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La paternité en Dieu à l’école des Pères de l’Église

Laurence Breuillac

A la croisée de la tradition des Lumières, qui caricature la paternité d’un Dieu en la réduisant à une essence originelle mais impersonnelle menant au théisme, et de l’héritage de la psychanalyse qui interprète toute notion de divinité paternelle comme un fantasme œdipien non assumé, il n’est pas évident de nous situer de façon juste pour retrouver dans la Trinité la paternité du Père comme appel à participer à l’intimité de son mystère d’amour par le don de son Fils Jésus-Christ. Pourtant, la paternité de Dieu pour le chrétien d’aujourd’hui est un mystère-clef, qu’on peut accueillir pleinement en considérant quelques réflexions propres à la théologie trinitaire.

Plus que pour tout autre sujet, l’homme peut se laisser induire en erreur par la facilité d’un anthropomorphisme systématique qui projetterait sur Dieu la paternité humaine telle que nous en faisons l’expérience et éluderait ainsi l’antériorité de la paternité en Dieu.

La paternité dans la theologia et l’oikonomia

La paternité en Dieu présentée par les Évangiles s’élabore au cours des débats des quatre premiers siècles, notamment grâce aux Pères cappadociens du quatrième siècle (saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Nazianze), ainsi qu’à saint Jean Chrysostome, proche d’eux par bien des côtés.

La paternité se développe non seulement dans le mystère de la vie intime du Dieu Trinité : la theologia, mais également dans son autre dimension : l’oikonomia, qui consiste en la mise en valeur des œuvres de Dieu par lesquelles Il se révèle et communique sa vie. Une dimension que saint Jean Chrysostome contribue à enrichir, car si l’être trinitaire de Dieu demeure inaccessible et insaisissable à notre entendement, nous pouvons, par la trace que le Christ nous en a laissée dans ses enseignements, arriver à une première approche de ce mystère, qui est le cœur de la foi chrétienne.

La paternité divine trouve son origine dans la theologia, comme mystère de Dieu en lui-même, et dans la relation d’amour intra-trinitaire qui unit le Père et le Fils, et que les premiers siècles de notre ère tentent de définir sans employer le mot de Trinité. Saint Irénée, au IIème siècle, est l’un des premiers à exprimer le lien filial essentiel qui unit le Père et le Fils de manière irréfragable : « si tous n’ont pas cru pareillement en Lui (le Fils), tous n’ont pas moins vu le Père dans le Fils : car la réalité invisible qu’on voyait dans le Fils était le Père et la réalité visible en laquelle on voyait le Père était le Fils ». Irénée développe ici la réponse de Jésus à Philippe (Jn 14, 8-10), en employant la figure rhétorique du chiasme comme miroir des relations intra-trinitaires et pour définir le lien d’union perpétuelle dans l’amour entre Père et Fils, qui se donne à voir aux hommes dans la figure du Christ, rendant visible l’invisible.

Premières tentatives (Concile de Nicée et Pères cappadociens)

Mais cette paternité divine semble alors une réalité secondaire et conduit certains chrétiens du IIIe siècle à favoriser la doctrine de l’adoptianisme, qui vise à faire du Christ un simple homme, adopté et glorifié par Dieu le Père. La paternité devient dès lors une simple adoption, le mouvement du Dieu vivant envers sa créature dans un acte de miséricorde. De leur côté, les modalistes, voient dans le Christ seulement un aspect, une modalité de Dieu, le Dieu incarné pour sauver l’humanité. Cette conception présente Dieu comme un être solitaire : le Père, le Fils et le Saint Esprit ne sont que les trois modes d’un unique Dieu qui se manifeste, selon les cas, dans un rôle ou dans un autre.

L’arianisme, autre hérésie, considère le Fils comme une créature intermédiaire, supérieure aux hommes sans être Dieu par nature. En réaction à cette conception, la pensée théologique des Pères cappadociens, poursuivant les intuitions du Concile de Nicée, met clairement en lumière la distinction entre paternité et création, entre engendrement du Fils de Dieu et production de la nature.

Pour saint Basile de Césarée (Contre Eunome, livre II, ch. 4 ; voir la bibliographie en fin d’article) comme pour saint Jean Chrysostome (Sermons sur la Genèse, II), qui n’est pas un Cappadocien mais écrit dans la même lignée théologique, il importe de souligner que si l’antériorité de la paternité divine sur la paternité humaine est évidente, une question se pose néanmoins : fut-il un temps où Dieu était sans être père ? Si leur réponse est négative, il n’en était pas de même pour Clément d’Alexandrie, qui affirmait au IIe siècle, dans son Pédagogue (IX, IX, 88, 2) : « Avant d’être créateur, en effet, il était Dieu, il était bon et c’est pour cela qu’il a voulu être créateur et père ».

Très vite, tant les Pères cappadociens (Grégoire de Nysse, Simplicius. Sur la foi, texte attribué couramment à Basile de Césarée sous le titre Lettre au tribun Simplicius), que saint Jean Chrysostome (Sermons sur la Genèse, II) réfutent cet argument, car Dieu n’est pas conjoncturellement Père, il ne devient pas Père le jour où il devient créateur — ce serait établir un lien logique entre paternité et création — mais il est Père essentiellement, puisque la paternité de Dieu envers le Fils préexiste à la création du ciel et de la terre, comme l’indique le prologue de l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu ». Saint Jean Chrysostome démontre que le prologue établit la spécificité de la relation entre Dieu et son Fils, le Verbe, l’amour parfait entre le Père et le Fils. En effet, la construction en chiasme, qui apparaît en grec comme en latin (Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum), lie les deux hypostases dans une relation de consubstantialité, dans une structure qui refuse de manière formelle toute élaboration d’une antériorité de l’une des deux Personnes. Saint Jean Chrysostome souligne : étant donné que « au commencement était le Verbe » et que « “au commencement” ne désigne et ne montre que ce qui a toujours été et ce qui est éternel », alors le Verbe, participant à l’éternité du Père, ne saurait Lui être postérieur.

Grégoire de Nysse s’appuie de son côté sur un argument de logique, en illustrant la nature consubstantielle du Fils au Père, qui exclut toute antériorité de ce dernier, par l’image paulinienne (He 1,3) de la lampe (le Père), qui n’existe pas sans son éclat (le Fils). « Le Fils est issu du Père et jamais le Père n’a été sans le Fils car il n’est pas possible que la gloire soit sans éclat, comme il n’est pas possible que la lampe soit sans rayonnement » (Simplicius 1, 3). La métaphore du rayonnement est l’image de la relation Père-Fils : elle nous extrait de toute nécessité temporelle qui tente en vain d’élaborer une chronologie, fruit néfaste de la projection anthropomorphique d’une conception de la paternité. Aussi saint Basile fait-il découler de cet argument le fait que « la paternité du Père — pour la nommer ainsi — est co-extensive à sa propre éternité », car « entre le Père et le Fils il n’y a rien » (Contre Eunome II, 12).

Les Pères se situent donc dans la lignée du Concile de Nicée, qui a posé les jalons de la théologie trinitaire épurée de tout anthropomorphisme, en assurant la consubstantialité du Fils et du Père par la formule « Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles […] ; engendré non pas créé, de même nature que le Père » (nous donnons ici la traduction liturgique actuellement en usage). Dieu était Père avant qu’il y ait des hommes et que la création soit créée. La paternité du Dieu Père et la filiation du Dieu Fils ne sont donc pas des qualités conjoncturelles, mais participent de l’essence même de la nature divine. Dieu est donc Père parce qu’il a un Fils, qui lui est présent et coexistant depuis le commencement.

De cette consubstantialité, qui établit l’éternité de relation, Grégoire de Nysse démontre dans sa Réponse au tribun Simplicius (1, 3), à partir du prologue de saint Jean, que cette co-présence du Père et du Fils permet de déduire une parfaite égalité entre les deux hypostases. « Car en disant qu’il était au commencement et non pas avant le commencement, il a montré que le Verbe était aussi auprès de Dieu, il a signifié que le Fils n’était pas inférieur au Père ». Cette égalité est également défendue par saint Jean Chrysostome dans ses Sermons sur la Genèse, où il s’appuie sur les propos du Père en Gn 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » ; Dieu le Père, poursuit-il, « car il n’a pas dit non plus “la mienne et la tienne” mais selon “notre image” montrant qu’il n’y a qu’une seule image et qu’une seule ressemblance ». Cet argument est soulevé également par Basile de Césarée qui assure que « la parole “Créons” est dite assurément pour que tu reconnaisses que le Père, le Fils et l’Esprit Saint » (Sur l’origine de l’homme, I, 4). D’autant que pour Grégoire de Nysse, l’argument d’une infériorité n’est logiquement pas recevable puisque les détracteurs de l’égalité des deux hypostases devraient « apprendre à ne pas mesurer l’incommensurable » (Simplicius, 1, 4).

L’égalité du Père et du Fils

Par le Fils s’accomplit l’œuvre du Père. Dans son homélie sur « Le Fils ne fait rien de lui-même », saint Jean Chrysostome nous invite à considérer cette parole du Christ : « Les œuvres que le Père fait, le Fils les fait aussi (Jn 5,19) et en soulignant qu’il n’est pas dit “Le Fils en fait de semblables”, car toutes choses ont été faites par Lui et rien de ce qui n’a été fait n’a été fait sans Lui ; voyez avec quelle précision il s’exprime afin d’établir l’union et l’harmonie étroite qui règne entre le Père et lui ! ».

Mais comment la theologia se fait-elle voir et se réalise-t-elle dans l’oikonomia  ? Saint Athanase a su l’exprimer très clairement en utilisant les prépositions du texte de saint Paul, Ep 4, qui s’applique à l’habitation de Dieu en tous les baptisés (« un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous (dia pantôn), et en tous (en pasin) »), pour décrire l’intervention des Personnes divines dans la création : « le Père [l’action] crée toutes choses à travers (dia) le Verbe, dans (en) l’Esprit… » (Saint Athanase, « Lettre à Sérapion » 5, citée par Xavier Morales, La théologie trinitaire d’Athanase d’Alexandrie).

Cette formule éclaire ensuite les propos de saint Jean Chrysostome dans son commentaire de la parole de Jésus (Jn 15, 5) : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits. » Reformulant les paroles du Christ, saint Jean Chrysostome interpelle ainsi ses auditeurs : « Ne voyez-vous pas que le Fils ne contribue pas moins que le Père au soin et au salut des disciples ? Le Père émonde, le Fils est la vigne qui contient les branches. Or demeurer attaché à la racine, c’est ce qui fait que les branches portent des fruits. » (Huit catéchèses baptismales).

Parce que le Père est la vigne et le Fils le vigneron, l’œuvre du Christ est infinie, et par sa vie humaine, le Christ nous a montré combien nous sommes loin de nous imaginer que son œuvre nous concerne dans la vie de tous les jours. Saint Jean Chrysostome aime à nous rappeler combien les actions du Christ furent multiples : guérissant les malades, redonnant la vie, faisant acte d’exorcisme, pour se mettre à notre portée, et afin que nous prenions conscience de la grandeur de son œuvre.

Cette pédagogie du Fils envers les hommes est-elle le symptôme de notre différence de nature avec le Fils ? Car « nul n’a vu le Père si ce n’est celui qui est dans le sein du Père : celui-là a vu le Père » (Jn 1,18). Saint Jean Chrysostome souligne qu’en ajoutant : « si ce n’est celui qui est de Dieu », le Christ exprime que Dieu est inaccessible à l’homme, car l’homme est créature. En revanche, le Christ est dans le sein du Père car « le Père ne tolérerait pas d’avoir le Fils dans son sein, si celui-ci n’était pas de la même essence que lui, et de même le Fils, s’il était d’une nature inférieure, ne saurait demeurer dans le sein du Père. » (Sur l’incompréhensibilité de Dieu, quatrième discours).

De ce constat de l’égalité du Père et du Fils, qui établit que toute œuvre du Père procède par le Fils dans l’Esprit, ainsi que de la différence de substance de la nature humaine, en tant que créature, découle l’importance de la contemplation par l’homme du mystère de la Passion, seule voie d’accès à la relation filiale qu’il est appelé à vivre en Dieu par le Fils dans l’Esprit.

En Mc 14,36, le Fils, abandonnant l’appellation traditionnelle de Seigneur ou Adonaï, s’adresse à son Père en l’appelant : « Abba », terme particulièrement significatif de la relation qui l’unit à ce Seigneur pour tous les hommes, mais que Lui seul leur découvre comme Père. Cette Paternité se définit comme relation d’amour incommensurable, caractérisée par une parfaite égalité entre les deux Personnes divines qui se réalise par la totale obéissance du Fils envers le Père. « De même nature » que le Père, Jésus de Nazareth n’en est pas moins homme, comme le révèle son vocabulaire très humain pour inviter les hommes à cette communion d’amour.

Cette spécificité de la relation parfaite entre le Père et le Fils dans l’amour, l’égalité et l’obéissance à l’autorité n’est pas du tout évidente. En effet, l’égalité peut s’opposer à l’argument de la toute obéissance du Fils comme contradictoire avec la notion d’égalité : dans une relation égale, une personne ne peut perpétuellement obéir à l’autre, puisque l’égalité exclut toute soumission. Mais l’autorité paternelle doit se comprendre dans son sens latin d’auctoritas  : ce n’est pas tant la vision dictatoriale, que ce qui fait grandir. C’est ainsi que le Christ nous enseigne qu’être Fils envers le Père, c’est être empli d’un amour si pur et confiant que rien d’autre n’apparaît que la volonté d’accomplir la volonté de l’être aimé, le Père. L’amour vide ainsi la notion d’obéissance de toute connotation hiérarchique, mais l’emplit d’égalité, celle qui s’établit dans la liberté de l’être aimant qu’est la figure du Christ, pour réaliser ce qu’est le projet de l’être aimé, le Père. C’est à la lueur de cet amour sans mesure que le Christ accomplit pleinement la volonté de son Père durant sa prière du mont des Oliviers : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ! » (Lc 22, 42).

Fils d’adoption et toute puissance

Le Christ nous appelle également à vivre cette relation d’amour dans l’Esprit qu’est l’expérience de la paternité en Dieu car, comme le souligne saint Basile de Césarée dans sa première homélie sur l’origine de l’homme, « l’homme n’existe pas encore et Dieu délibère sur l’homme. Il ne dit pas, comme pour toutes les autres créatures : “que l’homme soit”. Apprenez combien vous êtes une créature précieuse ». Dieu est donc également Père des hommes comme le Christ l’annonça, même s’il n’est pas Père des hommes de la même manière qu’il est Père du Christ : en tant que Père des hommes, il est Père en nous faisant le don de sa grâce. Nous sommes fils par recréation de notre être filial dans le Fils : par « refilialisation ».

Comme le Christ, nous sommes appelés à une obéissance entière à sa volonté. Le contre-argument souvent énoncé est l’apparent silence de Dieu vis-à-vis des malheurs du monde : comment Dieu peut-il être Père des hommes puisque, du haut de sa toute puissance et de sa divinité, il n’empêche pas le malheur, les guerres, les actes de torture physique ou mentale ?

Mais c’est mal comprendre la toute puissance du Père, car la toute puissance régit la toute obéissance, elle n’est pas force faite à la volonté, ou restriction de la liberté d’agir de l’homme. Elle est toute puissance dans le cœur ouvert à l’œuvre de Dieu, qui est la recherche du bien et la lutte contre le mal. La recherche de Dieu n’est pas la négation de la réalité dans sa difficulté, parfois sa cruauté, mais l’acte de foi qui consiste à refuser la puissance du mal en réduisant sa force à néant par la toute puissance d’une réponse à Dieu dans l’élan d’amour. Saint Jean Chrysostome, dans son Dialogue sur le Sacerdoce (II, 2-3, et VI, 13) se fait l’avocat de la confiance sans fin dans le Christ, afin de répondre à Dieu par Lui dans l’Amour, et de réduire à néant la force de la haine. Telle est l’attitude filiale qui fait hommage au Père, car si forte est la puissance du mal, bien plus grande encore est la réalisation de l’œuvre de Dieu, dans l’amour perpétuel du bien. Un amour qui est hommage à Dieu le Père, atemporel et sans mesure, dont le Christ fit preuve durant sa Passion. La filiation au Père nous invite donc à une contemplation dans la prière, mais c’est également une exigence très pragmatique, celle d’une attitude entièrement tournée vers le bien, dans le Christ.

La paternité de Dieu se réalise donc dans l’accueil de notre volonté à participer à cette communion dans l’Esprit, qui est l’aventure la plus exigeante que nous sommes appelés à vivre de toute éternité, mais qui commence aujourd’hui, à chaque instant pour que se dessine l’appel à la sainteté que Dieu adresse à tout homme. Parce que le Père de l’homme est saint, chacun de ses enfants est invité à le devenir.

Bibliographie :

  • Basile de Césarée, Contre Eunome, livre II-III, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 305, 1983
  • Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 160, 1970
  • Jean Chrysostome, Sur l’incompréhensibilité de Dieu, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 28 bis, 2000
  • Jean Chrysostome, Huit catéchèses baptismales, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 50 bis, 2005
  • Jean Chrysostome, Sur le sacerdoce, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 272, 1980
  • Jean Chrysostome, Sermons sur la Genèse, Paris, Cerf, Sources chrétiennes 433, 1998
  • Xavier Morales, La théologie trinitaire d’Athanase d’Alexandrie, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2006.

Laurence Breuillac, Laurence Breuillac, élève en linguistique à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Réalisation : spyrit.net