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La vie du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus. (Mgr Guy Gaucher)

Cerf – Editions du Carmel, 2007, 368 p.
Jacques-Hubert Sautel

Après sa biographie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, parue au Cerf en 1982, Mgr Gaucher nous offre cette année une nouvelle vie carmélitaine, celle d’un disciple de la « petite Thérèse », Henri Grialou de son nom d’état civil, né en 1894, mort en 1967, et dont la cause de béatification a été introduite le jour de Pâques 1985.

L’ouvrage s’organise de manière limpide en trois chapitres, dont le premier relate les années de jeunesse (1894-1922), le second décrit les débuts dans la vie religieuse (1922-1937), et le troisième retrace l’apogée et la fin d’une existence entièrement dévouée à Dieu et récompensée par de hautes grâces d’intimité avec le Seigneur. La longueur de chaque chapitre n’est pas proportionnée à la durée de la période décrite, puisque jeunesse et maturité occupent un nombre de pages comparable (64/70 pages), pour une durée divisée par deux (28/15 ans), tandis que le dernier chapitre s’étend longuement (128 pages pour 30 années) : c’est dire l’importance accordée à la période de la vie religieuse, pour laquelle les documents devaient aussi être les plus abondants.

De la première partie, intitulée « De la naissance au sacerdoce », on retient la dureté des épreuves qui ont marqué l’enfance puis la jeunesse d’Henri Grialou. Deux épreuves sont à mentionner particulièrement : le décès soudain du père, alors qu’il n’a que dix ans, et qu’un frère et deux sœurs restent avec lui à la charge de la maman ; la grande Guerre, qu’il fera comme séminariste-soldat, en participant activement à de très nombreuses opérations et recevant plusieurs blessures sérieuses. Ces épreuves révèlent des qualités exceptionnelles : outre une robustesse physique et psychique donnée par la nature et une droiture morale qui résulte d’une solide éducation chrétienne, on peut noter la discipline de travail et de prière, l’amitié spirituelle avec la petite Thérèse — qui commence lors de ses 14 ans, par la lecture d’une brochure sur la vie et quelques écrits de la future sainte —, et enfin la capacité à conduire des hommes, aussi bien dans l’âpreté du front entre soldats que dans les relations avec les camarades, collégiens, petits puis grands séminaristes. Un grand courage physique, une compassion vive pour les blessés, un discernement aigu du bien et du mal sont les fruits évidents de cette jeunesse marquée par des temps difficiles.

La vocation carmélitaine, aussi soudainement révélée au jeune séminariste durant ses dernières années d’études qu’elle avait été longuement préparée par l’amitié avec Thérèse de Lisieux, fait de son sacerdoce, reçu le 4 février 1922, une rupture beaucoup plus brutale — même si elle apparaît vite féconde — que celle de ses amis séminaristes. C’est en effet dans une totale incompréhension et de grandes souffrances que sa mère, dont il était resté proche, a appris cette nouvelle vocation, tandis que sa jeune sœur Berthe, dont il est le parrain de baptême, lui a confié depuis quelques mois une vocation analogue. Le jeune religieux vivra ses années de formation et de maturité dans plusieurs carmels successivement, ce que relate le chapitre 2, sobrement intitulé « Le carme (1922-1937) ». Il prend le nom de Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, en témoignage de fidélité à la petite Thérèse et à l’une de ses « mamans spirituelles », la Mère Marie-Eugène du Carmel de Rodez.

Ces années marquent l’épanouissement des qualités humaines du jeune carme, dans un étonnant équilibre entre vie active et vie contemplative. Tout d’abord, c’est la progression d’une « carrière » dans l’ordre du Carmel, qu’il n’a certes pas cherchée, mais qu’il assume pleinement : novice à Avon, conventuel (simple religieux) à Lille, supérieur avec le titre de « vicaire » au Petit Castelet (sorte de petit séminaire carmélitain situé près de Tarascon), prieur à Agen, puis à Monte Carlo. Ensuite, c’est le déploiement d’un vigoureux et fructueux apostolat, aussi bien à l’intérieur de l’ordre (innombrables prédications dans les couvents, direction de la revue Carmel) qu’à l’extérieur (conférences données à Marseille devant un public d’intellectuels, dont les philosophes Jacques Paliard et Gaston Berger). Enfin, c’est la constitution progressive du groupe « Notre-Dame de Vie », autour de trois jeunes femmes, directrices d’une école marseillaise (cours Notre-Dame de France) : une initiative profondément originale, qui tient de la vie religieuse les trois vœux prononcés par les membres du groupe et la vie quasi-monastique menée, plusieurs mois par an, dans un bâtiment situé à Venasque (Vaucluse), — mais qui tient aussi de la vie séculière l’existence dans le monde, avec des tâches professionnelles précises, le reste de l’année. Cette initiative est née de la prière du Père et du fruit de ses conférences « grand public » , les contours n’en sont pas encore achevés dans les années 20 et 30 du siècle dernier.

À lire le récit de ces multiples occupations, on est saisi par caractère presque miraculeux de l’équilibre d’une vie religieuse si généreusement « dépensée ». Il nous semble que la raison de cet équilibre peut être trouvée dans une immense disponibilité à l’Esprit Saint, avec son corollaire le plus ingrat et le plus concrètement repérable, l’esprit d’obéissance : chaque fois que son intuition créatrice semble aboutir, le Père est appelé, par une nomination nouvelle, à laisser apparemment en friche l’œuvre ébauchée là où il se trouve. Ainsi à Lille, il aspire à une année de solitude après de durs combats : il est nommé au Petit Castelet. Lorsque, vicaire au Petit Castelet, il entrevoit la réalisation du projet de « Notre-Dame de Vie », il est nommé à Agen… Chaque fois il se soumet à l’ordre qu’il reçoit et par suite de son abandon à la volonté divine et de sa prière, son œuvre progresse autant que s’il avait été présent. C’est ce qu’exprime éloquemment une simple phrase, placée en exergue du troisième chapitre : « L’Esprit Saint m’a toujours contrarié, mais en mieux »…

Ce troisième chapitre, intitulé « Définiteur et fondateur », retrace les nombreuses péripéties des trente dernières années de la vie du P. Marie-Eugène, ballottées entre les missions au plus haut degré de la hiérarchie religieuse d’une part — « définiteur général », c’est-à-dire assistant du supérieur général de l’Ordre, et même vicaire général après la mort subite de ce dernier, puis provincial des carmes d’Avignon-Aquitaine — et d’autre part les initiatives au service de la maturation et de la croissance du groupe « Notre-Dame de Vie », avec de nombreux voyages au Canada et en Extrême-Orient (Philippines).

Deux aspects s’imposent dans l’œuvre pastorale de ces années. Tout d’abord la réunification des carmels de France, qui étaient divisés, depuis l’introduction de l’ordre en France (XVIIème s.), en carmels bérulliens et carmels de l’Observance. Cette querelle de famille très douloureuse, qui avait ému le Père dès son entrée au noviciat, trouve sa solution, notamment grâce à sa persévérance, son humilité et sa charité, en deux étapes : le don à tous les carmels des nouvelles constitutions (rédigées en 1926) par un décret de la Congrégation romaine des religieux datant de 1936 ; l’organisation de la Fédération des carmels français, approuvée par Rome en 1955 et mise en place en 1958. La réussite de cette réunification semble nous livrer deux enseignements, si nous voulons œuvrer pour l’unité ecclésiale : la nécessité d’une volonté tenace de réconciliation et l’acceptation des délais (dizaines d’années) nécessaires pour sa réalisation, l’une et l’autre étant soumises à la volonté de Dieu.

Ensuite, le développement du groupe « Notre-Dame de Vie », fruit d’une intuition originale du Père, fait peu à peu de ce groupe le modèle d’un nouveau type de consécration à Dieu et de développement du baptême chrétien. Le Père Marie-Eugène montre ici particulièrement une pleine entente spirituelle avec l’Église de son temps, celle de Pie XII, celle de Vatican II. C’est en effet Pie XII qui promulgue en 1947 la constitution Provida Mater Ecclesia, laquelle reconnaît une nouvelle forme de vie consacrée celle des Instituts séculiers : « Notre Dame de Vie » devient l’un des premiers de ces instituts, érigé comme tel le 15 août 1948. Et c’est le concile de Vatican II qui produit la Constitution Lumen Gentium, promulguée par Paul VI le 21 novembre 1964, document qui met en lumière, dans son chapitre 5, l’appel universel à la sainteté dans l’Église ; de ce texte, le Père fera, quelques semaines plus tard, un commentaire remarquable, à l’occasion de l’engagement des premiers prêtres et séminaristes dans son Institut. Il faut rappeler ici que le sacerdoce des prêtres est un service ecclésial, auquel peut se rajouter une consécration de type religieux, qui a en vue la perfection personnelle à laquelle tout chrétien aspire par sa vocation baptismale. Le Père définit ainsi la naissance de son Institut séculier : « naissance d’un groupement dont les membres se proposent, non seulement de réaliser leur perfection chrétienne et sacerdotale, mais de porter témoignage de cette tendance à la perfection, de cette obligation de la perfection et de sa réalisation, dans le monde et dans le milieu sacerdotal » (p. 246). On mesure mieux, à lire ces lignes, l’actualité de la pensée et de l’œuvre du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus pour l’évangélisation de notre monde.

Ce riche ouvrage se termine par de nombreux annexes relatifs à la personne du Père (extraits de ses écrits ou paroles, témoignages, chronologie, généalogie) ou à son œuvre (bibliographie, panorama de l’Institut « Notre Dame de Vie », cause de canonisation et enfin un utile petit lexique). On ne peut que recommander sa lecture, pour l’information précise qu’il fournit sur cette remarquable personnalité du siècle dernier, et pour les pistes qu’il nous trace, à sa suite, dans le chemin qui conduit à Dieu par Jésus.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

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