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La question de l’éternité du monde entre le IVe concile du Latran et saint Thomas d’Aquin

Rémi Sentis

L’éternité du monde fut une question très débattue tout au long du XIIIe siècle. Elle était à l’intersection de deux discours : d’une part celui de la philosophie de la nature, c’est-à-dire l’étude des phénomènes naturels (dont l’astronomie) qui en langage moderne s’appellerait le discours scientifique, et d’autre part le discours théologique. Afin de tirer ici quelque enseignement des discussions autour de cette question, nous donnerons tout d’abord certains éléments sur le contexte théologique et culturel de l’époque. Dans une deuxième partie, nous verrons comment saint Thomas s’empare du sujet dans la Somme Théologique puis dans un petit texte intitulé De æternitate mundi rédigé un peu plus tard (vers 1270).

1. Le concile de Latran IV et le contexte

Il convient ici de rappeler la confession de foi que le IVe concile du Latran (1215) a proclamée dans le cadre de la lutte contre l’hérésie manichéiste des Cathares. Le texte qui semble à première lecture d’ordre trinitaire précise en fait la doctrine catholique sur la création. Les manichéistes en effet soutenaient que Dieu n’avait créé que le spirituel mais que le matériel a été créé par un autre démiurge. Il était donc important d’affirmer :

1) que le créateur de toutes choses tant spirituelles que corporelles est bien le Dieu trinitaire

2) que Dieu est tout puissant (ce qui se manifeste par l’expression de nihilo). D’où le canon qui figure au chapitre 1 :

Il y a un seul et unique vrai Dieu, éternel et immense, tout-puissant, immuable, (...) Père et Fils et Saint-Esprit, trois personnes, mais une seule essence, substance ou nature absolument simple... Le Père engendrant, le Fils naissant et le Saint-Esprit procédant, consubstantiels et semblablement égaux, également tout-puissants, également éternels. Unique principe de toutes choses, créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble créé à partir de rien et dès le commencement du temps l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle (qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis, utramque de nihilo condidit) [1] ».

L’expression de nihilo (ou ex nihilo) provient de saint Anselme de Canterbury (1033-1109) dans son traité Monologion et son Proslogion, lesquels avaient déjà une visée anti-gnostique. « Dieu, que peux-tu être, si Tu n’es celui qui, existant seul par lui-même, a tout fait à partir de rien ? [2] » (omnia faciat de nihilo) qui lui-même reprend la traduction latine du passage du deuxième livre des Maccabées [« Regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien » (2 Mac 7- 28)]. Cependant la juxtaposition des deux expressions ab initio temporis et de nihilo apparaît en 1215 pour la première fois dans un texte magistériel. Cette mise en parallèle entre un concept temporel et une notion plus métaphysique (de nihilo) n’était pas présente chez saint Anselme et provient sans doute d’une concordance entre l’espace/l’étendue matérielle et le temps qui était devenue classique au XIIIe siècle.

On assiste en effet alors à une véritable acculturation de la science grecque dans les premières universités européennes (dont les trois premières Bologne, Paris et Oxford avaient été fondées dans les années 1205-1225) ; en particulier les commentaires du corpus aristotélicien sont l’objet principal des leçons dans les facultés des arts qui sont en quelque sorte le premier cycle des universités avant les facultés supérieures (droit, théologie et médecine) [3]. Et dans cette culture, l’étendue matérielle la plus caractéristique est constituée par les sphères célestes et c’est leur mouvement qui rythme le temps ; ce qui explique la concordance évoquée ci-dessus.

Dans les trois grandes universités, la philosophie de la nature se développe de façon spectaculaire grâce à l’assimilation des textes aristotéliciens, celui de la science arabe et grâce aux commentaires qui en sont faits. Parmi les données tenues pour acquises, notons la séparation entre le monde sublunaire ‒ lieu des réalités corruptibles ‒ et le monde supra-lunaire ‒ lieu de réalités incorruptibles. Ainsi le monde sublunaire est le lieu du contingent et de l’éphémère, qui peut être considéré comme un emboîtement plus ou moins bien assuré de quatre sphères correspondant aux quatre éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu). Alors que le monde supra-lunaire est symbole de la perfection avec un Dieu qui est le moteur des différentes sphères (celle des étoiles fixes, celle du Soleil et chacune de celles qui enchâssent une planète). Par conséquent, le mouvement de toutes les sphères célestes, symbole de l’harmonie divine, est éternel [4].

On peut dire en schématisant que la vision « scientifique » à l’époque est celle d’Aristote pour lequel le monde est éternel. On a un bon résumé de ce que pensaient les philosophes de la nature au milieu du XIIe siècle avec une objection que présente saint Thomas dans la Prima Pars de la Somme Théologique : « Toute chose incorruptible a la vertu d’être toujours, car son pouvoir d’être n’est pas limité par un délai déterminé… Aucune chose incorruptible n’a commencé d’exister. Comme il y a dans le monde beaucoup de réalités incorruptibles ‒ comme les corps célestes et toutes les substances intellectuelles ‒, le monde n’a pas commencé d’exister. [5] »

2. La position de saint Thomas

La position de saint Thomas évolue au fur et à mesure que la question de l’éternité du monde suscite une controverse au sein de l’université de Paris.

A. Dans la Somme Théologique

Dans la Prima Pars écrite vers 1665, il affirme que le monde a eu un commencement, mais nous voyons que son argumentation est basée exclusivement sur la foi. La non-éternité du monde est fondée sur la foi seule (sola fide) ; il a en tête bien sûr le canon du concile de Latran IV, bien qu’il ne le cite pas. Ainsi écrit-il :

La foi seule établit que le monde n’a pas toujours existé, et l’on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration… La raison ne peut connaître de la volonté de Dieu que ce qu’il est absolument nécessaire que Dieu veuille… Mais la volonté divine peut se manifester à l’homme par la révélation, fondement de notre foi. Aussi, que le monde ait commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir. Cette observation est utile pour éviter qu’en prétendant démontrer ce qui est de foi par des arguments non rigoureux, on ne donne l’occasion aux incroyants de se moquer, en leur faisant supposer que c’est pour des raisons de ce genre que nous croyons ce qui est de foi. [6]

Dans l’article 1 de la même question, il en appelle à l’autorité des Écritures (qu’il interprète bien sûr à la lumière de la Tradition) :

[Sed contra] Le Christ dit en saint Jean (17, 5) : « Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût. » Et on lit dans le livre des Proverbes (8,22) : « Le Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. »
[Respondeo] Rien, en dehors de Dieu, n’a existé de toute éternité…. Il n’est pas nécessaire que le monde ait toujours existé ; on ne peut pas le prouver de manière démonstrative. Les raisons qu’en donne Aristote ne sont pas de véritables démonstrations. Ce sont des arguments pour réfuter les raisonnements de philosophes anciens, qui affirmaient que le monde a commencé en employant des procédés emplis de contradictions… Chaque fois qu’il traite ce sujet, il invoque le témoignage des anciens, ce qui n’est pas à proprement parler une démonstration, mais l’établissement d’une présomption. [De plus,] il dit expressément qu’il y a des questions dialectiques pour lesquelles nous n’avons pas de solution rationnelle, comme celle de savoir si le monde est éternel.

B. Qu’est-ce-que le temps ?

Saint Thomas se penche par ailleurs sur la définition du temps et de temporalité ; et pour cela il suit saint Augustin. Ainsi il analyse la question de la création du temps. Et il consacre à ce sujet un article entier de la Somme Théologique, dont le titre est « Le temps a-t-il été créé simultanément avec la matière informe ? (utrum tempus sit concreatum materiae informi). » (Prima Pars, q. 66, art. 4)

En fait, sa réponse est tout en nuances, comme on peut le voir dans le corps de cet article. Il affirme ainsi dans le Respondeo : « On dit communément que quatre choses furent créées en premier : la nature angélique, le ciel empyrée, la matière corporelle informe, et le temps. En fait, saint Augustin précise que deux créatures furent créées en premier : la nature angélique et la matière corporelle. Il ne fait aucune mention du ciel empyrée. Or, ces deux réalités, de la nature angélique et de la matière informe, précédent la [matière] formée non dans la durée, mais par nature (praecedunt formationem non duratione, sed natura). Et comme elles précèdent par nature [la matière] formée, de même sont-elles aussi antérieures et au mouvement, et au temps. On ne peut donc faire figurer le temps dans cette énumération. »

Mais plus bas quand il répond à l’objection n° 5, il écrit : « Le lieu, parce qu’il est au nombre des réalités permanentes, a été créé simultanément [avec la matière informe] dans sa totalité. Mais le temps, qui n’est pas chose permanente, n’a été créé simultanément [avec la matière informe] que dans son principe (tempus autem concreatus est in suo principio) ».

Ainsi il est clairement dit que la création des anges est antérieure au temps. La notion d’antériorité est complexe puisqu’elle peut renvoyer à la temporalité (duratione) ou bien à la causalité, ce qui transparaît dans le terme de natura.

Vers la même époque, certains maîtres ès arts de l’université de Paris, en particulier Boèce de Dacie [7] affirment l’indépendance de la philosophie vis-à-vis de la révélation. Ils professent l’éternité du monde : Dieu n’est pas la cause directe des événements, mais seulement la « cause ultime ». Pour eux, seule la philosophie de la nature permet d’atteindre la sagesse. Dans son livre Du souverain bien ou de la vie philosophique, Boèce offre une fervente description aristotélicienne du « bien souverain » de l’homme comme contemplation rationnelle de la vérité. Tout en affirmant que la création est vraie selon la foi, il affirme qu’il est impossible de penser rationnellement une création ex nihilo (en effet, pour lui, on ne peut démontrer par la raison que le monde a eu un commencement, la raison naturelle ne connaissant que la génération et ignorant la création). Pour lui, les discours théologique et scientifique sont non seulement de natures différentes, mais encore ils concernent des domaines qui sont totalement disjoints l’un de l’autre. Sa position devait être reprise par certains théologiens de l’université de Paris, Philippe le Chancelier et Jean de La Rochelle. Saint Bonaventure se montre un adversaire résolu de ces derniers et explique que la seule « science » est la théologie ; et l’âme peut connaître Dieu intérieurement, sans avoir recours à aucune activité de raison. Saint Thomas aura une position plus nuancée.

Face à cette position, saint Thomas, tout en reprenant la formulation du concile de Latran IV, affirme qu’il ne faut pas confondre d’une part le changement selon la physique qui suppose un substrat et une durée et d’autre part le changement métaphysique qui n’en exige pas, dans le cas d’une création ex nihilo. Pour eux, la notion de création ex nihilo n’introduit pas de changement en Dieu, car la durée du monde fait partie de ce qui est créé, de ce qui est voulu éternellement par Dieu.

Mais la question se déplace un peu à la fin des années 1260. Il ne s’agit plus de savoir si le monde est éternel au sens de perpétuel puisque le Concile a défini le contraire, mais de savoir s’il aurait pu l’être, si Dieu aurait pu créer un monde éternel. Plusieurs maîtres dont Thomas s’interrogent :

Étant admis que le monde a eu un commencement dans la durée, aurait-il été possible que ce monde fut éternel ?

C. La position de saint Thomas dans le De æternitate mundi.

Ce traité a été sans doute écrit pour réfuter les arguments des maîtres ès arts (par exemple Siger de Brabant ou Boèce de Dacie) qui désirent affirmer simultanément la création du monde ab initio temporis et son éternité prouvée par la philosophie de la nature (c’est-à-dire la réflexion « scientifique » fondée sur la Physique d’Aristote) [8]. Tout l’enjeu est de savoir si on peut tenir ces deux affirmations en même temps.

En fait, saint Thomas prend une position assez originale. Il affirme : « oui, il aurait été possible que Dieu crée un monde éternel », tout en maintenant que Dieu Tout puissant a créé un monde qui n’était pas éternel.

À la question de savoir si l’éternité du monde est impossible en elle-même, il répond par une argumentation en plusieurs points.

Tout d’abord, comme Dieu est Tout-puissant, il peut tout faire sauf ce qui est absurde logiquement. Et si on affirmait que Dieu ne peut pas faire un monde éternel, la raison en serait uniquement que ce fait est logiquement contradictoire. Dans un deuxième temps, saint Thomas s’attache donc à montrer que la création à partir du néant n’est pas logiquement contradictoire avec le fait que le monde est éternel :

[Il faut] voir s’il est contradictoire pour la pensée que quelque chose qui a été fait n’ait jamais été inexistant, en raison de quoi il serait nécessaire que son non-être l’ait précédé dans la durée, parce qu’il est dit avoir été fait de rien (de nihilo). Mais que ce ne soit en rien contradictoire, Anselme le montre, dans le Monologion (ch. 8), quand il explique en quel sens la créature est dite faite à partir de rien. « La troisième interprétation, déclare-t-il, par laquelle on dit que quelque chose a été fait de rien, c’est quand nous entendons qu`il a été fait, mais qu`il n’y a pas quelque chose (aliquid) à partir de quoi il a été fait. C’est par une semblable signification qu’on semble dire, quand un homme est attristé sans cause, qu`il est attristé de rien. Si donc on entend en ce dernier sens ce que nous avons conclu plus haut : qu’hormis l’essence souveraine, tout ce qui vient d’elle a été fait de rien (de nihilo), c’est-à-dire pas de quelque chose (non ex aliquid), rien d’inconvenant n’en découle ». Selon cette explication, il est donc manifeste qu’on ne pose aucun ordre de ce qui est fait envers le rien, comme s’il fallait que ce qui a été fait ait d’abord été rien, et qu’ensuite il ait été quelque chose [9].

Dans ce texte, saint Thomas montre donc qu’il aurait été possible que Dieu crée à partir de rien un monde qui n’a pas de commencement dans la durée (mais Il ne l’a pas fait).

Conclusion

Que retenir de ces réflexions ? Premièrement, il convient de noter que saint Thomas considère avec beaucoup de respect la « science » de son époque et s’attache à en comprendre les principales lignes, mais qu’il ne reste pas arc-bouté sur les formulations faites par les représentants de cette science.

Deuxièmement, il a une réflexion très pertinente sur la temporalité : le temps est pour lui créé par Dieu. Et il distingue une antériorité selon la durée et une antériorité selon la nature (natura) qui relève de la causalité.

Troisièmement, le lien entre le temporel et le spatial est analysé avec finesse : certes les deux sont liés, mais la création du temps (« lequel n’est pas une chose permanente ») est de nature complètement différente de celle de la matière étendue.

Rémi Sentis, ancien élève de l’École normale supérieure, docteur ès sciences (analyse mathématique), auteur d’une cinquantaine d’articles dans des revues internationales, et d’un livre intitulé : Aux origines des sciences modernes / La naissance des sciences modernes s’est-elle effectuée à l’encontre de l’Église ? qui sera bientôt publié.

[1] Denzinger 800. Accessible sur internet en introduisant ce mot et ce numéro dans un moteur de recherche.

[2] Proslogion, chapitre 5.

[3] Un exemple de cette acculturation est le travail du dominicain parisien Guillaume de Moerbeke (1215-1286) qui, sous l’influence de saint Albert le Grand, entreprend un impressionnant travail de nouvelles traductions d’Aristote, directement à partir du grec ; ce qui montre le souci d’avoir un texte de référence sûr qui ne soit pas seulement une traduction de l’arabe à partir d’une version syriaque. Les étudiants entrent assez jeunes dans la faculté des arts, y restent entre six et huit ans jusqu’à l’âge de vingt ans environ, afin d’obtenir la licence ès arts. Notons aussi qu’au milieu du XIIIe siècle, Paris est sans conteste le plus grand centre intellectuel de la chrétienté.

[4] Une autre cosmologie était présentée dans l’Almageste de Ptolémée, très lu aussi à l’époque avec un système complexe d’excentriques et d’épicycles ; elle était de fait une avancée par rapport à celle d’Aristote, car elle permet de beaucoup mieux restituer le mouvement des planètes et de « sauver les phénomènes » de mouvements rétrogrades (c’est-à-dire d’Est en Ouest) dont toutes les planètes sont affectées au cours de leur révolution ; mais ce système (peu accessible au lecteur non averti) ne remettait pas en question la philosophie générale d’Aristote.

[5] Somme Théologique, Ia Pars, question 46, a. 2, obj. 2. La traduction des textes de la Somme Th. proviennent de l’édition dite « Revue des jeunes » Éditions du Cerf, Desclée, Paris, 1937, 1955, 1984 modifiée ponctuellement.

[6] Somme Théologique, Ia Pars, question 46, a. 2. (Respondeo).

[7] Boèce (1240-1284) est un représentant du courant que certains par la suite appelleront « averroïsme latin ».

[8] Tout cette section est inspirée de O. Boulnois dans le traité Saint Thomas et la controverse sur l’éternité du monde, sous la dir. de C. Michon, Flammarion, Paris, 2004, p. 131 et suivantes.

[9] Saint Thomas, De æternitate mundi, ibidem, p. 154-155.

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