste en fin de compte qu’à faire appel à la miséricorde de Dieu.

Kasper termine sur le thème de Marie, Mère de miséricorde. Il dit pour l’essentiel des choses très justes. On est seulement étonné qu’il suggère que le souvenir de Marie n’aurait pas dû permettre que l’Église en arrive à « une image dévalorisée de la femme » ? De quelle image parle-t-il ? Ne veut-il pas dire que les adversaires de l’Église n’auraient pas dû en arriver à considérer comme ils le font à tort, que l’Église dévalorise la femme ? Contestable est aussi l’idée que Marie n’est pas tant représentée dans la dévotion comme individu que comme archétype : les fidèles de Notre-Dame de Guadalupe ne le voient sans doute pas de cet œil. Mais ce ne sont que des détails.

Plus fondamental serait de voir si le cardinal Kasper, qui insiste à juste titre sur la sensibilité particulière des XXe et XXIe siècles à l’égard de la miséricorde, a vraiment fait le tour du sujet. Il aurait pu évoquer les effets de la mentalité technicienne du risque zéro qui part d’un univers de machines où aucune faute, par exemple en matière de sécurité, n’est permise. Elle s’étend à presque tous les secteurs de la société : nous avons évoqué l’inflation zéro ; on pourrait évoquer la rigueur croissante de la lutte anti-tabac, l’application de plus en plus stricte du code de la route, peut-être légitimes mais aussi des dérives très dangereuses, comme l’eugénisme de fait, visant le « handicap zéro ». Il faut aussi s’interroger sur les idéologies nouvelles qui récusent toute morale, notamment sexuelle, et donc d’une certaine manière ferment la porte à la miséricorde.

Au moment où le pape François ouvre l’année de la miséricorde, le cardinal Kasper a le grand mérite de remettre dans le champ de la théologie une notion qui y avait tenu peu de place. C’est sans aucun doute un sujet fondamental qui mérite de nouveaux approfondissements.

Réalisation : spyrit.net