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La reproduction sexuée, une victoire paradoxale

Isabelle Rak

Le mariage et la famille, sous la forme extraordinaire qu’ils ont prise dans l’espèce humaine, s’enracinent dans un phénomène fondamental apparu il y a presque un milliard d’années, la reproduction sexuée, qui est aujourd’hui scruté de près par de nombreux chercheurs. Les méthodes de la recherche en biologie sont certes déconnectées a priori de la pertinence de tel ou tel modèle familial, des aspects psychologiques et sociologiques de la sexualité humaine, des « théories du genre » et autres réflexions bien éloignées de son objet. En revanche, elle s’est penchée, au moins depuis Darwin, sur les mécanismes de l’évolution, depuis les formes les plus primitives de vie jusqu’à l’apparition de l’Homme, et notamment sur l’émergence, relativement tardive mais qui représente sans doute l’étape la plus importante de l’histoire du vivant, de la reproduction sexuée dont le succès n’était pourtant pas initialement acquis, comme nous le verrons par la suite. Bien qu’il existe une grande diversité de solutions pour assurer la multiplication des individus et la perpétuation des espèces, la plupart d’entre elles se sont révélées des impasses, au mieux confinées à un certain nombre d’espèces de complexité assez faible. Mais la différenciation des sexes (ou sexuation), qui débute au niveau biomoléculaire, s’est avérée représenter la meilleure des solutions pour permettre l’émergence d’organismes vivants de plus en plus sophistiqués, dont l’Homme représente le dernier chaînon.

La reproduction sexuée : à la recherche d’une définition

On peut donner plusieurs définitions de la reproduction sexuée, en fonction de la manière dont on prend en compte l’augmentation de la diversité génétique qui lui est associée. La définition la plus large peut être exprimée en ces termes : « on qualifie de sexuels les phénomènes naturels impliquant la formation d’un nouvel individu dont les gènes dérivent de plus d’un parent » [1] Une autre définition plus restreinte ne considère comme sexuel qu’un processus reproductif mettant en jeu des gamètes, c’est-à-dire des cellules très spécifiques (ovules, spermatozoïdes) ne contenant chacune que la moitié du nombre total de chromosomes des cellules de l’organisme résultant de ce processus.

Quelques notions de génétique

Il est très souvent question de gènes, ou de chromosomes, lorsqu’on évoque les problèmes de reproduction, de filiation, les « manipulations génétiques », l’eugénisme, le tri d’embryons avant leur implantation dans le cadre de procréation médicalement assistée, le tout dans une ambiance souvent très polémique. Quelques rappels de génétique ne seront donc pas inutiles.

Les caractéristiques macroscopiques d’un être vivant (apparence, métabolisme, voire comportement) sont fortement conditionnées par l’information contenue dans une molécule géante, l’ADN [2], constituée de deux chaînes (polymères) associées sous la forme d’une double hélice bien connue du grand public. À chacune de ces deux chaînes (ou brins) sont attachées des molécules organiques (de quatre types différents seulement) qui s’associent à un type bien défini de molécules de l’autre chaîne. Ces associations bimoléculaires, représentées souvent sous la forme de « barreaux » qui constituent autant de « briques élémentaires » de l’ADN, assurent la formation et la stabilité de la double hélice. Ces 4 molécules forment les éléments d’un alphabet à 4 lettres, leur succession dans la chaîne d’ADN est porteuse d’une information aussi riche que celle contenue dans un livre. Toute l’information génétique portée par l’un des brins de la double hélice d’ADN est également portée à l’identique sur l’autre brin. C’est sur ce principe que repose le mécanisme de la réplication de l’ADN, qui conserve intégralement l’information.

Un gène est une succession de plusieurs de ces briques élémentaires. Cette séquence est bien délimitée, chaque gène est nettement séparé de ses voisins. Suite à des processus moléculaires complexes, dans lesquels la séquence d’un gène donné transfère son information à une entité intermédiaire, il se forme des protéines porteuses elles aussi d’une information spécifique qui conditionne les propriétés de l’organisme, qu’il s’agisse d’une cellule ou d’un être humain.

L’ADN dans le noyau cellulaire s’associe à des substances particulières pour donner une structure plus ramassée. Cet ensemble forme la chromatine, qui, lors de la division cellulaire, prend une forme très compacte, sous forme de bâtonnet épais, bien visible au microscope optique. Ce bras est appelé chromatide, ou chromosome « simple » (à un bras). Le nombre de ces chromosomes à une seule chromatide varie selon l’espèce : chez l’Homme, on en compte 46, organisés en 23 paires, chacune de ces paires étant identifiée par un numéro. Les chromosomes sont situés, pour les organismes complexes, au sein du noyau de la cellule, bien isolé par une membrane.

Chaque gène ayant une position définie au sein de la chaîne d’ADN, il occupe également une place donnée au sein d’un chromosome donné. Dans le cas où les chromosomes sont associés par paires, ce gène occupe la même position sur chacun des 2 chromosomes. Il s’agit donc d’une partie d’un chromosome formant une unité d’information génétique. Un gène détermine la mise en place et la transmission d’un caractère observable. Par exemple, le gène qui détermine le groupe rhésus se trouve sur le chromosome 1, le gène qui détermine le groupe sanguin (A, B ou O) sur le chromosome 9. Si la position d’un gène est strictement définie, sa composition en briques élémentaires peut varier légèrement. Le gène peut alors exister sous différentes formes, les allèles, qui ne modifient pas les caractères généraux de l’espèce, mais conditionnent certains signes particuliers de l’organisme (couleur des yeux, daltonisme, hémophilie).

Depuis les origines de la vie, deux voies de reproduction de sont ouvertes : la première, asexuée, est présente dès les origines de la vie et encore aujourd’hui chez les animaux et végétaux inférieurs (protozoaires, bactéries) : c’est la simple division appelée mitose  : la seconde, apparue plus récemment mais dominant dans toutes les espèces supérieures est sexuée, c’est la méiose.

La division cellulaire asexuée : la mitose

Le processus de simple réplication cellulaire, le plus primitif, est précédé d’une duplication de l’ADN au sein du noyau. On double donc le « matériel génétique » contenu dans la cellule, et chaque chromatide (ou « chromosome simple ») existe en double exemplaire. Ces structures ne restent pas séparées : chaque chromatide s’associe à sa « sœur jumelle » via un point d’attache, le centromère. On obtient donc une structure en forme de X, qui est la plus communément représentée. Comme il s’agit de la forme pour laquelle les chromosomes sont les plus facilement observables, on convient de désigner sous ce vocable ces « dichromatides », ou chromosomes « doubles ». Cette ambiguïté de langage entre chromosomes simples et doubles ne facilite guère la compréhension ultérieure des phénomènes de division cellulaire, surtout lorsqu’il s’agit de suivre la variation du nombre de chromosomes dans le cas de la reproduction sexuée !

La mitose est un processus de division où une cellule « mère » se divise en deux cellules « filles » identiques. Ce processus démarre après la duplication de l’ADN. Dans une première phase, après disparition de la membrane du noyau, la cellule commence par prendre une forme allongée, et les chromosomes « doubles », désormais libres de se déplacer dans l’ensemble de la cellule, se rassemblent dans un plan équatorial, à mi-distance des extrémités de la cellule. Puis, très rapidement, les chromatides jumelées se scindent en chromatides « simples » pour migrer aux deux extrémités de la cellule. Là, elles se rassemblent pour former deux nouveaux noyaux, et la cellule mère se scinde en deux cellules distinctes. Ce mécanisme, dans lequel chaque chromosome « double » reste isolé de ses voisins jusqu’à sa disjonction, ne permet aucune modification de l’information qu’il contient. En apparence, il ne semble pas favorable à l’apparition de la diversité génétique et à l’évolution de l’espèce.

La méiose et la reproduction sexuée

La méiose est une division particulière impliquée dans la reproduction sexuée des organismes : elle aboutit en effet à la production des cellules sexuelles ou gamètes au cours du processus de gamétogenèse (spermatogenèse chez les mâles, ovogenèse chez les femelles). A partir d’une cellule « normale » comportant 2n chromatides (soit n paires de chromosomes « simples » ou monochromatidiens), une duplication de l’ADN se produit comme dans le cas de la mitose, conduisant à l’obtention de 4n chromatides qui se lient deux à deux avec leur « jumelle » pour former 2n chromosomes « doubles » (bichromatidiens). La cellule connaît ensuite deux divisions successives sans réplication d’ADN. La méiose permet donc le passage d’une cellule initialement à 4n chromatides (après réplication de l’ADN) ou 2n chromosomes (doubles) à quatre cellules à n chromatides (chromosomes « simples ») qui conduisent aux gamètes. La production de ces gamètes permet, lors de la fécondation, de restaurer le nombre de chromosomes caractéristique de l’espèce. Pour l’espèce humaine, les gamètes mâles et femelles, contenant chacun 23 chromosomes (simples), fusionnent pour donner une cellule embryonnaire à 46 chromosomes (simples également), qui se regroupent en 23 paires.

A la différence de ce qui se passe pour la mitose, les deux constituants d’une paire de chromosomes homologues ne sont pas strictement identiques : comme il s’agit de cellules d’un organisme sexué, l’un des constituants est d’origine paternelle, l’autre d’origine maternelle. Le constituant paternel, après dédoublement et association avec son « jumeau » forme un chromosome « double » bichromatidien ; de même pour son homologue maternel. Mais l’attraction entre les chromatides paternels et maternels subsiste, ce qui conduit à une étroite association entre les deux chromosomes (doubles) d’origine maternelle pour l’un, paternelle pour l’autre, à condition qu’ils soient issus d’une même paire. Cette association forme ce qu’on appelle un « bivalent ».

C’est alors qu’apparaissent, du fait de cette étroite proximité, des échanges réciproques (enjambements ou crossing-over) de fragments de chromosomes. Il faut se rappeler que sur 2 chromosomes homologues, les gènes sont tous placés de la même façon : ce sont les allèles qui changent. Les crossing-over ne modifient donc pas la succession des gènes, mais uniquement la répartition des allèles. Les généticiens ont constaté qu’il y a en moyenne 3 enjambements par bivalent et que ce phénomène est déterminant pour la recombinaison génétique. Cette phase de la méiose permet l’obtention de chromosomes dits recombinés. A part les vrais jumeaux, fruit de la division accidentelle d’un œuf fécondé, deux individus issus des mêmes parents ne sont pas génétiquement identiques. Il en résulte donc un premier brassage génétique, appelé intrachromosomique.

L’étape suivante ressemble à l’étape de séparation des chromosomes dans la mitose, mais selon des modalités très différentes, car ici ce sont des chromosomes doubles, et non des chromatides simples, qui migrent de chaque côté de la cellule. Chacun des chromosomes est attiré vers un pôle opposé de celui de son homologue, mais la répartition s’effectue au hasard. Le brassage intrachromosomique qui a eu lieu grâce aux crossing-over et aux échanges de fragments de chromosomes prend maintenant tout son sens, car les 2 chromosomes homologues ne sont pas identiques. Si le premier chromosome migre en haut et le second en bas de la cellule, le résultat ne sera pas le même que si le premier se déplace vers le bas et le second vers le haut. Avec 23 paires de chromosomes, le nombre de combinaisons possibles est considérable (plus de 8 millions). On parle ici de brassage interchromosomique.

La cellule se divise ensuite en deux, chacune des cellules filles contenant maintenant 2n chromatides (soit n chromosomes doubles). A la différence du résultat de la mitose, ces deux cellules ne sont pas identiques, et diffèrent également de la cellule d’origine.

Les deux cellules filles sont alors soumises à une mitose « classique », avec séparation des chromatides sœurs, suivi d’une division cellulaire. Il en résulte 4 cellules à n chromatides (ou chromosomes « simples »), toutes différentes, et ne comptant que la moitié des chromosomes nécessaires à la constitution d’une cellule normale.

Enfin, l’étape ultérieure de la fécondation, qui réunit aléatoirement un gamète mâle et un gamète femelle, amplifie considérablement le brassage génétique. Chacun des gamètes possède une combinaison d’allèles différente de celle des autres, du fait de l’extrême diversité des combinaisons possibles. La fécondation de ces deux gamètes conduit à doter toute cellule œuf d’une combinaison originale des allèles des gènes de l’espèce. La probabilité d’obtenir deux cellules embryonnaires identiques est de 1 sur 64000 milliards ! La reproduction sexuée crée des individus génétiquement uniques.

Variabilité génétique et sexualité : au-delà des préjugés

D’après ce qui précède, on pourrait penser que la reproduction asexuée est incompatible avec la variabilité génétique et serait donc un obstacle à l’évolution. Mais les espèces asexuées connaissent des mutations (variation de la nature des gènes), notamment du fait que la mitose est un processus traumatique, durant lequel les chromosomes peuvent être endommagés, causant des anomalies parfois très graves (cancers). La mutation, contrairement à ce qu’on peut croire, n’est pas un événement exceptionnel à l’échelle d’une population. Ainsi, dans la reproduction asexuée, des mutations s’accumulent au sein d’une population, jusqu’à induire de nouveaux allèles défavorables à la survie. Il n’existe pas de moyens, au niveau de la mitose, de « réparer » un chromosome possédant un gène déficient.

A l’inverse, dans le cas de la méiose, le phénomène de crossing-over permet bien souvent de restaurer un chromosome endommagé. Si deux chromosomes homologues possèdent chacun une mutation, situées à des positions différentes, le processus de crossing-over permet de regrouper les deux mutations sur un même chromosome (éventuellement éliminé), et d’obtenir par compensation un chromosome sans défaut. La méiose intervient alors comme un facteur de stabilisation génétique, en éliminant les mutations défavorables. La sexualité apparaît donc, contre toute attente, comme « conservatrice ». Elle agit comme un filtre strict qui élimine les modifications génétiques majeures, tout en permettant de faibles variations du génome [3]. Elle peut donc apparaître comme un frein à l’évolution, mais en garantissant ainsi la longévité d’une espèce, elle lui donne également le temps d’évoluer en douceur vers une autre forme également viable.

Un autre avantage génétique de la reproduction sexuée réside dans la possibilité d’associer des allèles « dominants » (qui contrôlent entièrement un caractère de l’individu – les yeux marrons, par exemple) et des allèles « récessifs » (sans effets tant qu’ils ne sont pas associés à un allèle identique, comme c’est le cas pour les individus aux yeux bleus) qui peuvent être inutiles, voire nuisibles, durant une longue période, mais s’avérer bénéfiques en cas de modifications importantes de l’environnement (variabilité de « réserve »).

Une petite histoire de la différenciation sexuelle

Si la vie sur Terre est apparue il y a probablement plus de 3,5 milliards d’années, la reproduction sexuée semble avoir commencé il y a environ 850 millions d’années. L’apparition de la sexualité nécessite en effet une différenciation entre deux types de cellules, processus difficilement envisageable si l’on s’en tient à la seule mitose. Cependant l’origine de la sexuation est encore mal connue. Certains chercheurs pensent que la méiose, en tant que mécanisme réparateur de l’ADN, a précédé la sexualité proprement dite [4]. Il y a un milliard d’années, les rayonnements qui atteignaient la Terre étaient sans doute beaucoup plus agressifs et endommageaient fréquemment l’ADN. La mise en place d’un mécanisme de réparation par échange de matériel génétique a apporté une solution pour corriger ces erreurs. Les organismes bénéficiant de ces processus ont vu leur survie augmenter, ce qui a peut-être accéléré la transition vers la sexuation. Cela étant, la méiose n’a dû apparaitre que progressivement, peut-être dans des cellules à plusieurs noyaux provenant de fusions accidentelles entre plusieurs cellules. Son déclenchement pouvait être lié à une modification du milieu, notamment si celui-ci devenait plus hostile ou plus agressif vis-à-vis de l’ADN. Mais il est difficile d’en savoir plus à ce stade, le passage de la mitose à la méiose exigeant deux changements majeurs : l’appariement des chromosomes (doubles) homologues, entraînant le crossing-over, et une division cellulaire non précédée par la duplication de l’ADN.

La difficulté suivante consiste d’une part à favoriser l’attraction entre les cellules génétiquement différentes, et d’autre part à empêcher l’union de plus de deux cellules, car dans ce cas la cellule fécondée n’est plus viable, son patrimoine génétique n’étant plus conforme à celui de l’espèce. Dans un schéma qui existe encore chez certains micro-organismes, les gamètes ont des gènes identiques, mais l’un d’entre eux existe sous deux formes différentes ou s’exprime (c’est-à-dire produit des protéines) de façon différente selon le type de gamète [5]. Les deux genres de cellules acquièrent alors à leur surface des molécules de reconnaissance complémentaires, qui vont s’associer mutuellement lors du rapprochement de deux gamètes différents. Le processus vaut bien sûr à partir de deux gamètes génétiquement différents. Une fois la fusion des deux cellules réalisées, la surface de la cellule obtenue est recouverte des molécules de reconnaissance initiales, mais associées par paires, ce qui modifie les propriétés de la membrane cellulaire et la rend inapte à une nouvelle fusion avec un troisième gamète, fusion qui rendrait la nouvelle cellule non viable [6].

A ce stade, les gamètes restent encore très ressemblants, ils paraissent identiques, à l’exception des molécules de surface qui permettent la reconnaissance réciproque. Les gamètes restent de taille et de mobilité égales. On parle alors d’isogamie. Au cours de l’évolution, une solution provisoire a été trouvée pour améliorer l’attraction mutuelle des gamètes à plus longue distance : le chimiotropisme. Un type de gamète émet une substance attractive détectée par l’autre type de gamète qui subit alors l’attraction du premier. Ce processus n’exige pas le contact immédiat entre cellules et augmente donc la probabilité de fusion des gamètes. Le chimiotropisme est encore employé par certains organismes mono- et pluri-cellulaires (quelques champignons, algues ou mollusques) [7].

L’évolution biologique ne s’est pourtant pas arrêtée là. Les plupart des gamètes sont anisogames, c’est-à-dire de forme et de taille très différentes selon qu’il s’agit d’un gamète mâle ou femelle. Une théorie intéressante a vu le jour pour l’expliquer. A partir d’une quantité donnée de matière vivante, il peut être plus avantageux de disposer de gamètes de petite taille, parce qu’ils sont alors plus nombreux. Mais d’autre part, la viabilité de la cellule après fécondation augmente plus vite que l’accroissement de son volume. Il est donc avantageux de produire des gamètes de grande taille, plus résistants car accumulant des réserves nutritives en quantité. Comment concilier ces deux conditions ? En éliminant les gamètes de taille moyenne et en favorisant la différenciation entre les formes « mâles » et les formes « femelles ». Ces dernières ont vu leur volume s’accroître considérablement, mais en restant peu nombreux, tandis que les gamètes mâles ont privilégié le nombre et la mobilité, jusqu’à l’apparition du flagelle caractéristique de cette cellule, qui permet d’augmenter sa vitesse de déplacement. Les gamètes femelles sont devenus lents, d’abord pour être une cible plus facile pour les gamètes mâles, ensuite du fait de leur croissance en volume. Cette croissance nécessite du temps, c’est pourquoi l’achèvement de la méiose peut prendre des semaines, des mois, voire des années, surtout pour les gamètes femelles. La cellule, après avoir doublé son ADN, reste stable, ce qui lui donne le temps de produire une grande quantité de matériau biologique qui servira de nutriment au futur embryon (4 molécules d’ADN produisent 4 fois plus de protéines qu’une seule !). Et pour concentrer encore davantage ce nutriment, la fin de la méiose ne conduit pas à 4 cellules femelles, mais à une seule, l’ovule. Les 3 autres entités porteuses de l’ADN restant sont éliminées sous la forme de globules de très petite taille. D’où un très fort dimorphisme sexuel au niveau des cellules reproductrices, assurément bien plus important que pour la plupart des organismes adultes correspondants [8].

La sexuation : avantages, inconvénients

Cette belle histoire (dont certaines étapes restent encore mal connues) illustre la complexité du phénomène évolutif, mais aussi sa capacité à faire émerger une différenciation. Mais les avantages de la reproduction sexuée sont-ils si évidents ? On peut le supposer en termes de diversité génétique et d’adaptabilité à des conditions hostiles, mais d’autres facteurs nettement moins favorables doivent être pris en compte.

La reproduction asexuée permet, toutes choses égales par ailleurs, d’obtenir deux fois plus de descendants à la génération suivante que la reproduction sexuée. En effet, les mâles ne procréent pas et constituent ainsi des « bouches inutiles » pour une population donnée. L’évolution aurait pu conduire à un déséquilibre des naissances de mâles et femelles (sex ratio) en faveur de ces dernières, mais des mécanismes compensateurs interviennent et dans la majorité des espèces, le sex ratio est proche de 1:1 [9]. Des exceptions existent chez certains insectes

Un autre inconvénient important de la reproduction sexuée réside dans le fait qu’il est nécessaire de trouver un partenaire, ce qui est coûteux en énergie, et parfois aléatoire. Un être vivant isolé découvrant un nouveau territoire ne pourra propager l’espèce. C’est pour éviter ce problème qu’apparaît dans certains cas la parthénogenèse, processus reproductif n’utilisant que des ovules non fécondés, comme c’est le cas pour les pucerons ou les daphnies. La recherche d’un individu de l’autre sexe peut s’avérer difficile, voire dangereuse ; ainsi, les mâles doivent souvent se battre entre eux pour conquérir les femelles. Cette compétition demande un surcroît de ressources, une baisse de vigilance vis-à-vis des agressions extérieures, parfois des blessures ou la mort.

Du point de vue génétique, nous avons vu que la stabilisation du génome induite par les phénomènes de crossing-over lors de la méiose conduit à un processus évolutif plus lent, là où les individus asexués peuvent muter beaucoup plus rapidement pour s’adapter aux changements tels de nombreuses bactéries et virus. La diversité du vivant converge vers un nombre fini d’espèces bien déterminées, et non vers des « individus asexués » dont les descendants deviennent rapidement différents les uns des autres par l’accumulation des mutations qui ne peuvent être corrigées. Ces descendants différents évoluent séparément avec le temps en autant d’embranchements évolutifs que d’êtres vivants, sans les contraintes liées à l’espèce. Mais dans ces conditions tous les individus d’une même espèce ont tous les mêmes « points faibles », ce qui peut précipiter la fin de toute l’espèce en peu de temps, par un changement climatique ou un nouveau prédateur. En particulier, un gène porteur d’une bonne adaptation à un milieu donné sera a priori mieux conservé par la reproduction asexuée, mais devient inutile, voire nuisible, en cas de modification de l’environnement.

Enfin, le brassage génétique issu de la reproduction est un avantage pour l’espèce à long terme (puisqu’elle fait s’associer un jour ou l’autre les meilleurs gènes) mais nettement moins à court terme, et a priori pour l’individu. La combinaison de ses gènes avec ceux venant de l’autre partenaire peut donner des individus déficients. C’est le cas de toutes les maladies génétiques récessives, invisibles chez les parents et qui peuvent se révéler chez les enfants.

L’étrange victoire de la sexualité

Compte tenu de tous ces facteurs apparemment défavorables, on peut se demander comment la reproduction sexuée a pu évoluer en quelques centaines de millions d’années pour devenir le mode de multiplication le plus répandu sur la Terre. Les autres voies (parthénogenèse, ou reproduction végétative des bulbes, rhizomes et stolons) restent limitées à un petit nombre d’espèces. Un tel succès apparaît paradoxal.

Nous avons vu plus haut que la reproduction sexuée permet la stabilisation d’une espèce par réparation des mutations aléatoires. Ce qui n’empêche pas la prévalence plus rapide d’allèles plus avantageux pour la survie dans le cas de la reproduction sexuée, du fait de leur possibilité de recombinaison rapide (en quelques générations) à partir des gènes des parents, ce qui n’est pas possible dans les populations asexuées. Des modèles mathématiques appropriés sont susceptibles de valider cette hypothèse [10], qui reste cependant l’objet de débats.

Intéressant est le constat que certaines espèces (les daphnies par exemple) se reproduisent de façon asexuée tant que l’environnement est favorable (nourriture facile d’accès, température adaptée, absence de parasites), mais passent rapidement à un mode de reproduction sexué dès que les conditions d’existence sont plus difficiles. Des observations du même type ont été faites sur une population mixte (sexuée et asexuée) d’une certaine espèce d’escargots. Au commencement, la population asexuée est fortement majoritaire. Mais lorsque la quantité de parasites de cette espèce augmente, la population asexuée décroît, jusqu’à extinction de certaines lignées, et la population sexuée devient dominante, se montrant plus stable avec le temps [11].

Une proposition intéressante et assez largement admise, considérée comme le paradoxe de l’évolution, a été mise par Van Valen en 1973 [12]. Quand la mutation d’un organisme amène un changement qui lui est favorable (par exemple une plus grande rapidité pour échapper aux prédateurs), il s’ensuit des modifications des organismes antagonistes (ici le prédateur, qui devra courir lui aussi plus vite) qui vont les amener à amplifier ce changement ou à développer d’autres caractéristiques avantageuses, ce qui exigera de la proie de courir encore plus vite, et ainsi de suite. Cette évolution compétitive est souvent comparée à une course aux armements. En conséquence, la complexité s’accroît pour répondre à des contraintes de plus en plus exigeantes et nombreuses, tandis que l’adaptation vis-à-vis de l’environnement reste constante. C’est pourquoi nous sommes beaucoup plus complexes que les bactéries, les premiers habitants planétaires. Depuis 3 milliards d’années, nous évoluons vers la complexification, un changement de l’environnement amenant une sélection qui en induit d’autres. La compétition engagée entre les espèces suppose un pouvoir d’innovation génétique considérable pour chaque organisme : la sexuation fournit aux espèces ces innovations génétiques, sous formes de combinaisons inédites de gènes à chaque génération, pour faire naitre de nouvelles ressources. La reproduction sexuée présente donc un avantage certain car elle fournit aux organismes une meilleure adaptabilité aux changements de conditions de vie qu’ils peuvent rencontrer. Cette évolution va dans le sens de la complexification du vivant.

Toutefois l’évolution ne va pas toujours dans le sens le plus directement fonctionnel. Un exemple singulier, qui pourrait rendre compte dans certains cas de l’accentuation du dimorphisme sexuel, est l’hypothèse du handicap de Zahavi [13]. Ce chercheur israélien a postulé que les caractéristiques de la sélection par le sexe, et toute la « publicité » exercée par les traits sexuels (couleurs voyantes, parades sophistiquées, bois des cerfs, etc), qui peuvent constituer un handicap lourd dans l’existence de tous les jours (par exemple la longue et lourde queue des paons mâles, qui constitue un handicap énorme pour leur survie) se sont mis en place au cours de l’évolution justement parce qu’ils sont un handicap. Avec ces caractéristiques sexuelles encombrantes un mâle montre à une femelle qu’il peut survivre malgré ce handicap, et ainsi que son patrimoine génétique est vraiment efficace pour permettre une adaptation de la descendance au milieu. L’évolution favorisera donc un dimorphisme qui handicape un des deux sexes, de manière à renforcer à la fois le signal adressé à l’autre partenaire sexuel et la sélection des caractères génétiques de survie chez ce sexe. Cette théorie du handicap a été modélisée mathématiquement et semble fonctionner parfaitement dans certaines circonstances.

Un dernier mot : dans ce qui précède, nous n’avons envisagé qu’une sexuation binaire, à deux sexes seulement, mâle et femelle étant deux individus distincts. Cette dualité des sexes n’était pas acquise a priori. Certaines espèces de champignons possèdent plus de deux types sexuels (jusqu’à 10 !) [14]. En principe, il y aurait un avantage à multiplier les types sexuels, car un gamète peut fusionner avec des congénères de types différents. Mais cette solution est restée très marginale, du fait de problèmes de compatibilité entre l’ADN des noyaux cellulaires et celui contenu dans d’autres parties de la cellule. En outre, dès que les gamètes adoptent des tailles différentes (anisogamie, voir plus haut), il devient impossible de multiplier les types sexuels. L’évolution a conduit donc à l’apparition des sexes, mais de deux sexes seulement.

Conclusion

Cet aperçu des mécanismes très complexes et parfois encore mal connus qui ont permis l’émergence, puis la domination de la reproduction sexuée, montre comment le vivant n’a pu connaître l’accélération spectaculaire de son évolution qu’à partir de l’émergence de la différence sexuelle, apparemment moins favorable si l’on s’en tient à une approche à court terme. Retenons, au-delà des considérations parfois un peu techniques de cet article, que la nature, a promu, en un sens contre toute attente, la solution sexuelle pour favoriser la croissance, la multiplication et la complexification des êtres vivants, via la génération d’individus uniques, dont il n’existe aucune copie conforme. N’oublions pas que le mot sexe vient du latin sexus, qui signifie « séparation, distinction », bien sûr entre les sexes, mais aussi entre les individus. Dans la Genèse, la Création est vue d’abord comme séparation (entre le ciel et la terre, entre les eaux et la terre ferme, etc). La biologie moderne nous montre à quel point cette notion de séparation et de distinction universellement promue au sein du vivant par la sexualité, constitue un moteur essentiel de l’évolution biologique et le principe le plus fondamental de la vie.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] H. Denis et A. Collenot, L’origine et l’évolution de la reproduction sexuée, Médecine/Sciences, 1993, volume 9, pp. 1392-1403.

[2] Abréviation d’acide désoxyribonucléique.

[3] R. Gorelick et H. H. Q. Hend, Sex reduces genetic variation : a pluridisciplinary review, Evolution, 65, n° 4, PP. 1088-1098 (2010).

[4] P.H. Gouyon et al, Le sexe, pour quoi faire ? La Recherche, vol. 250, pp. 70-76 (1993).

[5] O. Dargouge, Les cascades du sexe chez la mouche, La Recherche, vol. 216, pp. 1530-1532 (1989).

[6] K. G. Grell, Protozoology, Springer, Berlin, 1973.

[7] G. Kochert, Sexual Pheromones in algae and fungi, Annual Review of Plant Physiology, vol. 29, pp. 461-486 (1978).

[8] G.A. Parker, R.R. Baker, V.G.F. Smith, The origin and evolution of gamete dimorphism and the male-female phenomenon, Journal of Theoretical Biology, vol. 36, pp. 529-553 (1972).

[9] Eric L. Charnov, The Theory of Sex Allocation. Princeton University Press, 1982, 355 pp.

[10] J.A. Birdsell, C. Wills, The evolutionary origin and maintenance of sexual recombination : A review of contemporary models. Evolutionary Biology Series, Evolutionary Biology, Vol. 33 pp. 27-137. MacIntyre, Ross J. ; Clegg, Michael, T (éditeurs), Springer (2003).

[11] Jukka Jokela, Mark Dybdahl, Curtis Lively, The Maintenance of Sex, Clonal Dynamics, and Host-Parasite Coevolution in a Mixed Population of Sexual and Asexual Snails. The American Naturalist 174 (s1) : S43 (2009).

[12] Leigh Van Valen, A new evolutionary law . Evolutionary Theory 1 : 1–30 (1973).

[13] A. Zahavi, Mate selection - a selection for a handicap. Journal of Theoretical Biology 53 (1) : 205–214 (1975).

[14] L.D. Hurst, W. D. Hamilton, Cytoplasmic fusin and the nature of sexes, Proceedings of the Royal Society London (Biology), vol. 247, pp. 189-194 (1992).

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