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Le concile de Chalcédoine et l’embryon

Alain Grau
En écho aux réflexions de Vincent Bourguet, sur l’existence de chaque homme comme personne, dans notre précédent numéro consacré aux Questions de Bioéthique, Alain Grau propose de reprendre la question de la définition de la personne humaine, sur nouveaux frais, à partir des affirmations du concile de Chalcédoine, quitte à ébranler quelques certitudes de l’anthropologie philosophique. L’inversion opérée par l’auteur de la hiérarchie entre nature et personne, et la redéfinition de l’identité humaine sous l’angle d’un radical inachèvement constituent des questions décisives mais complexes. Ces propositions n’ont d’autre but que d’ouvrir un débat, auquel nos lecteurs doivent se sentir libres de participer.


La bioéthique pose aujourd’hui à nouveaux frais le problème de l’être humain. Formellement, il s’agit de savoir si ce qui deviendra un homme est, dès le commencement, déjà un homme, ou s’il devient un homme seulement à partir d’un certain stade de développement. Les paramètres à considérer sont relativement simples. Il s’agit somme toute d’agencer correctement les concepts d’humanité (ce que c’est que d’être homme : corps animé, âme incarnée, chair et esprit), de personne (tout homme est-il une personne ?), de nature humaine (peut-elle subsister indépendamment de toute individuation personnelle ?), et enfin, du problème de l’individuation, qui peut être traité sur divers plans : génétique, psychologique, éthique, ontologique, etc. Selon la manière dont ces différents paramètres seront noués ensemble et les uns par rapport aux autres, nous obtenons diverses configurations d’intelligibilité de l’embryon. Divers principes d’ordre métaphysique ou éthique, qui sont autant d’arguments pour ou contre l’existence d’un homme à tel ou tel stade de son développement, président à ces agencements en leur donnant leur coloration propre.

Cependant, il existe une sorte d’angle de vue commun à toutes ces configurations intellectuelles possibles : quelle que soit la signification que l’on donne aux termes d’ « homme » et de « personne » – et l’amplitude de variation des définitions est grande – c’est toujours à partir d’un savoir sur l’homme et la personne antérieurement constitué que la question du statut de l’embryon est posée. Celle-ci, comme question, relève de l’anthropologie, dont elle est une sorte d’application pratique. Une casuistique de plus en plus étendue peut permettre de préciser toujours mieux la pré-compréhension de l’humanité qui préside aux questions éthiques. Il est toujours possible d’évaluer la pertinence, la cohérence, les enjeux éthiques, philosophiques ou théologiques de tel ou tel savoir anthropologique, mais il est clair qu’une telle évaluation met en jeu, à son tour, un savoir de même type, autre certes quant à ses critères d’élaboration, mais de même nature. Somme toute, l’homme est toujours déjà connu, et l’on sait toujours ce que c’est que d’être une personne. Qu’un tel savoir soit nécessaire semble être une évidence, sinon un truisme : comment pourrions-nous donner un statut à l’embryon si nous ne savons pas, d’abord, ce que c’est que d’être homme ? Mais cette préséance de l’anthropologie sur la question qui lui est posée par la bioéthique va-t-elle si évidemment de soi ?

D’une manière plus nuancée, il est possible d’ajuster un tel savoir anthropologique a priori au problème de l’embryon en acceptant, méthodologiquement, un choc en retour critique qui recompose ce savoir. Cependant, le problème de fond subsiste. Le savoir sur l’homme auquel nous parvenons est encore le savoir d’un objet, l’homme, dont nous supposons qu’il entre dans le champ de ce qui est pensable, et même connaissable. Mais peut-il en être autrement ? Ici encore, nous sommes en face d’une évidence qui paraît incontournable. Cet homme, nous le sommes toujours déjà, et rien n’est plus évident que l’existence personnelle, dès lors qu’il y a un homme, car c’est précisément en nous pensant homme que nous pensons l’homme, tout homme. Qu’il soit en genèse ou non ne fait que déplacer le centre de gravité du problème, sans en changer épistémologiquement les données.

« Vraiment homme » : qu’est-ce à dire ?

De Jésus, nous professons qu’il est « vrai Dieu né du vrai Dieu », et qu’il « s’est fait homme ». Il est vraiment Dieu, d’où les problèmes trinitaires. Et il est aussi vraiment homme, parfaitement homme. Or :

Nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et le même vraiment homme […] un Christ ne se fractionnant ni ne se divisant en deux personnes, mais un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe… (Concile de Chalcédoine, 451, Définition de foi, Denzinger 301-302)

Ce qui est directement affirmé par le Concile, c’est qu’il n’y a pas de « personne » humaine dans le Christ, puisqu’il ne se divise pas en deux personnes.

L’on atteint ici ce qui doit inquiéter la pensée. Vraiment homme et privé de l’existence personnelle — désigne-t-on ici une contradiction dans les termes, ou un authentique problème ? L’on peut, et l’on a pu, disqualifier les termes classiques de la question au nom d’une fidélité plus grande à dire ce que l’homme est. Nier d’un homme qu’il soit personne humaine, dit-on avec les apparences du plus incontestable droit théorique, revient à nier purement et simplement qu’il soit homme. Une nature humaine qui n’existe pas personnellement serait un monstre théorique. Ceci est obvie – mais ceci n’est obvie que si (et seulement si) la certitude sur l’humanité de l’homme nous est totale et évidente avant le kérygme et la confession christologique. Il est intellectuellement scandaleux qu’on prétende attribuer la « véritable humanité » à un homme, Jésus de Nazareth, en refusant qu’il soit personne humaine. Mais qu’en est-il en fait de la personne de l’homme ? Et qu’en est-il de l’humanité de l’homme, si l’on attend, méthodologiquement, en mettant entre parenthèses toute autre certitude, que le mystère du Christ nous décèle l’homme exemplairement humain ? [1]

Il faut d’emblée évacuer deux interprétations possibles de l’énoncé dogmatique, liées l’une à l’autre, qui ont toute deux pour effet de gommer le scandale chalcédonien.

D’une part, nous ne sommes pas en face d’un néo-apollinarisme [2]. La Personne du Fils n’a pas pris la place de la personne humaine en Jésus. Jésus est bel et bien un homme complet (perfectus homo), il l’est vraiment, totalement, parfaitement. Tout ce qui relève d’une authentique humanité est pleinement assumé. Mais alors, comme seul ce qui est assumé est sauvé, seule la « nature » humaine est sauvée. Pas la personne, puisque c’est précisément ce que le Fils n’a pas assumé. Donc ni vous ni moi ne sommes sauvés, personnellement. Sed contra  : le Fils de Dieu « m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). Est-ce à dire que la notion de « personne » humaine n’a aucun sens, aucune consistance ontologique ? N’est-elle, finalement, qu’un synonyme de la « personnalité » (ce dont Jésus n’est pas dénué, c’est le moins que l’on puisse dire !) ?

D’autre part, tenir compte de l’aporie précédente ne nous obligerait-il pas à prendre le terme de « personne » en un sens analogique ? Pour ne pas succomber dans une autre aporie, il devient alors nécessaire de partir du principe que « personne » signifie deux réalités ontologiquement distinctes selon que l’on se place du point de vue théologique (trinitaire), ou bien du point de vue philosophique et/ou anthropologique. Si tel est le cas, il existe une sorte de « dénivellation » infinie entre les deux acceptions du concept de « personne », et nous ne pouvons pas éviter, dans un premier temps, de dénier à la personne humaine toute consistance ontologique. Cela nous obligerait en fin de compte à penser que nous sommes fils de la Trinité en qui notre « nature » seule – mais non notre personne – se trouve assumée, comme le pense saint Thomas [3], de sorte que le salut ne consiste pas à devenir, personnellement, par grâce, ce que le Fils est en propre : être fils du Père. Dans cette optique (thomiste), ce que le Fils est en propre, être le Fils précisément, est incommunicable, puisqu’il s’agit d’une détermination liée à sa « personne ». Par conséquent, dans un deuxième temps, en voulant fonder le respect absolu dû à tout homme sur le fait qu’il est une « personne », nous n’aurions affaire en réalité qu’à une chimère. Seule la nature humaine en moi serait alors digne de respect, mais non pas moi qui n’en suis, somme toute, qu’un représentant. Ce qui était la position de Kant [4], qui, soit dit en passant, se révèle, en l’occurrence, curieusement thomiste.

Fausses réponses

Ces deux interprétations possibles sont en réalité deux tentations de l’intelligence :

Au nom de l’individu humain, faut-il « disqualifier les termes classiques de la question » ? Curieusement, nombre de christologies contemporaines partent de ce principe. Faisant fond sur le principe de l’analogia entis, mais renversée, la notion de « personne » est immédiatement comprise comme n’étant pas univoque. Elle désigne soit une réalité trinitaire, à la limite de toute intelligibilité rationnelle [5], soit ce qui désigne le fond le plus singulier, le plus intime et donc le plus précieux de ce que la modernité a découvert : la « personne », dont il faut ajouter, pour bien marquer la différence, qu’elle est « humaine ». Par contrecoup, il convient alors de relativiser l’énoncé Chalcédonien, l’ « interpréter » en fonction de cette donnée anthropologique moderne qui semble absolument incontournable. Le « vraiment homme » de la définition christologique enveloppe donc la « personne » (humaine) dans sa constitution ontologique. Mais, même s’il faut a priori créditer ces christologies d’une parfaite orthodoxie et donc les laver de tout soupçon de nestorianisme [6], s’est-on vraiment dégagé de l’emprise de Chalcédoine ? Ne s’est-on pas contenté, chichement, de reconduire la question un cran au-delà ? L’anthropologie moderne y trouve son compte, mais la question de l’unité hypostatique demeure, entière. Et par conséquent, celle de la « personne » (humaine).

Toujours au nom de l’individu humain découvert par la modernité, ne faut-il pas aller plus loin, et disqualifier la question elle-même ? L’union hypostatique ne viserait que la nature humaine. Ainsi, en regardant Jésus, nous apprenons ce que c’est que de vivre en homme, ce qu’est l’humanité que nous portons tous et chacun. Il en est l’exemple parfait de ce que nous sommes appelés à devenir. Dans ce cadre, les catégories chalcédoniennes n’ont plus à être interprétées. À chacun de nous de se modeler sur Celui qui, parce qu’il est Dieu, est à même de nous découvrir l’homme. Dans cette perspective, la question de la « personne » devient une fausse question, une question sans objet.

Derrière tout cela, transparaît une option métaphysique qui se donne comme évidente : l’humanité, ou la nature humaine, a une consistance ontologique comme telle, et elle est connaissable comme telle, quels que soient les points de vue épistémologiques qui mènent à une telle connaissance. Cette nature nous est connue à partir de sa manifestation phénoménale (et pas seulement empirique), elle peut être décrite adéquatement par quantité de disciplines, théologie comprise [7]. Le fait que cette nature ne nous apparaît toujours que comme individuée, singulière, comme « personne », fait intrinsèquement partie de la définition liminaire de la nature humaine. Pour le dire autrement, la nature humaine relève de l’ontologie, la « personne » des déterminations ontiques nécessaires. Si nous voulons qu’un étant — Jésus ou l’embryon — relève de l’humanité, à nous d’avoir de celle-ci une définition qui permette d’en soutenir le propos. Hélas, nous sommes alors dans la configuration du lapin sortant du chapeau du prestidigitateur. S’il en sort, c’est, qu’au préalable, on l’y a mis.

Or c’est cette option métaphysique, précisément, que Chalcédoine rend intenable, si du moins nous voulons penser le « vraiment homme » d’une façon qui soit profondément catholique.

Vérité et perfection de l’homme Jésus

La difficulté n’est donc pas de penser l’homme, in recto, et la « personne », in obliquo, mais l’inverse. C’est cela qui est au plus haut point inquiétant. Car penser la « personne » in recto, oblige à inverser le rapport soi-disant ontologique qui la lie à la nature humaine. Dans quelle mesure est-il possible d’en faire le socle ontologique d’une intelligibilité de l’homme, ou de la nature humaine qui deviendrait alors seconde et comme inessentielle ? Mais dans ce cas, de la « personne » (humaine), que savons-nous, sinon que le Christ, vrai homme, en est dépourvu ?

De fait, conserver la prééminence ontologique de la nature humaine sur la « personne » ne peut qu’être infidèle à l’énoncé chalcédonien : si Jésus, dans l’unité de la Personne du Fils, est homme en toute vérité, il est possible de considérer, naïvement, que l’humanité vraie, telle qu’il nous la révèle, excède toujours sa manifestation ontique dans les pauvres créatures pécheresses que nous sommes. Nous rejoindrions ainsi un des traits les plus saillants du christianisme qui proclame le caractère universel, parce que vrai, de l’humanité du Verbe, et par conséquent l’aspect toujours inachevé, ou fragmentaire, de cette même humanité en chaque homme, y compris chez les saints. Mais en ce cas, que faire encore de la « personne » ?

Quand Pierre, par l’Esprit, annonce que nous sommes dans les « derniers jours » (Ac 2,17), il ne prêche pas un renouvellement ontologique de l’humanité dû au don de l’Esprit ; il ne prêche pas non plus la résurrection des morts, dont celle de Jésus serait la première occurrence dans l’histoire. Il dit ce qui est arrivé à « cet homme » (Ac 2,23). C’est « ce Jésus », cet homme, dans la contingence de son humanité concrète, « que Dieu a ressuscité » (Ac 2,32). Jésus ne peut être vraiment homme, et nous ne pouvons le confesser tel, que s’il est cet homme. La résurrection ne l’a pas dépouillé de la contingence pour en faire une sorte d’humanité absolue, déliée de toute singularité, un universel concret. Au contraire, c’est bel et bien cette singularité qui est confessée, comme telle. Et telle est bien la difficulté qu’engendrent ses apparitions aux disciples, et la difficulté du témoignage lui-même qui ne peut porter dès lors que sur lui.

De plus, il n’est homme vrai qu’en ayant été « rendu parfait par des souffrances » (He 2,10). « Tout fils qu’il était, par ce qu’il souffrit il apprit l’obéissance ; et, rendu parfait, il devint pour tous ceux qui lui obéirent, cause du salut éternel » (He 5,8). D’avoir été rendu parfait (sous-entendu : par le Père) n’élève pas la contingence de son humanité à une sorte de forme universelle, qui en deviendrait parfaite parce que susceptible d’inclure en elle les modalités (imparfaites) de cette humanité que nous sommes. Bien au contraire : la contingence de son humanité fut rendue parfaite comme contingence. Il est vraiment et parfaitement homme par des souffrances qui ne sont que les siennes, dans l’absoluité de sa contingence.

Dans ce cas, la perfection, et donc la vérité de l’humanité de Jésus n’est pas, de soi, universelle. Il n’est pas, en lui-même, exemplairement l’homme, sinon dans sa contingence, donc dans ce qui lui est le plus propre (son existence filiale dans la condition d’une humanité au plus haut point singulière, jusque et y compris son engendrement du sein de sa mort d’homme par le Père) et que, par définition, nul ne peut partager. Le don de l’Esprit n’est pas une opération magique !

C’est donc seulement selon ce que Jésus est en propre qu’il devient possible de penser le Salut, de mon salut. Et nous sommes à nouveau confrontés à la définition de Chalcédoine :

Nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ […] le même consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité. (Denzinger 301)

La relation fonde la personne

L’affirmation de la consubstantialité du Père et du Fils et de l’Esprit ne fut pas sans créer d’immenses difficultés et déchirements. Il n’en va pas de même de la seconde affirmation. Et pour cause : elle ne semble pas encore avoir été reçue par la théologie. Elle n’est même jamais discutée sérieusement, tant elle semble périphérique par rapport à l’énoncé dogmatique et à l’anthropologie. Or, n’avons-nous pas ici le moyen de penser vraiment le salut de la « personne », mon salut, en faisant pleinement droit à l’unicité radicale de l’homme vrai et parfait, tout autant qu’à la saisie de tout homme concret dans cette unicité ?

Dire de Jésus qu’il est consubstantiel à nous, et à chacun de nous, selon l’humanité, revient à poser que nous existons dans la relation qui nous lie à Jésus, relation dont il est la source. Hors de cette relation, nous ne sommes pas, purement et simplement. Ce qui est donc posé dans l’être, ce qui est créé, ce n’est pas l’humanité, mais la « personne », qui ne se trouve définie que par et dans la relation posée par l’un de ses pôles : le Fils. Pas plus que pour le Père et le Fils et l’Esprit dans l’unité divine, il n’est pas concevable de définir une sorte d’autosubsistance de la « personne » au sein de l’humanité, comme il n’est pas concevable non plus de définir celle-ci autrement que comme unité substantielle de « personnes ». Nous sommes donc, personnellement parce que ontologiquement, cette relation avec Jésus, et elle seule, qui se manifeste, phénoménalement, dans une humanité toujours contingente, plus ou moins défaillante, plus ou moins achevée. Si donc la nature humaine est innovée dans le Mystère Pascal, étant rendue à la possibilité (physique, biologique, psychologique, etc.) de son assomption dans la simplicité divine, ce n’est qu’en raison de la consubstantialité selon l’humanité, assumée dans la chair et le sang par le Fils que cette innovation est mienne. Elle l’est par le don de l’Esprit, qui « personnalise » en posant l’altérité la plus absolue (« personnelle ») dans l’unité avec le Fils. C’est en étant vraiment et parfaitement homme, dans l’unité de la personne du Fils, que Jésus tout à la fois pose les conditions ontiques de la consubstantialité humaine et permet que je sois divinisé, moi-même. Ce qui signifie que celui que je suis (et non ce que je suis), ma « personne », est humainement ce que Jésus est divinement : le Fils du Père dans l’Esprit. Cependant, dans les conditions de l’existence présente, la consubstantialité selon l’humanité n’est vraiment pensable que sous l’angle eschatologique puisqu’elle enveloppe l’histoire entière. Elle n’est donc vraiment pensable pour ce monde que sous le mode sacramentel, épiclétique.

L’humanité, une fausse question ?

L’énoncé chalcédonien inquiète la pensée anthropologique, parce qu’il lui supprime tout fondement interne. Ce qui du même coup rejette la question de savoir si un embryon est ou non un homme, quel que soit le stade de sa croissance, dans le champ d’un non-sens, pour autant qu’elle est posée en termes anthropologiques. Est-ce à dire qu’il s’agit d’une question indécidable ? Plus sournoisement, la rigueur de Chalcédoine ne conduit-elle pas au sacrifice de l’intelligence philosophique sur l’autel de la théologie, et par conséquent n’oblige-t-elle pas à faire le deuil de tout dialogue avec le monde qui ne reçoit pas comme vraie une telle profession de foi ? En affirmant la consubstantialité du Fils, Personne Divine, selon l’humanité avec tout homme, il n’est plus possible de considérer, épistémologiquement, l’anthropologie de quelque type qu’elle soit, comme une donnée première. À la limite, l’anthropologie serait même un concept contradictoire puisque, parmi les étants dont elle veut rendre raison, se trouve le Fils Monogène. Que signifient, dans ce cadre, les grandes catégories à travers lesquelles l’homme se rend à lui-même pensable, si elles n’incluent cette humanité qui est le Fils ?

Avant tout, il faut voir le gain d’intelligibilité possible que procure l’énoncé de Chalcédoine. L’anthropologie n’est dépouillée de sa valeur cognitive prétendument fondamentale qu’en raison de sa prétention à vouloir dire ce qu’est l’homme. De l’homme, il est possible d’énoncer sans contradiction que Jésus l’est, vraiment et parfaitement, parce que la question majeure n’est pas de savoir ce qu’il est mais qui il est. On peut ainsi comprendre toute l’histoire douloureuse de l’élaboration dogmatique dans le jeu mal contrôlé de la quiddité et de l’ipséité [8], la difficulté venant de ce que l’affirmation de l’une rend problématique l’affirmation conjointe de l’autre, et ayant régulièrement pour effet de minorer l’un des deux termes.

Confessant la consubstantialité, Chalcédoine pose la question de l’humanité, non au plan de la nature, mais au seul niveau hypostatique. Il fallut attendre le règlement de la querelle monothélite au synode du Latran pour que cette distinction commence à prendre forme à travers sa réception ecclésiale. Si le même peut être confessé voulant à la fois, théandriquement, comme Dieu et comme homme, c’est que la volonté n’est pas liée à la « personne » mais à la nature (Synode romain du Latran, Can. 10, Denzinger 510). Épistémologiquement, la question de savoir qui il est n’inclut, dans son élaboration conceptuelle, la compréhension de son humanité phénoménale que pour autant que cette compréhension demeure sous le mode épiphanique : celui qui se manifeste dans l’humanité, opérant et voulant comme homme, est le Fils. En retour, seule la question de l’ipséité, posée pour elle-même, peut rendre intelligible la quiddité. Si je confesse que c’est le Fils Monogène qui veut, désire et opère comme homme, les paroles et les événements qui tissent sa vie d’homme, parce qu’ontologiquement liées à sa « personne » et l’exprimant ontiquement, sont les paroles et les événements d’une humanité absolument et authentiquement filiale, sans reste. Ils définissent, sans reste, ce qu’est cette humanité, en disant qui elle est.

En sortant la question anthropologique de la quiddité pour l’amener dans le champ de l’ipséité, la consubstantialité dévoile un autre aspect, auquel toute pensée de l’homme, si elle veut rejoindre autre chose qu’un concept sans objet, doit impérativement faire droit. Dire du Fils qu’il est consubstantiel à moi selon l’humanité fait reposer celui que je suis sur la relation hypostatique. C’est le Fils qui me définit comme son frère. Mais, comme telle, cette relation enveloppe également le prochain (la totalité des prochains) avec qui, dans et par la relation « personnelle » ancrée dans le Fils, je suis « un seul homme nouveau » (Ep 2,15), et même, plus précisément encore, « un seul corps » (Ep 2,16). Si nous prenons cette double affirmation de l’Épître aux Éphésiens, dont Chalcédoine est d’une certaine manière le commentaire, avec tout le sérieux voulu, la pensée anthropologique s’en trouve profondément rénovée, à partir du fait, incontournable, qu’au sein de l’humanité existe un homme, dont la foi confesse qu’il est le Fils. C’est seulement ainsi, pensons-nous, que la question de l’humanité n’est pas une fausse question.

Personnalité embryonnaire et « personne » eschatologique

La conséquence pour le statut de l’embryon est obvie : de lui nous pouvons uniquement savoir qui il est, parce que telle est la situation épistémologique de la question de l’homme que nous confie Chalcédoine. Cependant, il ne suffit pas d’affirmer, sans plus, le caractère « personnel » de l’embryon, le fait qu’il est d’abord quelqu’un avant d’exister de telle ou telle manière comme humanité, si d’abord n’est pas perçu l’aspect originaire et originant de la consubstantialité. Et l’origine ne se confond pas avec le commencement. Elle est présente en lui comme inchoativité de l’eschaton. Ce qui signifie, en langage plus simple, que la relation avec le Fils est une relation originaire et originante en tant qu’elle définit exhaustivement la « personne », qui se trouve être humaine, et donc que cette relation est intérieure à la « personne » comme ce qu’elle est. Le comment de cet être est par nature contingent, et c’est cette contingence qui a affaire avec le commencement. Cependant, cette présence de l’origine, qui est « personnelle » puisqu’il s’agit du Fils incarné, est dans la « personne » comme le Père est dans le Fils (cf. Jn 14,10). Ainsi se trouvent unifiées l’origine et la fin (dernière) dans la facticité de la « personne » — le fait brut qu’il y ait quelqu’un plutôt que rien — qui, dans son origine et donc dans sa fin, est aussi un événement de la charité.

Jusqu’où tout ce qui se présente ici, sans autre prétention que d’être une note, est-il intelligible tant pour la théologie que pour la philosophie, telle est la question que nous laisse l’embryon.

Alain Grau, Alain Grau, né en 1960, marié, cinq enfants. Enseignant à l’Université catholique de Lyon, prépare une thèse sur la personne. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Jean-Yves Lacoste, "Nature et personne de l’homme. D’un paradoxe christologique", dans La politique de la mystique, Collectif, Critérion, Paris-Limoges, 1984, p. 131. Il faudrait ici citer la totalité de l’article auquel nous sommes largement redevable.

[2] « Apollinarisme » : doctrine initiée par Apollinaire le Jeune au IVe siècle, pour qui le Christ est bien unique, homme et Dieu, mais pour qui le Verbe, en s’incarnant, n’a pas pris la nature humaine dans son intégrité, mais seulement le corps et l’âme, sans l’esprit (nous).

[3] Somme Théologique, IIIa, q.23, a.2, ad 2um

[4] « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien en ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Fondement de la métaphysique des mœurs, 2è section, trad. V. Delbos, Delagrave, Paris, 1979, p. 150.

[5] « Ils sont trois évidemment (…) Au demeurant, si l’on demande : trois quoi ? La parole humaine reste parfaitement à court. On répond bien : trois personnes, mais c’est moins pour dire cela que pour ne pas rester sans rien dire ». Saint Augustin, De Trinitate, Bibliothèque Augustinienne 15, l.V, c. 9 ; 19972, p. 449.

[6] Nestorius s’opposa à l’idée de Marie « Mère de Dieu » (Theotokos) et voulut marquer fortement la distinction entre les deux natures du Christ. Sa doctrine fut rejetée par le concile œcuménique d’Éphèse en 431.

[7] L’anthropologie théologique, quelle qu’en soit la forme, demeure, somme toute, de l’anthropologie.

[8] Pour faire bref, la quiddité est « ce qu’est quelque chose », l’ipséité désigne ce que cette chose est en propre. La distinction ne recouvre pas complètement la distinction classique nature/personne.

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