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La miséricorde par temps de trouble

Roland Hureaux

« Sa miséricorde s’étend d’âge en âge », dit la grande prière du Magnificat (Lc 1, 50), qui reprend ici le Psaume 107. Elle s’étend donc aux périodes où la corruption des mœurs paraît plus grande, qui sont précisément celles où elle est plus nécessaire. La vertu de miséricorde, au sens généralement entendu de pardon des fautes, occupe, est-il nécessaire de le dire, une place centrale dans les évangiles, que ce soit par les prescriptions elles-mêmes : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt 2,7), « soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6,36), « ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6, 37), ou dans les paraboles : la brebis perdue (Lc 15, 4-7), la drachme égarée (Lc 15, 8-10), le fils prodigue (Lc 15, 11-33) ou encore dans les exemples donnés : la pécheresse pardonnée (Lc 8, 36-50), la femme adultère (Jn 8, 1-11), le bon larron (Lc 24 39-43).

Les débats sur les problèmes sociétaux, ayant en arrière-plan la morale, notamment (mais pas exclusivement) sexuelle, se multiplient aujourd’hui. Or il est rare qu’ils ne se traduisent pas par une mise en cause de l’Église catholique pour sa supposée raideur, son manque de compassion ; les tenants rigoureux de la norme traditionnelle sont assimilés aux pharisiens de l’Évangile, dépourvus du sens de la miséricorde et, comme on le sait, condamnés vivement par le Christ.

Les défenseurs de la morale chrétienne feraient-ils fausse route ? Tourneraient-ils le dos à l’Évangile ? On peut certes se le demander, mais on se prend aussi à penser que la nécessaire vertu de miséricorde était plus simple à pratiquer au temps du Christ qu’aujourd’hui, et cela pour une raison essentielle qui tient à une situation radicalement différente de celle où nous nous trouvons : la Loi n’était pas alors remise en cause dans son principe par ceux qui l’enfreignaient, alors qu’elle l’est le plus souvent aujourd’hui.

Les exigences morales du Décalogue constituaient dans le monde juif au temps du Christ, une espèce d’évidence, un fond commun que nul ne contestait, sinon sur des détails où s’exerçait la science des scribes. Même le monde païen, comme le montre saint Paul (Rm 2, 15), reconnaissait la loi naturelle, elle même en consonance avec les préceptes essentiels de la Loi.

Cette situation explique que les Évangiles contiennent si peu de morale proprement dite. Ce que l’Église a pris l’habitude d’appeler les « préceptes évangéliques », les Béatitudes par exemple, qui commandent d’être pauvre en esprit, miséricordieux, artisan de paix, doux, etc… ne se substituent pas à la Loi de Moïse que tout le monde connaissait, mais viennent en sus ; ils intéressent d’abord ceux qui, tel le jeune homme riche, cherchent le sentier, non de la seule justice humaine, mais de la perfection.

Ainsi, nul, dans l’entourage du Christ, ne remet en cause la loi qui interdit l’adultère. Personne qui vienne contester dans son principe la loi du mariage au nom de la liberté individuelle ou de l’émancipation des femmes. La femme adultère n’était pas une adepte de l’amour libre qui se serait sentie confortée dans ses convictions par la prise de position du Christ en sa faveur. Il lui dit « Va et ne pèche plus », mais, ne l’aurait-il pas dit, elle savait sans doute qu’elle faisait mal. Jésus ne remet pas en cause dans son principe, pour odieux qu’il nous paraisse, le châtiment de la lapidation issu de la loi de Moïse ; il se contente de montrer que nul n’est digne de l’exécuter. Les seules discussions portent sur le remariage des divorcés sur lequel Jésus est plus rigide encore que les Pharisiens (Mt 19,7-9).

Dit autrement, la femme adultère fait bien partie de ceux sur qui la miséricorde s’étend, car, même pécheresse, elle craint Dieu, cela conformément au Magnificat  : « Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ».

Le Christ signale certes l’incertitude qu’il peut y avoir sur la connaissance du bien et du mal en appelant son Père à la miséricorde pour ses bourreaux : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Mais, même là, le contenu de la loi n’est pas directement en cause. Ce que ne savent pas ces bourreaux, c’est qu’il est le Messie, c’est tout le bien qu’ils auraient à recevoir de lui, c’est son innocence absolue. Que celui qui blasphème en se faisant dieu doive être puni de mort n’est pas non plus remis en cause. La question est de savoir si le Christ a blasphémé, ou s’il est vraiment le messie.

L’antiquité classique, qu’elle soit juive ou païenne, a très peu hésité sur ce qu’était le bien ou le mal [1]. Contrairement à ce qu’on dit, les hautes classes de la Grèce classique avaient beau s’adonner parfois à l’homosexualité, personne ne prétendait que ce comportement fut innocent. Même si Platon élude la question, Xénophon qui était aussi un disciple de Socrate, la tient pour un mal.

Ce sont seulement les sectes gnostiques du IIe siècle qui, les premières, ont brouillé les contours du bien et du mal, spécialement celles d’entre elles qui permettaient la débauche. Les Pères de l’Église s’en indignèrent, beaucoup plus que Jésus ne s’était indigné des débauches d’Hérode, car Hérode, en faisant la fête, ne prétendait sans doute pas agir bien, les gnostiques si.

Les gnostiques demeurèrent cependant dans une relative marginalité par rapport à ce qu’on appelle déjà la « Grande Église » et a fortiori par rapport au monde païen. Plotin, philosophe néo-platonicien qui a entendu parler des pratiques sulfureuses des gnostiques, les condamne.

La remise en cause des normes ancestrales

Notre situation, en ce début du XXIe siècle, a profondément changé. Ce ne sont pas des sectes ésotériques marginales qui remettent en question l’héritage moral judéo-chrétien, ce sont les forces idéologiques dominantes de la société [2].

La morale laïque qui enseignait le respect minimum d’autrui a été rayée des programmes scolaires. Elle a été remplacée par la chasse aux « phobies » supposées, cibles déterminées par l’idéologie : xénophobie, homophobie, islamophobie, racisme etc. Le prochain en général, qui pouvait être n’importe qui, a été remplacé par des catégories déterminées, qui sont loin d’englober tout le monde, catégories supposées mal traitées par la société, mais insidieusement privilégiées du fait de leur promotion obsessionnelle par les médias.

La société de consommation valorise toutes les formes de jouissance et au contraire met au rancart les ascèses d’antan, que justifiaient tant le souci de l’hygiène ou de l’épargne que celui de favoriser la spiritualité. Le rejet de l’ascèse semble devenu une nécessité, au moins pour une partie de la société, si on ne veut pas voir s’arrêter l’immense machine à produire et à consommer qu’est devenue l’économie capitaliste [3]. La crise et le retour de la rigueur dans l’Europe des années 2000 n’ont pas remis en cause la nouvelle morale, qui tient la consommation de biens matériels pour une obligation d’état.

Si l’appétit de consommation ordinaire peut se satisfaire au travers d’un marché ouvert au grand large qui offre toujours plus de possibilités d’achat, à des prix souvent en baisse, il n’en est pas de même de cette jouissance des sens, depuis toujours considérée comme essentielle, qu’est la jouissance sexuelle. Toute une série de contraintes anthropologiques limitent celle-ci : la nécessité d’une stabilité familiale pour élever un petit d’homme auquel il ne faut pas six mois, comme les petits des animaux, mais vingt ans pour arriver à l’âge adulte, l’exigence naturelle d’exclusivité et, par là, la propension universelle à la jalousie que même les plus émancipés des couples finissent par découvrir. Mais, au-delà, des raisons spirituelles plus importantes encore commandent que l’activité sexuelle soit non pas interdite mais réglée. Si l’appétit de jouissance illimitée avait pu s’accommoder parfois de ces contraintes, c’était seulement pour quelques privilégiés, hommes et non femmes, au travers de la polygamie. Mais ces pratiques se heurtent aujourd’hui à l’exigence croissante de respect de la dignité de la femme et de l’égalité entre les sexes.

Comme il était difficile, en raison des contraintes anthropologiques évoquées, d’encourager le principe de jouissance illimitée en matière sexuelle autant qu’on le faisait en matière de consommation de biens et de services, la société moderne a trouvé un compromis boiteux où l’exigence de fidélité est tempérée par la facilité du divorce, où le souci de la famille se combine avec la facilité des relations sexuelles précoces et l’acceptation d’ une certaine instabilité juvénile, où la sexualité institutionnelle s’accompagne de la facilité de pratiques en marge, comme la pornographie, voire, dans certains milieux sociaux, le libertinage. En outre, la tolérance à l’égard de l’homosexualité est plus grande.

La mise au point de moyens de contrôle des naissances fiables, mécaniques et chimiques, a permis le « nouveau désordre amoureux » (Finkielkraut), désordre tout relatif, puisqu’il doit composer avec quelque chose qui ressemble encore à une famille : père, mère (naturels ou recomposés), enfants, préservant bon an mal an, non sans blessures multipliées en cas de divorce, l’éducation de la nouvelle génération. La légalisation de l’avortement et sa diffusion consécutive, quoique non généralisée, malgré - là aussi - de tragiques et silencieuses blessures, prolonge les facilités de la contraception.

Cette nouvelle situation s’est accompagnée d’une impatience de plus en plus grande vis-à-vis de la morale traditionnelle de l’Europe chrétienne qui tendait à préserver la famille stable dans toute sa rigueur - et sa grandeur : stabilité de couple, relations sexuelles dans le mariage, respect de la vie dès la conception, bannissement des pratiques fermant la possibilité de la génération.

N’imaginons pas pour autant que ces règles aient toujours été acceptées : elles firent en tout temps, dans toutes les classes de la société, l’objet d’entorses qui faisaient partie de la vie commune. Ces entorses étaient plus fréquentes dans les classes populaires que dans le classes éduquées au Moyen Âge et sont encore communes aujourd’hui dans les pays du Tiers Monde ; depuis le gigantesque effort de mise au pas des mœurs populaires qu’ont impliqué les Réformes protestante et catholique, les entorses semblent avoir été ensuite réservées, au contraire, à la haute société.

Mais qu’importe ! Jamais jusqu’à une date récente, les adeptes de l’adultère ou de pratiques dites alors « contre-nature » n’ont prétendu faire autre chose que déroger à la morale commune, à leurs risques et périls, s’agissant tant de leur réputation que de leur salut, et généralement dans la discrétion.

La situation a changé du tout au tout aujourd’hui. Ce qu’il est convenu d’appeler la révolution sexuelle, exonère les pratiques déviantes du discrédit d’antan, non seulement les autorise et les justifie (au sens de rendre justes) mais remet en question la norme traditionnelle, tant celle d’une fidélité stricte, du monopole du mariage, que celle de l’hétérosexualité. Critiquer un homme qui quitte sa femme et ses enfants est devenu de la dernière impolitesse : pour la mentalité moderne, cet homme ne fait qu’accomplir son destin qui est de chercher à s’épanouir, dans une relation certes nouvelle, mais « sincère » et donc légitime.

Ceux qui dérogeaient à la morale traditionnelle étaient autrefois des cyniques indifférents ou bien se considéraient humblement comme des pécheurs, vaincus par leurs passions, mais appelant la miséricorde de leur conjoint, de l’opinion et de Dieu ; une miséricorde qui leur était généralement accordée sans mesure, le statut de la femme lui imposant de tolérer les incartades de son mari, et l’opinion étant ouverte aux dites incartades, spécialement dans les classes dirigeantes, le Dieu des chrétiens quant à lui étant, comme on sait, miséricordieux et compatissant.

Mais aujourd’hui cette miséricorde ne satisfait personne. Ce que réclament souvent les nouveaux transgresseurs n’est pas d’être pardonnés, mais d’être reconnus comme ayant toujours été justes devant Dieu et devant les hommes. Et s’ils ne croient pas en Dieu, comme cela arrive souvent, qu’au moins la loi positive, au besoin contre la loi naturelle, les tienne pour tels. Cette exigence de se trouver justifié est à l’origine de la « nouvelle morale ». Elle explique la véhémence avec laquelle ses adeptes revendiquent la modification des lois qui s’appuyaient sur les principes ancestraux. Le mariage homosexuel n’a pas d’autre objectif : non point répondre à de vrais problèmes concrets, mais imposer une morale officielle où l’homosexualité se trouverait définitivement exempte de toute stigmatisation, voire parfaitement normalisée.

L’infidélité n’est plus une faute pénale, mais elle demeure une faute civile que le conjoint peut invoquer pour obtenir le divorce aux torts de l’autre et par là certains avantages pécuniaires. Mais la pression pour une déculpabilisation totale de l’adultère est forte. Après la reconnaissance du mariage homosexuel, l’étape suivante anticipée ouvertement par les idéologues libertaires est tout simplement de vider le mariage de son contenu en supprimant les quelques obligations qu’il comporte encore comme la fidélité, la cohabitation et le secours réciproque.

Les ravages que font les séparations sur les enfants sont bien connus des psychologues, mais ils constituent, dans les médias comme dans les universités, un tabou absolu pour les raisons que l’on comprend : les rappeler serait remettre à la surface les fondements anthropologiques de la morale de toujours en disant que la rupture des couples fait du mal. Or c’est précisément cela qui est récusé. Il n’est jusqu’au remboursement à 100% de l’avortement, dans un contexte où les frais dentaires le sont à 20%, les autres à environ 50%, qui n’ait une signification morale précise : en faire de par la loi l’acte médical le plus banal possible. Comme il arrive que la loi naturelle, même refoulée par la société et par l’État, reprenne ses droits, ces dispositifs n’empêchent pas, dans bien des cas, le retour à la surface du refoulé sous la forme d’une culpabilité destructrice du bonheur, voie de la dépression et du suicide.

Les institutions religieuses elles-mêmes, sont sommées aujourd’hui de lever toutes les règles qui pourraient culpabiliser ceux qui ne les respectent pas. La pression d’une partie de la bourgeoisie catholique européenne pour que les divorcés remariés, voire les homosexuels, soient « reconnus » par l’Église, telle qu’elle s’est exprimée dans le Synode de 2014, voire aient accès à la communion, n’a pas d’autre origine. Malgré le discours de miséricorde souvent utilisé, ce n’est pas le pardon que, le plus souvent, les intéressés revendiquent, c’est la reconnaissance qu’ils n’ont pas à être pardonnés.

On ne sera pas dès lors étonné que les églises du Tiers Monde soient largement étrangères à cette revendication. Non point que dans ces pays les mœurs soient plus pures, bien au contraire. Mais parce que les pauvres se sont toujours accommodés plus facilement du statut de pécheur. Quand on leur dit que tous les hommes sont pécheurs, ils l’acceptent. Les riches ont plus de mal ; non contents d’être riches, ils veulent aussi être tenus pour justes. Le narcissisme de la justice, qui n’a nulle place dans la spiritualité, puisqu’il est établi que plus les hommes sont saints, plus ils sont conscients de leurs insuffisances, est donc une attitude de privilégiés. Elle est celle du pharisien de l’Évangile qui contemple sa propre vertu.

Le rappel d’une règle enfreinte, sous la forme d’une interdiction de la communion, par exemple, est comme la pierre qui brise le miroir de Narcisse et, par-là, d’autant plus insupportable. Le publicain, qui certes est riche lui aussi, mais se trouve relégué aux marges de la société et méprisé par ses contemporains, se tient au contraire, humblement, pour un pécheur.

C’est pourquoi il y a comme une sorte d’imposture intellectuelle à considérer, comme on le fait aujourd’hui, ceux qui refusent que soit remise en cause la règle traditionnelle comme des pharisiens dépourvus de miséricorde. Les vrais pharisiens, ce n’est pas eux, ce sont ceux qui n’acceptent pas de ne pas être tenus pour des justes.

La difficulté de la miséricorde

La remise en cause des règles ancestrales, surtout dans le domaine sexuel, mais aussi dans d’autres domaines, a aujourd’hui un effet particulièrement pernicieux pour l’exercice de la vertu de miséricorde, du fait de cette ambiguïté, sciemment entretenue : ceux qui veulent en réalité que l’on change les règles et qu’on reconnaisse qu’ils sont justes, font mine de demander la miséricorde et reprochent à ceux qui ne se prêtent pas à ce jeu, d’en manquer. Mais la miséricorde qu’ils demandent n’a rien à voir avec celle de l’Évangile qui supposait l’existence d’une unique Loi acceptée par tous.

Le refus des sacrements prévu par le droit de l’Église n’est pas à proprement parler une « excommunication », car il ne comporte aucune exclusion de la communauté, mais il est précisément un moyen pédagogique pour rappeler la règle, pour signaler un péché grave, là où l’opinion pourrait penser qu’il ne l’est pas. Les péchés graves comme les crimes de sang ne comportent pas ce genre de sanction, parce que tout le monde sait qu’il s’agit de crimes.

Mais, dira-t-on, pourquoi le magistère se sent-il tenu de maintenir la règle, alors qu’il lui serait tellement plus facile de l’assouplir comme la société le lui demande ? Pourquoi camper sur des positions que d’aucuns qualifieront de crispées, surannées et où les psychanalystes d’occasion ne manqueront pas de voir quelque complexe de supériorité ou quelque psychorigidité pathologique, d’incriminer le manque de cœur et de compréhension ?

Le fait d’être l’objet de ces accusations rend la position des tenants de la règle ancestrale très inconfortable. Elle est pourtant nécessaire. Si, en temps normal, quand les règles ne sont pas mises en cause, « c’est la miséricorde qui est demandée et non le sacrifice », en ces temps troublés où les principes de toujours concernant la loi et les mœurs sont contestés, le devoir de charité (et disons même de miséricorde dans son sens le plus large) le plus fondamental ne demeure-t-il pas pour la magistère de maintenir le cap, d’indiquer, contre vents et marées (et Dieu sait si les vents et les marées sont puissants), la vérité de toujours, dans le domaine moral comme dans les autres ?

Cela est particulièrement vrai dans la vieille Europe où jamais jusqu’ici les cadres dans lesquels les hommes avaient inscrit leur vie n’avaient été remis en cause autant qu’ils le sont aujourd’hui. C’est le cas déjà du cadre national et des frontières et des cadres territoriaux (région, département, commune) en réforme perpétuelle. La mémoire nationale est bouleversée par les nouveaux programmes d’enseignement de l’histoire non chronologiques. La justice est travaillée par des idéologies mettant en cause la distinction du bien et du mal, voire l’utilité de la sanction. La théorie du genre s’en prend aux repères sexuels. Les corps constitués les plus vénérables ont abrogés, les rites de passage (service militaire, baccalauréat) sont affaiblis ou supprimés. Le calendrier traditionnel (repos dominical, fêtes chrétiennes) est ébranlé. Le contrat de travail devient précaire. En bref, le capitalisme tend à transformer tout homme en « particule élémentaire », sans référentiel stable. Les Européens d’aujourd’hui, surtout ceux des milieux populaires, en sont gravement perturbés et certains cherchent dans des partis extrêmes une parole forte. La société ne leur donne plus de cadre stable, les États (et les institutions européennes) sont les premiers à détruire ces cadres : pris d’une frénésie de réforme, ils tendent à bouleverser en permanence les fondamentaux de la vie.

La déchristianisation participe à cette perte générale des repères. Mais, malgré une indifférence apparente, l’Église apparait à beaucoup comme un des rares moles de stabilité, comme le phare qui luit encore faiblement dans le brouillard, qui, « à temps et à contretemps », rappelle inlassablement les valeurs fondamentales : « Quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres comme un point fixe. » [4]. Ceux-là mêmes qui critiquent le conservatisme de l’Église, même non croyants, sont souvent, en leur for intérieur, rassurés par sa constance. Parmi ces valeurs fondamentales figure en premier lieu, évidemment, la miséricorde, mais elle ne saurait être comprise comme l’affaiblissement de repères plus nécessaires que jamais. L’exercice de la vertu de miséricorde est particulièrement nécessaire dans une société qui l’ignore : malgré l’essor heureux de l’humanitaire, en matière technique, les erreurs « ne pardonnent pas » ; quant aux idéologues, ils sont impitoyables pour ceux qui contestent leurs idées. La miséricorde n’est pas seulement le pardon de péchés. Elle est aussi de prendre en pitié ce « troupeau sans pasteur », dramatiquement en perte de repères qu’est devenue l’Europe. Nous pouvons même dire que contribuer à la désorienter encore avantage serait gravement manquer à cette vertu. Être dans les temps troublés où toutes les certitudes vacillent, la pierre à laquelle les peuples, spécialement les petits et les humbles, peuvent se référer, c’est le sens par excellence de la fonction pétrinienne. Elle n’exclut pas le pardon des pécheurs bien évidemment, mais à condition que celui-ci n’apparaisse pas comme une remise en cause de la loi divine.

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

[1] Rémi Brague, La loi de Dieu, Gallimard, Paris 2005.

[2] Michel Pinton établit un lien entre les théories gnostiques et le mouvement libertaire contemporain. Cf. Abroger les racines de la loi Taubira in Liberté politique, Hiver 2015.

[3] Nous ne voulons donner dans une dénonciation trop facile du consumérisme, car personne n’a trouvé jusqu’ici un moyen alternatif de garantir un emploi au plus grand nombre conformément aux exigences de la dignité.

[4] Pascal, Pensées, 382, Édition Brunschvicg.

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