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La sagesse du temps

Le temps dans la philosophie grecque
Emmanuel Brochier

La sagesse du temps [1]

De prime abord, il pourrait sembler étrange que la tradition philosophique n’ait cessé, comme l’a noté Bernard Mabille [2], de faire référence à Aristote chaque fois qu’elle a cherché à penser le temps, y compris après que l’on fut sorti du monde de l’ « à-peu-près » pour entrer dans l’univers de la précision [3]. C’est d’autant plus surprenant qu’il n’existe pas chez les Grecs de conception unique du temps, comme l’a remarquablement montré G.E.R. Lloyd [4] : en effet, les philosophes n’ont pas attendu Aristote pour en parler avec beaucoup de sagacité, et ils ne se sont pas privés, comme devaient le faire aussi Plotin ou les stoïciens, de contester l’un ou l’autre des « acolytes du temps » présents au Livre IV de la Physique. Mais ce texte marque un tournant majeur. L’intérêt de revenir sur la pensée grecque, surtout lorsqu’on s’interroge au sujet du temps, n’est pas simplement historique. Paul Ricœur avait raison de dire que « la tâche d’aujourd’hui est de retrouver ce qui, dans les cultures du passé, n’est pas seulement préscientifique, ce qui, par conséquent, n’est pas aboli par la révolution scientifique, ce qui donc peut encore parler par-delà la révolution galiléenne et newtonienne [5]. » Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas de collectionner les vestiges laissés par l’histoire, mais de retrouver les chemins qui ont permis d’en faire un complexe singulier de questions, de problèmes et de réponses. Nous avons perdu la trace de beaucoup d’entre eux. La question est de savoir où nous mènent ceux qui sont encore praticables. Quelles sont donc les issues et les impasses auxquelles ils conduisent ?

Chacun peut se douter que la réflexion sur le temps n’a pas commencé avec la philosophie. Cependant, Jacqueline de Romilly a judicieusement fait remarquer qu’au vu des éléments dont on dispose, il se pourrait que le temps n’ait existé dans la tradition grecque qu’après être apparu chez les poètes orphiques comme Eschyle, Sophocle et Euripide. Chronos (Χρόνος) est alors perçu comme une menace. Sophocle le présente comme « le Dieu qui aplanit tout » (Électre), qui « éteint ce qui brillait » (Ajax) ; Euripide le voit comme « un flot au cours perpétuel » qui est « incapable de préserver nos espérances » (Héraclès) ; tandis que pour Eschyle il est « celui qui accomplit tout » (Choéphores). Si, bien sûr, Chronos apparaît déjà chez Homère au VIIIe s. av. J-C pour désigner des intervalles de temps comme les années, les mois ou les jours, et si Homère évoque un devin qui « connaît le passé, le présent et le futur » (Iliade I, 70), l’Iliade et l’Odyssée ne témoignent néanmoins d’aucune épaisseur temporelle : quand, par exemple, Ulysse et Pénélope se retrouvent, après vingt ans de séparation, leurs corps et leurs sentiments n’ont pas changé [6]. Le temps est perçu, et même ressenti, mais il n’agit pas. On ne trouve par ailleurs chez Homère aucune conception abstraite du temps et aucune méthode précise pour en mesurer les intervalles [7]. Pour apprécier tout ce dont ont hérité les philosophes grecs, il faudrait également regarder comment les savants ont établi les calendriers, comment le temps fut rythmé par la vie religieuse et par le travail agricole, comment les historiens Hérodote et Thucydide ont, au Ve siècle, contribué à un intérêt nouveau envers le passé, et favorisé l’idée d’une évolution de la civilisation. Nous en resterons toutefois aux analyses philosophiques sur le temps. Que pensait-on du temps avant le Stagirite ? Quels furent ses apports majeurs ?

Héraclite, Parménide et Empédocle

Il est clair que philosopher, pour les Grecs, c’est commencer par dire non. Héraclite d’Éphèse, au Ve siècle av. J.-C., n’a pas de mots assez durs contre Homère ou contre Hésiode [8]. Il ne craignait pas de faire remarquer à ses concitoyens qu’« Hésiode est le maître des plus nombreux, lui dont on croit qu’il sait le plus de choses, alors qu’il ne connaissait même pas le jour et la nuit [9] ». Dans les Travaux et les Jours, où il était moins question du temps que de la bonne façon de vivre chaque jour de l’année, Hésiode distinguait les bons jours des mauvais jours, « ignorant, dit Héraclite, que la nature (φυσις) de chaque jour est une et identique [10] ». Héraclite affirme ainsi qu’on ne comprend rien au temps si l’on ne voit pas que ses intervalles sont marqués par l’unité. La question est de savoir en quoi consiste une telle unité. On ne trouvera pas la réponse chez les poètes car, dit-il d’un ton acerbe, « l’érudition n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle aurait instruit Hésiode [11] ». Le problème des poètes, et des hommes qui les croient, est qu’ils se trompent « en matière de connaissance des choses visibles [12] », parce qu’ils « ne réfléchissent pas aux choses telles qu’ils les rencontrent […] ; mais ils se les imaginent [13] ». Cependant, même ceux qui se sont arrachés à l’influence des poètes se sont égarés, ce qui explique par exemple sa critique de Pythagore. Il leur reproche d’avoir envisagé la nature comme quelque chose de figé. Il s’agissait, on le sait, de l’eau pour Thalès, de l’apeiron (ἄπειρον) – c’est-à-dire d’un certain indéterminé – pour Anaximandre, et de l’air pour Anaximène. Anaximandre en a parlé le premier comme d’un « principe » (ἀρχή) pour désigner l’origine – toujours présente dans chaque chose – de leur devenir le plus fondamental, celui de leur genèse ; ce en quoi Héraclite peut être d’accord. Mais pour les premiers présocratiques, la nature est une unité qui en elle-même échappe au devenir ; ce qu’Héraclite ne peut accepter. Car ils sont parvenus à cette conclusion en soumettant leur pensée à l’observation du devenir : or « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes s’ils ont des âmes barbares [14] », c’est-à-dire si la raison n’est pas le juge de la vérité. La raison se trompe chaque fois qu’elle n’est qu’une raison particulière, autrement dit chaque fois qu’il y a un désaccord. Il faut donc chercher ce qu’il y a de commun dans les positions discordantes car « il faut obéir à ce qui est partagé [15] ». Le chemin tracé par Héraclite est clair, mais surtout, pour l’époque, il est innovant. Il sera repris par Aristote. Ainsi, quelle est donc la véritable nature (φυσις) des jours ? Thalès avait identifié la nature à l’eau, Héraclite utilisera le modèle du flux en disant que « tout s’écoule [16] », que « l’univers tout entier s’écoule à la façon d’un fleuve [17] ». Anaximandre avait mis l’accent sur l’indétermination de la nature, Héraclite laissera indéterminé cet écoulement, il ne s’agit plus de celui de l’eau ni d’aucune chose déterminée. Et tandis qu’Anaximène avait insisté pour l’identifier à l’air d’où, selon lui, proviennent le feu, l’eau et la terre, Héraclite semble avoir établi un cycle élémentaire, où le feu se transforme d’abord en mer, puis de la mer, une moitié devient terre, une moitié, « souffle brûlant [18] », de sorte qu’« il y a toujours un moment où toutes choses deviennent feu [19] ». Ici le feu, parce qu’il est le plus actif des éléments, est le principe de toutes choses, mais il en est aussi le terme [20]. Héraclite peut alors en conclure que le monde est éternel, au sens de ce qui demeure toujours en vie, de ce qui n’a pas eu de naissance et n’aura pas de mort : « ce monde-ci, le même pour tous, que nul dieu ni homme n’a fait, mais qui était toujours, qui est et qui sera : un feu éternel [πῡρ ἀείζωον], s’allumant en mesures et s’éteignant en mesures [21]. » Pour ce que nous en savons, après Thalès [22], Anaximandre avait parlé du temps en évoquant un « ordre du temps [23] ». On retrouve ici cet ordre avec des séquences de même nature, dont certaines ne sont déjà plus, tandis que d’autres ne sont pas encore, des séquences rythmées par ce qui est présent et se renouvelle sans cesse, mais dont la nature qui arrange et gouverne toutes choses, « aime à se cacher [24] », sans doute en se faisant attendre et en disparaissant sans cesse.

Toutefois, dès qu’on envisage la nature du point de vue de Parménide, le « sentier [ἀταρπός] » emprunté par Héraclite apparaît comme une impasse. Autre est le « chemin [ϰέλευθος] » de la vérité. Il faut, affirme Parménide, partir de l’être, et y revenir [25], car on ne peut dissocier penser et être [26]. Toute contradiction, en effet, nous écarte de la vérité en nous indiquant ce qui ne peut ni se penser ni avoir part à l’existence. « Seul reste donc le récit de la voie [ὁδός] est [27] ». Il s’agit alors d’analyser les discours qu’il est possible de tenir au sujet de l’être, et de se libérer de l’ensorcellement du langage. Pour nous, la question est de savoir si, sur ce chemin – la voie de ce qui est (autrement dit de l’étant) –, il est encore possible de rencontrer le temps. Celui-ci ne serait-il pas comme le devenir, une simple illusion dont sont victimes les mortels ? Pour sûr, il est impossible d’identifier exister et ne pas être. Dès lors, devenir et périr, changer de lieu ou changer de couleur, sont faussement attribués aux choses de la nature. En les attribuant à l’être, on tombe dans une contradiction. Car on suppose nécessairement soit que celui-ci n’est pas, soit que le non-être existe [28]. Il serait en effet absurde de dire que l’on va quelque part lorsqu’on s’y trouve déjà. Il faut donc pour y aller, ne pas y être. De même, pour naître, il faut n’être jamais déjà apparu à la lumière du jour. Et pour qu’une chose périsse, il faut qu’elle ne soit plus, et donc que le non-être existe, ce qui est impossible. Le devenir, quelle qu’en soit la forme, n’est donc rien. Or, avec Héraclite, le temps lui était étroitement lié, il en était en quelque sorte la totalité. Est-il possible de le penser indépendamment du devenir ? Parlant de ce qui existe, Parménide déclare : « Jamais il n’était ni ne sera, car il est au présent [νῦν ἔστιν], tout ensemble, un, continu [29] ». Il parle d’une présence, d’un maintenant, qui s’oppose à l’éternité d’Héraclite, laquelle renvoyait au toujours d’une vie marquée par un présent inséré entre un passé et un futur. Mais le présent parménidien n’est pas pour autant intemporel : « Et le temps n’est ni ne sera quelque chose en plus de l’être [30] ». Chronos (χρόνος) n’est pas éliminé. Avec Barbara Cassin, il est possible de dire que l’étant tel que le conçoit Parménide est la condition de possibilité du temps [31]. Dans ce cas, non soumis à l’ordre du temps, l’étant est l’origine même du devenir, et du temps, dans l’opinion des mortels. Il constitue donc la nature recherchée depuis Thalès. Le temps, quant à lui, n’est pas dans le réel, mais dans la conscience, l’illusion des mortels consistant dans l’affirmation de son appartenance à ce réel ou, plus précisément, à « la masse d’une sphère bien ronde [32] » à laquelle ressemble l’étant. Dès lors, le temps apparaît comme indissociablement lié au devenir. Plus encore, on voit avec Parménide que là où n’y a aucun devenir, il n’y a pas de temps, tandis que là où il y a du devenir, à savoir dans l’opinion des mortels, il y a du temps.

Il serait sans doute bien regrettable de mépriser les voies de Parménide. Il faudrait, au contraire, tenter une synthèse avec Héraclite et ses prédécesseurs ; ce à quoi Empédocle d’Agrigente s’est employé. Si, dès ses commencements, la philosophie s’est trouvée en tension avec les grands récits religieux qui façonnaient la culture grecque, Empédocle n’écarte pas pour autant la dimension religieuse de son discours sur la nature [33]. Le fragment 3 commence en effet par une prière :

Mais, ô dieux, écartez démence de ma langue !
Que de mes lèvres sanctifiées coule une source pure !
Et toi, riche en amants, vierges aux-bras-blancs, ô Muse,
de grâce, dis-nous ce que peuvent entendre créatures d’un jour.
Envoie-nous du haut du Royaume de Sainteté
un char facile en rênes.

L’expérience de ses prédécesseurs lui offrait un double enseignement. Elle montrait d’abord l’importance de mener une enquête sur la nature, c’est-à-dire sur un principe qui ne soit pas uniquement accessible au moyen du témoignage. Ce nouveau discours permettait ainsi de corriger les poètes là où ils s’étaient laissé emporter par l’imagination. Ensuite, les nombreux désaccords de ses prédécesseurs étaient la preuve de la difficulté de l’entreprise. Empédocle semble avoir eu lui-même la conviction d’être incapable de faire mieux, du moins sans une aide venant d’en-haut. Mais il avait acquis la certitude que cette aide ne lui ferait pas défaut. Dans le même fragment, on le voit en effet restituer ce qui apparaît comme une réponse à sa prière :

Mais toi, courage ! Élance-toi aux cimes de sagesse !
De toutes tes forces connais chaque objet à son évidence,
Et non plus qu’à la vue n’accorde à l’ouïe créance ;
Non plus qu’à l’ouïe retentissante n’en donne
aux renseignements de ta langue ;
À aucun sens enfin, dans la mesure où il est
chemin vers le Connaître,
ne refuse ta confiance ; mais connais d’abord chaque objet
à son évidence.

Le chemin est divinement tracé. Il ne partira pas de l’étant tel qu’il se donne dans le discours, mais de l’observation sensible. Il s’agit néanmoins d’aller vers les « cimes de la sagesse », ce qui est une direction, et non la promesse d’y parvenir : car c’est d’un élan dont il est question ici, et donc d’un désir de sagesse. Mais pour cela, il ne faut négliger aucun sens. Il faut présupposer qu’ils ne sont pas trompeurs, et leur faire confiance. Il faut partir de l’évidence sensible. Ce point de départ ne s’impose pas de lui-même. Empédocle accepte donc d’obéir à un ordre venu d’en haut sans chercher à en rendre raison. La première conséquence est que l’étant un et continu de Parménide n’est pas ce dont on peut partir pour philosopher, car il échappe à toute perception sensible. La seconde conséquence est que la vérité du devenir ne peut plus être récusée : il arrive même que le mouvement des parties d’un élément comme l’eau soit perceptible non seulement par la vue, mais aussi par chacun des autres sens. Pour autant, Empédocle ne rejette pas Parménide. Il écrit au fragment 11 :

Les niais ! Leurs pensées restent sans profondeur :
ils croient au devenir de ce qui d’abord n’existait pas,
ou bien, qu’un être meurt et périt tout à fait.

Nous ne voyons jamais une chose provenir de rien ou disparaître sans rien laisser. Parménide avait donc raison lorsqu’il refusait le devenir à propos de l’être. L’étant n’est pas engendré, car il n’y a pas d’intermédiaire entre il est et il n’est pas. La voie de la nature n’est pas celle de la Révélation judéo-chrétienne où il est possible de concevoir une production ex nihilo [34]. Une comparaison avec l’art montre que les arbres, les hommes, les femmes et, de manière générale, l’ensemble des mortels, sont créés comme le sont des personnages en peinture, qui surgissent après que les peintres ont « malaxé de leurs mains des sucs de plusieurs couleurs » (frag. 23). Les êtres mortels, innombrables, surgissent quant à eux à partir des quatre Éléments mélangés en bonne proportion, et, quand ils disparaissent, leurs Éléments se dispersent. On observe ces parties de nature différente qui s’attirent ou se séparent. Empédocle en conclut qu’il existe deux forces contraires qui agissent en se succédant – l’Amour qui attire, et la Haine qui sépare (frag. 22). Il s’agit de principes d’un autre ordre que les Éléments. Ces derniers sont passifs, tandis que l’Amour et la Haine sont des principes actifs. On peut dire que « seuls les Éléments sont ! » (frag. 26), en ce sens qu’ils demeurent à jamais immuables à travers le cycle des transformations. Ils sont donc dans le temps : « à tour de rôle ils règnent dans l’enveloppant déroulement du Temps » (frag. 26.) Comme chez Héraclite, le temps concerne la totalité de ce qui existe, de ce qui a existé et de ce qui existera. Il est « immense » (frag. 16). Il est unique pour l’ensemble des mélanges et des dispersions élémentaires qui se produisent. Les êtres, ceux qui résultent d’un mélange, ont ainsi « une durée temporaire » (frag. 26). Mais parce que la « transformation permanente [des éléments] ne s’achève jamais » (frag. 26), le cours du temps se poursuit sans fin. Il n’a pas davantage commencé. Le Tout, dans lequel il n’y a pas de vide, est donc rythmé par le temps. Empédocle parle d’un cycle (frag. 26), l’Amour et la Haine régnant à tour de rôle (frag. 30), sans que cela n’implique un éternel retour comme chez les pythagoriciens. Car, selon Simplicius [35], au début du règne de l’Amour, les parties des animaux ont surgi au hasard. Elles forment alors des monstres qui ne sont pas viables : « beaucoup naissaient à deux visages, à deux poitrines opposées, fils de génisse à face humaine ; et d’autres au contraire, enfant d’homme à crâne de bovin, créatures moitié homme, moitié femme » (frag. 60). Puis, selon la reconstitution d’Aristote, dans le passage qui forcera l’admiration de Darwin à son égard, alors qu’il ne s’agissait que d’une reconstruction de la conception d’Empédocle à laquelle Aristote était tout à fait opposé, une forme de sélection naturelle se serait opérée à la faveur des êtres les plus aptes :

C’est donc là où tout s’est passé comme si les choses s’étaient produites en vue de quelque chose, que les êtres en question ont été conservés, étant, par le fait de la spontanéité, convenablement constitués. Quant à ceux pour qui il n’en a pas été ainsi, ils ont été détruits et continuent d’être détruits [36].

Platon

Avec Platon, la philosophie va connaître un changement de « navigation » (Phédon, 99d). On ne saurait ici en suivre tout l’itinéraire [37]. Il reste toutefois possible d’indiquer comment s’est opérée cette réorientation. Platon n’a jamais renié l’évidence sensible, bien au contraire. Elle constitue toujours le meilleur point de départ pour la philosophie (Théétète, 155d). Elle lui permet aussi d’établir une analogie avec l’intellect : car, pour lui, l’œil est au corps ce que l’intellect est à l’âme (République VI, 508d). Ainsi, puisque la vision oculaire présente en nous quelque similitude avec ce que nos yeux perçoivent – ce en raison de quoi nous pouvons avoir une certaine confiance en nos sensations –, il en va de même pour la vision de l’âme. Si donc je vois des choses singulières et changeantes, il est sûr qu’elles sont elles-mêmes singulières et changeantes en dehors de moi. De même, si je prends progressivement conscience du beau, non de ce qui est plus ou moins beau (ou de ce qui est beau, puis laid), mais de ce qu’est le beau en lui-même, je peux alors être sûr qu’existe en dehors de moi la beauté, « une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement » (Banquet, 210a-211c) et qui, pour cette raison, ne donne pas lieu à une opinion (elle aussi changeante), mais à un savoir, et donc à une évidence d’un ordre bien supérieur, au point que c’est au moment où l’homme contemple la beauté en elle-même que, selon Platon, « sa vie vaut d’être vécue » (Banquet 211d). Les réalités sensibles et les réalités intelligibles ne sont donc pas du même ordre, mais il existe un lien entre elles. La beauté en soi rayonne dans le monde sensible (Phèdre 250d), et les choses belles participent à la beauté intelligible, elles en sont des copies, sans quoi il serait faux de leur attribuer la beauté. Aucune belle action n’est la beauté en elle-même, mais on peut dire d’une action qu’elle est belle, ce qui est la preuve qu’elle a part à la beauté. Il en va de même pour ce qui est juste, bon, etc.

Le principal texte laissé par Platon au sujet du temps se trouve dans un passage du Timée, dont il serait naïf de nier la difficulté [38]. Platon s’interroge alors sur ce que les Grecs « appellent le temps ». Nous pouvons comprendre que, si nous devons le regarder selon son évidence, le temps est dépourvu d’évidence sensible. En effet, lorsque nous bornons notre regard aux mouvements les plus proches, il nous est impossible de dire quoi que ce soit à propos du temps, car celui-ci ne se laisse pas voir à travers des mouvements chaotiques. Pour rendre compte du temps dont parlent les hommes quand ils comptent, par exemple, les années, il faut, comme lorsqu’on veut saisir la véritable nature des choses, se tourner vers les Idées. Certes, elles ne sont pas elles-mêmes soumises à l’ordre du temps, mais l’ensemble des Idées forme le modèle de ce monde, et l’on peut concevoir que tout se passe comme dans l’art, où l’artiste produit une œuvre qui ressemble à son modèle. Quand il s’agit de produire le monde sensible, l’artiste devient alors un « père », « un démiurge », « un dieu » :

Or, quand le père qui l’avait engendré constata que ce monde, qui est une représentation des dieux éternels [les Idées], avait reçu le mouvement et qu’il était vivant, il se réjouit et, comme il était charmé, l’idée lui vint de le rendre encore plus semblable à son modèle [39].

Pour Platon, le monde sensible a commencé. Il a été engendré, et non pas créé ex nihilo. Mais le temps n’existe pas encore. La nécessité du temps ne vient donc pas du mouvement. On voit le « père » satisfait d’avoir engendré ce monde, mais il veut en quelque sorte l’élever. N’est-ce donc pas en créant l’homme que le monde aurait pu être porté à une plus grande ressemblance avec son modèle ? Non, cette plus grande ressemblance viendra du temps :

Comme [37d] effectivement ce modèle se trouve être un vivant éternel, le dieu entreprit de faire que notre univers aussi devienne finalement tel, dans la mesure du possible. Or ce vivant, comme il était éternel, il n’était pas possible de l’adapter en tout point au vivant qui est engendré. Le démiurge a donc l’idée de fabriquer une image mobile de l’éternité ; et, tandis qu’il met le ciel en ordre, il fabrique de l’éternité qui reste dans l’unité une certaine image éternelle progressant suivant le nombre, celle-là même que précisément nous appelons le « temps ».

Le modèle à partir duquel ce monde a été engendré est lui-même inengendré et incorruptible : néanmoins, il s’agit d’un être vivant, puisqu’il est ce qu’il y a de plus parfait, et que rien n’est plus parfait qu’un vivant. Ainsi, ce qui distingue le monde de son modèle réside dans le fait que ce dernier a une vie qui dure toujours. C’est en ce sens qu’il est éternel. Il s’agit donc d’introduire dans ce monde qui a été engendré une copie de l’éternité. Il est impossible de rendre éternel ce qui a commencé à exister. Mais est-il possible de le rendre semblable à l’éternel en fabriquant un ciel et un temps éternel ? En quoi consisterait une telle similitude ? Le temps est-il à l’éternité ce que le sensible est à l’intelligible ? Car, pour cela, il ne suffit pas d’attribuer le même nom au modèle et au temps. C’est en raison du nombre que forme le mouvement du ciel qu’une similitude avec l’éternité est produite. Car est éternel ce qui est toujours un et le même. Or le nombre est la multiplicité de ce qui est un et le même, à savoir le même mouvement du ciel qui à chaque cycle forme l’« année parfaite » (39d). À chaque cycle, c’est la même unité, la même « année parfaite », elle dure en se reproduisant, deux fois, trois fois, un certain nombre de fois. Le temps est donc ce nombre par lequel le ciel devient l’image de l’éternel. Mais alors que « le modèle est, de toute éternité, quelque chose qui est, le ciel sans discontinuer, d’un bout à l’autre du temps a été, est et sera » (38b). La différence est maintenue et ce, d’autant plus que Platon envisage la possibilité pour le ciel et le temps d’être dissous (ibid.) Ajoutons pour terminer que, dans la mesure où chaque planète décrit un mouvement circulaire, chaque planète – « le Soleil, la Lune et les cinq autres astres » (38c) – a son temps propre que l’on voit avec les yeux [40]. Ensemble, ils constituent le temps unique (38c-39e), un temps que l’on saisit avec l’œil de l’âme à partir de ce que voient les yeux du corps quand on regarde le mouvement des planètes.

Aristote

Aristote définit le temps comme « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur [41] ». En quoi cette conception est-elle différente de celle de Platon ? En quoi est-elle héritière des présocratiques, que le Stagirite désigne lui-même comme les « Anciens » ? Le temps apparaît dans nos pratiques du discours et dans l’expérience, et en premier lieu dans le langage ordinaire sur lequel Aristote réfléchit en logicien. En effet, « une action est dite longue du fait seulement qu’elle dure un temps long [42] », et il en va de même pour le mouvement. On parle alors du temps comme d’un nombre [43]. Sans doute, le Stagirite fait-il ici écho à la conception platonicienne qui cherchait également à définir ce que disent les Grecs quand ils parlent du temps. En d’autres cas, lorsque nous formulons une affirmation alors qu’il n’est pas question de dire le temps d’un mouvement ou d’une action, le discours fait néanmoins référence au temps. Le mot santé, par exemple, a une signification propre : il désigne un bon état du corps vivant. Mais lorsqu’on dit d’un homme qu’il est en bonne santé, au-delà de sa signification propre, le mot santé signifie le temps, à savoir un certain « maintenant (νῡν) [44] », celui de la présence de la santé dans un corps. En revanche, était en bonne santé ou sera en bonne santé ne signifient le temps que relativement à ce présent. Ainsi, le temps, tel qu’il apparaît premièrement dans nos énoncés, relève du maintenant. Dans ce cas, en quoi est-il un nombre ? D’ailleurs, Aristote hésite. Dans le lexique qu’il propose au Livre Δ de la Métaphysique, le temps n’est plus considéré comme une quantité. Il devient clair qu’on ne lui attribue la quantité qu’en raison du mouvement, et qu’il n’en va de même pour le mouvement qu’en raison des choses auxquelles ce dernier appartient. L’un et l’autre sont donc des « quantités par accident [45] », c’est-à-dire selon l’homonymie.

Le temps est lié à l’expérience du mouvement, en d’autres termes, au changement, au devenir, à la génération : « une quantité, une qualité, une relation, un temps, un lieu adviennent quand quelque chose leur est sous-jacent [46] ». Il semble ainsi que le temps puisse être engendré. Néanmoins, il n’est pas question d’un démiurge comme chez Platon – il s’agit simplement d’une donnée de l’expérience. Le terme grec est ποτὲ : il peut faire référence à « hier » ou à « l’an dernier [47] », c’est-à-dire au moment où un mouvement a eu lieu. Hier a commencé à exister, et il n’existe déjà plus. Aujourd’hui est un autre temps. Demain n’est pas encore arrivé. Et pour autant, Aristote réfute la thèse selon laquelle le temps est un mouvement. Car le fait est que tout mouvement a une vitesse : certains sont lents, d’autres rapides. Est rapide un mobile qui parcourt une grande distance en peu de temps. Dire du temps qu’il est rapide reviendrait alors à une contradiction, car il serait à la fois long et court [48]. Par ailleurs, et surtout, le temps est « de la même manière partout », affirme Aristote, et il concerne « toutes choses », ce qui n’est jamais vrai d’un mouvement, puisque tout ce qui est engendré se trouve ici ou là, mais jamais partout et toujours. Il faut donc les distinguer. Ποτὲ indique un rapport des mouvements particuliers au temps, le fait d’être mesuré par le temps, mais pas le temps lui-même. Toutefois, on ne saurait comprendre ce rapport sans connaître les termes mis en rapport, à savoir le temps et le mouvement, deux des principaux objets de la Physique.

Distincts selon l’essence, le temps et le mouvement sont uns dans l’existence. Il en va, semble-t-il, comme pour la surface d’un corps naturel. Celle-ci relève de la quantité en tant qu’elle est un continu selon deux dimensions, et de la qualité en tant qu’elle est l’extrémité d’un corps. Dans le cas de la surface, quantité et qualité sont donc clairement unes dans l’existence, mais deux selon l’essence. Le mouvement, quant à lui, est une entéléchie, c’est-à-dire un certain accomplissement, comme pour un réchauffement où la chaleur est déjà présente dans un corps, bien que ce corps tende à recevoir davantage encore de chaleur. Dans le cas d’un changement de lieu, cette entéléchie est la présence quelque part d’un mobile qui tend à être ailleurs. Le temps se confond avec cette présence (au sens d’être là). Cependant, il n’est pas pour autant un mouvement, à savoir « l’entéléchie de ce qui existe en puissance, en tant que tel [49] ». Le temps est défini selon ce qu’il y a d’antérieur et de postérieur au sein du mouvement. Il n’est pas question ici du passé et du futur, mais d’une autre forme d’antériorité et de postériorité. En effet, lorsqu’un mobile parcourt une surface, celle-ci dispose de parties distinctes selon l’antérieur et le postérieur, ce en raison de quoi Aristote dit de la grandeur, dont la surface est l’une des espèces, qu’elle est définie par la position. À ce niveau, est antérieure la partie qui est la plus proche du point de départ. Au niveau du mouvement, en revanche, l’antérieur et le postérieur se prennent dans un autre sens, car les parties du mouvement ne coexistent pas, contrairement à celles de la grandeur parcourue. Aristote les dit alors antérieures ou postérieures relativement à l’espace parcouru [50]. La question est de savoir pourquoi le temps doit être défini en fonction de l’antérieur et du postérieur dans le mouvement. L’originalité de la position d’Aristote réside dans le fait que le temps relève à la fois de la nature – en tant que l’existence du temps se confond avec celle du mouvement – et de la conscience.

En effet, le Stagirite admet à partir d’une sorte d’expérience de pensée décrite dans une « fable », que lorsque nos pensées ne changent pas, et que, endormis, nous ne percevons aucun mouvement, il n’y a alors plus de temps :

Si, donc, le fait de ne pas avoir conscience qu’il existe un temps s’ensuit pour nous quand nous ne distinguons aucun changement, mais que l’âme semble bien demeurer dans un « maintenant » unique et indivisible, et que, par contre, quand nous percevons et distinguons un changement, alors nous disons que le temps s’est écoulé, il est manifeste qu’il n’y a pas de temps sans mouvement ou sans changement [51].

S’il est question de conclure que le temps n’existe pas sans le mouvement ou sans le changement, il ne s’agit, dans le cas présent, que du mouvement dont nous avons conscience, ou du changement vécu au sein notre conscience. Ainsi, même en ne percevant aucun mouvement extérieur par le corps, il suffit d’un changement « dans notre âme » pour que du temps se produise [52]. Plus encore, le temps est constitué par l’âme. Il faut que lui soient donnés deux « maintenant » avec quelque chose entre eux, c’est-à-dire un certain mouvement, et que l’âme affirme qu’ils sont distincts selon l’antérieur et le postérieur [53]. Comment en serait-il autrement quand il est question d’une année ou d’un jour ? Un seul et unique « maintenant » ne suffit pas, tout comme il est impossible d’obtenir le segment d’une ligne sans saisir deux extrémités. La différence est que les deux extrémités d’un même segment coexistent, alors que les « maintenant » se succèdent. Seule l’âme peut les retenir ; or telle est l’autre condition pour que l’un soit antérieur et l’autre, postérieur. Le temps est donc une certaine détermination du mouvement par l’âme, laquelle constitue de ce fait un « nombre ». Ce nombre n’est pas une quantité discrète. C’est plutôt un complexe de relations, avec une relation au mouvement et à la grandeur parcourue d’une part, et à l’âme d’autre part. Néanmoins, le choix du mot nombre se trouve justifié, dans la mesure où il est question d’une unité dont le statut est d’être le principe d’un nombre obtenu par division, ou par addition [54]. Aujourd’hui, pour illustrer ce propos, nous ferions remarquer qu’une minute, c’est aussi 60 secondes, et donc une certaine multiplicité mesurée par l’unité, ce qui n’est pas sans rapport avec la notion de nombre utilisée dans les mathématiques grecques ; mais la minute n’est alors qu’un « nombre nombrable », tandis que 60 minutes, c’est-à-dire une heure, est un « nombre nombré [55] ». Notons que ce n’est pas sans embarras qu’Aristote soutient explicitement la thèse d’une dépendance du temps à l’égard de l’intellect humain [56].

L’enjeu majeur d’une telle conception est de fournir le fondement qui mène à la conclusion d’un monde éternel – c’est-à-dire sans commencement. On a pu estimer que Platon ne se servait pas de sa définition du temps [57]. Chez Aristote, au contraire, elle conduit non seulement à réfuter Platon, mais aussi, en dernière analyse, à poser l’existence d’un être comparable à un point, dont la puissance est infinie : « Or, assurément, écrit Aristote au terme de sa Physique, le premier moteur meut d’un mouvement éternel pendant un temps infini. Il est donc manifeste que n’ayant aucune grandeur il est indivisible et sans parties [58]. » Ainsi, pourquoi donc s’il est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur, le temps serait-il nécessairement éternel, c’est-à-dire sans commencement et sans fin ? Il n’existe du temps que le maintenant qui se confond avec l’entéléchie d’un mouvement, celui qui est le plus fondamental dans l’univers, puisqu’il n’y a qu’un seul et même temps partout. Or le maintenant est toujours à la fois terme du passé et commencement du futur :

En fait, si le temps est le nombre d’un mouvement ou une sorte de mouvement, puisqu’il y a toujours du temps, il est nécessaire que le mouvement lui aussi soit éternel. D’ailleurs à propos du temps, à part un seul, tous semblent avoir pensé de la même manière ; ils disent en effet qu’il est inengendré. Et c’est pour cela que Démocrite montre qu’il est impossible que tout ait été engendré, car le temps, dit-il, est inengendré. Platon seul le fait naître. En effet, il dit qu’il a été engendré en même temps que le ciel, et que le ciel a été engendré. Si donc il est impossible que le temps existe et soit pensé sans le « maintenant », et que le « maintenant » est une sorte de médiété puisqu’il renferme ensemble un début et une fin – le début du temps futur, la fin du temps passé –, il est nécessaire que le temps existe toujours. En effet, l’extrémité du dernier temps saisi sera dans l’un des « maintenant » (car il est impossible de prendre quelque chose dans le temps sinon le « maintenant »), de sorte que, puisque le « maintenant » est à la fois commencement et fin, il est nécessaire qu’il y ait toujours du temps de part et d’autre de lui. [59]

La question est de savoir pourquoi Aristote envisage comme étant vrai le fait que le maintenant soit toujours un principe et une fin. Selon son indication, cela viendrait de la définition du temps. Nous pourrions peut-être reconstruire le raisonnement comme suit : si nous posons, au contraire, qu’il y a un maintenant qui n’est que principe, autrement dit un commencement temporel, nous tombons dans une contradiction. Car le principe du temps est proprement ce avant quoi il n’y a pas de temps. Pour le poser, il faut donc se représenter quelque chose qui lui est antérieur. Or tout ce qui est antérieur à un maintenant est un certain temps. Il y aurait donc du temps avant le commencement du temps, ce qui est absurde. Mais puisque le temps est la propriété du mouvement, il faut aussi que le mouvement soit éternel (ἀΐδιος). « C’est pourquoi, conclut Aristote, il est meilleur de dire comme Empédocle, et quiconque d’autre a soutenu la même thèse que lui, que le tout est alternativement au repos et de nouveau en mouvement [60]. » Il reste qu’à ses yeux la conception d’Empédocle « ressemble plutôt à une fiction [61] », sans doute parce qu’il lui manquait une définition du temps.

Trois brèves remarques conclusives

Première remarque : il est maintenant clair que Thalès a su convaincre du fait qu’il existe une « sagesse » du temps qui « découvre » tout [62]. Elle est ce qui a rendu possible la philosophie grecque, chacun prenant appui sur ses prédécesseurs. Ainsi Aristote, qui fut le premier à faire un traité sur le temps, est d’abord un héritier.

Deuxième remarque : Aristote ne croit pas à un progrès de la philosophie. Pour lui, il existe des signes que les choses ont déjà été « découvertes » par la philosophie en des temps antérieurs, et que ces « découvertes » se sont maintes fois perdues : « puisque selon toute vraisemblance chaque art et chaque philosophie ont, autant que possible, été découverts à plusieurs reprises et de nouveau été perdus, ces antiques opinions [selon lesquelles par exemple le divin enveloppe la nature], tels des vestiges, ont été conservées jusqu’à nos jours [dans les mythes] [63] ». La philosophie est donc sans cesse menacée de se perdre. Mais à chaque fois qu’elle se perd, elle se laisse avec le temps à nouveau découvrir. Y a-t-il plus forte conviction dans la « sagesse » du temps ?

Troisième remarque : les épicuriens, les stoïciens et Plotin ont eux aussi tiré bénéfice de la « sagesse » du temps. Selon Épicure, puisque le temps n’est pas seulement lié au mouvement, mais aussi à son absence (le repos), son unité ne peut venir du mouvement le plus fondamental de l’univers [64]. Pour les Stoïciens, le monde n’est pas éternel, il a une genèse et une fin comme tout être vivant ; mais puisque ni Dieu ni la matière primordiale ne disparaissent, il se reforme sans cesse. C’est la thèse de l’éternel retour que Zénon de Citium a poussée jusqu’au point d’affirmer le retour des mêmes hommes et des mêmes actions [65]. Pour eux, le temps n’est pas un nombre, pas plus que pour Plotin qui critique à la fois les conceptions stoïciennes et la conception aristotélicienne du temps dans son traité Sur l’éternité et le temps (Ennéade III, 7 [45]) [66]. On lui laissera le dernier mot, qui constitue en quelque sorte le point d’orgue de la sagesse des anciens, et préfigure un saint Augustin :

Lorsque nous disons que l’éternité et le temps sont différents l’un de l’autre et que l’un appartient à la nature perpétuelle, tandis que l’autre – le temps – appartient à ce qui est en devenir et à notre univers, nous croyons que, par là même, et pour ainsi dire grâce à leur saisie immédiate par la pensée, nous avons alors de nous-mêmes en nos âmes une impression claire de ces choses que nous ne cessons d’évoquer dans nos discours et de nommer en toutes occasions. Pourtant, quand nous essayons d’en approfondir l’examen et, en quelque sorte, de nous en rapprocher, nos pensées retombent dans l’embarras ; chacun de nous se rallie alors à l’une ou l’autre des différentes assertions des anciens relatives au temps et à l’éternité, en les interprétant le cas échéant de manière différente ; nous nous en tenons là, et quand on nous interroge, nous estimons qu’il suffit de rappeler l’opinion de ces grands auteurs. Ainsi satisfaits, nous nous abstenons de pousser plus avant notre recherche sur ces notions. Certes, nous devons admettre que certains de ces antiques et bienheureux philosophes ont découvert la vérité ; mais quels sont ceux qui l’on le mieux atteinte, et comment pouvons-nous nous-mêmes en avoir quelque compréhension, c’est ce qu’il convient d’examiner [67].

Emmanuel Brochier, Maître de conférences à l’IPC - Facultés libres de Philosophie et de Psychologie (Paris). Directeur des études. Recherches sur la métaphysique, les philosophies de la nature et les pratiques scientifiques. Membre associé du Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie (UMR 7117 CNRS).

[1] « σοφώτατον χρόνος · ἀνευρίσκει γὰρ πάντα » (Thalès, selon Diogène Laërce I, 35).

[2] Bernard Mabille, « Les « acolytes » du temps à partir d’une lecture d’Aristote », dans Alexander Schnell (dir.), Le temps, Paris, Vrin, 2007, p. 9-34. Voir aussi Rémy Lestienne, Les Fils du temps. Causalité, entropie, devenir, Paris, CNRS éditions, 2007, p. 23-27 ; Hervé Barreau, La Construction de la notion de temps, thèse, Paris, 1982.

[3] Selon l’expression d’Alexandre Koyré (1948).

[4] Geoffrey E.R. Lloyd « le temps dans la pensée grecque », dans Claude Larre, Raimundo Panikkar, Alexis Kagame ... [et al.], Les cultures et le temps. Études préparées pour l’Unesco, Paris, Payot-Presses de l’Unesco, 1975, p. 135-170.

[5] Paul Ricœur, « Introduction », dans Cl. Larre, R. Panikkar, A. Kagame ... [et al.], ibid., p. 19-41.

[6] Voir aussi Jean-Marc Luce, « Homère, les sanctuaires et le temps », Gaia. Revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, (13) 2010, p. 9-55.

[7] « Le mot chronos, qui désigne [le temps], n’est jamais le sujet d’un verbe chez Homère ; et il n’apparaît pas une seule fois chez Hésiode » (Jacqueline de Romilly, Le Temps dans la tragédie grecque : Eschyle, Sophocle, Euripide, Paris, Vrin, 20092, p. 12).

[8] « Homère méritait d’être chassé des concours à coups de bâtons » (Vies et doctrines des philosophes illustres, IX,1). Toutes les traductions d’Héraclite sont de J.-F. Pradeau.

[9] In Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 2.

[10] In Plutarque, Vie de Camille, 19, 3, 138a [DK B106 / M 59].

[11] In Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, I ; également présente chez Clément, Stromates, I, 93, 9.

[12] In Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 5.

[13] In Clément, Stromates, I, 93, 9.

[14] In Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 126-134.

[15] Ibid.

[16] In Simplicius, Commentaire sur la Physique, 887, 1.

[17] In Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 8.

[18] Voir Clément, Stromates, I, 104, 1-3.

[19] In Aristote, Métaphysique, K, 10, 1067a1-5

[20] « ξυνὸν ἀρχὴ καὶ πέρας » (Porphyre, Questions homériques ; sur l’Iliade, XIV, 200 [DK B103 / M 34]).

[21] In Clément, Stromates, I, 104, 1-3.

[22] Voir note 1.

[23] « κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν » (Simplicius, Commentaire sur la Physique, 24, 13 [DK B1]).

[24] Voir Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard, 2004, p. 25-31.

[25] Voir Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, présenté, traduit et commenté par B. Cassin, frag. V, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 75.

[26] Voir ibid., frag. III, p. 79.

[27] Ibid., frag. VII, p. 85.

[28] « Comment pourrait-il exister par la suite comme étant, comment pourrait-il l’être devenu, puisque s’il est devenu, c’est qu’il n’est pas, pas plus que si un jour il doit être ; voilà que la naissance est éteinte avec le trépas qu’on ne peut apercevoir. » (Ibid., frag. VIII, 20, p. 87).

[29] Ibid., VIII, 5, p. 85. Dans un excellent ouvrage, R. Sorabji distinguait huit interprétations différentes de ce vers, voir Richard Sorabji, Time, Creation & The Continuum, London, Duckworth, 1983, p. 98-106.

[30] Parménide, Sur la nature, op. cit., VIII, 37, p. 229.

[31] Barbara Cassin, « Glossaire : Temps », dans Parménide, Sur la nature, op. cit., p. 229.

[32] Ibid., frag. VII et VIII, 40, p. 89.

[33] Empédocle, De la nature, trad. J. Biès, dans Jean Biès, Empédocle. Philosophie présocratique et spiritualité orientale, Paris, éditions Almora, 2010, p. 121-151.

[34] Voir Paul Clavier, Ex Nihilo. Vol. 1 : L’introduction en philosophie du concept de création, Paris, Hermann, 2011.

[35] Simplicius, Commentaire sur la Physique, 371, 33.

[36] Voir Aristote, Physique II, 8, 198b29-32 ; trad. P. Pellegrin.

[37] Par exemple, sur le rapport de l’être au temps, voir Walter Mesch, « Être et temps dans le Parménide de Platon », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 127/2 (2002), p. 159-175.

[38] Voir Rémi Brague, Du temps chez Platon et Aristote, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 11-71.

[39] 37c, trad. Luc Brisson.

[40] Rémi Brague, Du temps chez Platon et Aristote, op. cit., p. 62.

[41] Aristote, Physique, IV, 11, 219b1-2 ; trad. P. Pellegrin. Pour une mise à jour en langue française sur la question du temps chez Aristote, voir Jean-François Balaudé et Francis Wolff (dir.), Aristote et la pensée du temps, Nanterre, Université Paris X, 2005.

[42] Aristote, Catégories, 6, 5b2-3 ; trad. Richard Bodéüs.

[43] Ibid., 5a23-36.

[44] Aristote, De l’interprétation, 3, 16b6-10.

[45] Aristote, Métaphysique, Δ, 13, 1020a26 sq. ; trad. R. Bodéüs et A. Stevens.

[46] Aristote, Physique, III, 190a34-35 ; trad. Pierre Pellegrin.

[47] Aristote, Catégories, 4, 2a2.

[48] Voir Aristote, Physique, IV, 10, 218a13-18

[49] Ibid., III, 201a10-1 ; trad. H. Carteron.

[50] Ibid., IV, 219a14-18.

[51] Aristote, Phys., IV, 11, 218b29-219a2.

[52] Ibid., 219b4-6.

[53] Aristote, Phys., IV, 11, 219b25-29.

[54] Aristote, Phys., III, 7, 207a33-207b15.

[55] Ibid., IV, 219b5-9.

[56] Ibid., 223a16-29.

[57] Voir Rémi Brague, Du temps chez Platon et Aristote, op. cit., p. 32.

[58] Aristote, Phys., VIII, 10, 267b24-26. Voir aussi ibid., VIII, 1, 251

[59] Aristote, Phys., VIII, 1, 251b 19-28.

[60] Ibid., 252a12-21.

[61] Ibid., 252a5.

[62] Voir note 1.

[63] Aristote, Métaphysique, Λ, 8, 1074b10 sq., trad. F. Baghdassarian (Paris, Vrin, 2019).

[64] Voir Pierre-Marie Morel, « Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 127/2 (2002), p. 195-211.

[65] Voir Jean-Baptiste Gourinat, « Éternel retour et temps périodique dans la philosophie stoïcienne », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 127/2 (2002), p. 213-227.

[66] Voir Monique Lassègue, « Le temps, image de l’éternité chez Plotin », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 107/2 (1982), p. 405-418.

[67] Ennéade III, 7 [45], § 1, l. 1 sq. ; trad. Matthieu Guyot sous la direction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau (Flammarion, Paris, 2009).

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