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Le concordisme des athées

Comment l’évolution des idées scientifiques sur le temps a rencontré la résistance des positivistes
Roland Hureaux

Dès que quelqu’un spécule sur les liens qu’il pourrait y avoir entre la science et la foi et croit découvrir des convergences entre elles, les hauts cris fusent de toutes parts : « surtout pas de concordisme ! ».

Concordisme : le fait de chercher des concordances entre les données de la science et les vérités de la foi. Il a été surtout pratiqué, à partir du XIXe siècle, dans l’exégèse de l’Écriture, de manière souvent caricaturale : des archéologues en herbe ont inlassablement exploré les pentes du mont Ararat pour y trouver des restes de l’arche de Noé ; d’autres ont tenté d’expliquer la sortie des Hébreux d’Égypte à partir du mouvement des marées de la Mer Rouge.

Plus près de nous, les tenants de l’intelligent design voulant réconcilier, à partir d’une théologie sommaire, l’idée d’évolution et celle de Providence, ont négligé que si le dessein de Dieu (design) était vraiment intelligent, il ne serait pas forcement détectable au microscope.

L’intention de ces spéculations est généralement apologétique mais il vaut parfois mieux pas d’apologétique du tout que de la mauvaise. Comme nous l’ont enseigné Claude Bernard ou Gaston Bachelard, la science est évolutive, toujours sujette à revoir ses hypothèses au vu d’observations nouvelles, et tel argument qui semble aujourd’hui corroborer les données de la foi peut s’avérer obsolète demain.

Le professeur Stephen Jay Gould, historien des sciences, a renvoyé dos à dos le concordisme et ce qu’il appelle le « discordisme » en formulant en 1997 le principe de Noma (Non-over lapping magisterial), à savoir de non empiétement des magistères, un principe d’ailleurs admis depuis longtemps par les scientifiques et les théologiens reconnus.

L’Église catholique s’est en effet autant méfiée du concordisme que les savants laïques. Saint Augustin le premier, critiquant les enseignements de Faustus, un gnostique qui l’avait d’abord séduit, dont les spéculations fumeuses mêlaient théologie et science, dit qu’il préférait à tout prendre les explications des savants païens pour ce qui touchait la compréhension de la marche de l’univers visible [1].

Plus près de nous, n’est-ce pas parce qu’il mêlait trop allègrement paléontologie et théologie que le père Teilhard de Chardin fut interdit de publication ? L’abbé Georges Lemaître, prêtre et astrophysicien, fut particulièrement scrupuleux à ne pas laisser interférer les problématiques cosmologiques et théologiques, allant jusqu’à mettre en garde le pape Pie XII contre cette tentation. Les plus indulgents vis-à-vis de la regrettable condamnation de Galilée allèguent, à tort ou à raison, que l’illustre savant florentin se serait trop laissé aller à tirer des conséquences théologiques des découvertes scientifiques.

Malgré ces précautions, les chrétiens, autant les évangélistes américains tenant du créationnisme que les catholiques, généralement plus prudents, ne se sont jamais libérés du soupçon d’être de parti pris en ces matières, de vouloir tordre les données scientifiques pour les faire coïncider avec leur foi.

Pourtant cette attitude concordiste, et c’est là-dessus que nous voudrions insister, n’est pas le propre des croyants. Les athées et les agnostiques des deux derniers siècles n’ont pas été exempts de la tentation concordiste, de vouloir plier les données de la science à leur préjugés philosophiques, jusqu’à récuser a priori celles qui semblaient conforter la vision judéo-chrétienne du monde. Les exemples que nous en donnerons tournent autour de la conception du temps.

La loi de Carnot

Il est bien connu que l’athéisme moderne, au cours des deux ou trois derniers siècles, a repris à son compte la vieille conception grecque de l’éternité du monde alors que les croyants, au moins ceux des trois religions dites abrahamiques : juifs, chrétiens et musulmans, ont toujours tenu, à partir de la Genèse, que le monde avait un commencement.

La croyance sereine de beaucoup d’athées en l’éternité du monde, a connu un premier ébranlement avec la découverte du deuxième principe de la thermodynamique par le jeune savant français Nicolas Sadi Carnot (1796-1832).

Fils du conventionnel régicide Lazare Carnot, Sadi Carnot, par ailleurs oncle du président de la République du même nom, n’était pas précisément un pilier de sacristie. Eut-il seulement conscience qu’à partir de sa découverte de l’entropie universelle, on pouvait, selon le physicien écossais Maxwell, démontrer l’existence de Dieu ?

Dans un ouvrage au titre anodin paru en 1924, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les moyens propres à développer cette puissance, Carnot démontre que tout système fermé (comme l’est, peut-on supposer, l’univers) est soumis à une évolution irréversible vers de moins en moins d’énergie et d’organisation. Au terme, un univers froid, fragmenté et dispersé dont aucun retour en arrière ne serait à attendre. Autrement dit, l’univers que nous connaissons a une fin – et donc, peut-on en tirer, un commencement.

La thèse de Carnot resta un quart de siècle inaperçue, plus en raison de la solitude de son auteur, mort jeune, que d’une quelconque hostilité. Elle fut récupérée d’abord par un Allemand, Rudolf Clausius (1822-1888) qui la démontra expérimentalement en 1849, puis par un Britannique, William Thomson (1824-1907), anobli par la reine sous le nom, plus connu, de Lord Kelvin. La thèse de Carnot se répandant, les difficultés commencèrent. Il fallut attendre le début du XXe siècle pour qu’elle soit pleinement reçue par la communauté scientifique.

Parmi les adversaires les plus acharnés de cette thèse, un étonnant personnage, l’allemand Ernst Haeckel (1864-1919), médecin, naturaliste et botaniste, disciple de Darwin, sinon athée, du moins panthéiste, niant un Dieu transcendant et adepte acharné, dans la lignée de Spinoza, de l’idée de l’éternité de l’univers. Militant actif du positivisme, il créa l’Union moniste universelle (moniste : ceux qui croient qu’il n’y a dans l’univers qu’une seule substance, la matière). Il organisa en 1904 un grand congrès à Rome, réunissant 2000 savants positivistes pour provoquer le pape Pie X. Lors du banquet de clôture, il fut proclamé antipape par ses pairs.

Ce savant avait publié, en 1897, Les Énigmes de la science où il écrivait : « Le monde n’a pas plus commencé qu’il ne finira » [...] « La seconde proposition de la théorie mécanique de la chaleur (la théorie de Carnot) contredit la première et doit être sacrifiée. »

Sacrifiée : voilà un scientifique de premier rang prêt à sacrifier une théorie parce qu’elle ne cadre pas avec sa philosophie !

En plusieurs circonstances, Haeckel guerroya contre la théorie de Carnot. Une partie du monde scientifique le suivit.

Un autre personnage, philosophe et non scientifique celui-là, avait aussi perçu le danger de la théorie de Carnot : Nietzsche, qui avait déduit de son athéisme radical l’idée de l’éternel retour : ayant l’éternité devant lui, le monde ne peut que revenir à un moment ou à un autre, sans doute très éloigné, à un état antérieur pour recommencer un cycle identique.

Lui aussi eut connaissance de la théorie de Carnot-Clausius-Thomson et lui aussi tenta de la supprimer : « Si le mécanisme (nous dirions la mécanique ou la physique) ne peut pas échapper à la conséquence d’un état de finalité, tel que Thomson le lui a tracé, le mécanisme est réfuté ! » Étonnant déni de la part de ce philosophe athée : si la physique aboutit à l’idée d’un état final irréversible, c’est que la physique est fausse !

Nietzsche tombe ainsi dans la faute que lui-même dénonce, le déni d’une vérité trop dure : « Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. » [2] À sa décharge, on dira seulement qu’il n’était pas, lui, soumis à la rigueur de la méthode scientifique.

Le Big bang

L’affaire recommença avec la découverte que l’Univers était en expansion, prévue de manière théorique en 1922 par le russe Alexandre Friedmann (1888-1925), formalisée en 1927 par le belge Georges Lemaître (1894-1966), vérifiée expérimentalement en 1929 par l’américain Edwin Hubble (1889-1953).

Malgré Carnot, l’idée que l’univers était éternel demeurait dominante dans les milieux scientifiques au début du XXe siècle. Même s’il a toujours cru en un Dieu horloger, Einstein, qui venait de découvrir le relativité, y adhérait plus ou moins.

C’est pourquoi, déjà démontrée vers 1930, l’idée d’un univers en expansion ne fut admise de manière presque unanime par la communauté scientifique que vers 1970. Quarante années de réticences devant une théorie qui semblait donner à l’univers un commencement absolu. Malgré les efforts du chanoine Lemaître pour prendre ses distances avec la théologie et répéter que l’idée d’une expansion de l’univers, donnée scientifique, ne constituait en aucune manière une confirmation de la Création, dogme révélé, les adversaires de la Révélation ne s’y trompèrent pas et virent dans la théorie de l’expansion de l’univers un argument de poids en faveur d’une vision religieuse du monde, qu’il fallait à toutes forces écarter. Même Einstein, inventeur de la théorie de la relativité dont Alexandre Friedmann avait tiré le modèle théorique de l’expansion, fut longtemps réticent (comme il le fut aussi à l’égard du principe d’incertitude issu de la théorie des quanta), ayant même pris dès 1917 la précaution d’introduire une « constante cosmologique », jamais confirmée, destinée à préserver le caractère statique de l’univers.

Les adversaires les plus acharnés de la théorie de l’expansion se trouvaient à Cambridge, haut lieu depuis le XIXe siècle, du positivisme agnostique. Parmi eux, l’anglais Fred Hoyle. Le fait de base à l’origine de la théorie de l’expansion de l’univers (il vaudrait mieux mieux parler de constat que de théorie), est le décalage vers le rouge de la lumière des galaxies qui signifie que les objets vus dans le ciel s’éloignent de nous d’autant plus vite qu’ils sont loin. Et que donc, en remontant le temps de 13,8 milliards d’années, on peut imaginer qu’ils étaient alors rassemblés en un seul point ou « atome primitif » selon l’expression de Lemaître. Hoyle mit au point une théorie sophistiquée, aujourd’hui obsolète, pour rendre compte de cette observation tout en restant dans le cadre d’un univers statique.

Lors d’un congrès scientifique international tenu en 1949, Hoyle, voyant entrer l’abbé Lemaître avec sa soutane, dit « This is the big bang man », une expression qui se voulait narquoise mais qui, très vite, désigna la théorie de l’expansion de l’univers. Cela n’empêcha pas Hoyle et Lemaître, deux bons vivants, d’avoir dans le privé des relations amicales.

A partir de 1964, de nouvelles observations vinrent confirmer la théorie du Big bang : la découverte par Penzias et Wilson du bruit de fond de l’univers (dit aussi rayonnement fossile), sorte d’écho électro-magnétique de l’explosion primitive qui nous poursuit à la vitesse de la lumière. En 1998, deux équipes, menées respectivement par Perlemutter et Riess, ont démontré par des expériences complexes que cette expansion était elle-même en voie d’accélération, sous l’effet d’une « force sombre » inconnue à ce jour, ce qui semble exclure que le Big bang ne soit qu’un moment d’une pulsation cosmique.

Pourtant la communauté scientifique ne se satisfait pas de cette situation ; le Big bang reste ce qu’elle appelle une « singularité », un fait en discontinuité avec sa manière habituelle de penser. Un fait susceptible en outre de nourrir les argumentations théologiques quelles que soient les précautions qu’aient pris, après Lemaître, les hommes d’Église, pour ne pas mélanger les genres. C’est pourquoi une grande partie des cosmologistes spéculent aujourd’hui pour, comme le dit l’un d’entre eux, Gabriele Veneziano, « réduire la singularité du Big bang », c’est-à-dire trouver une théorie qui le banalise à un point qu’on ne puisse en tirer des conséquences métaphysiques.

C’est ainsi qu’à la fin du XXe siècle a été propagée par le même Veneziano la « théorie des cordes », trop complexe pour que nous nous hasardions à l’exposer : elle se fonde sur un univers à 10 dimensions (ou 26 selon les approches), dont 4 seulement, les trois dimensions de l’espace et le temps, seraient déployées. Le temps apparaît ainsi comme une variable parmi d’autres ; qu’il n’aille pas d’un infini à l’autre serait banalisé.

Cette théorie semble dépassée, mais les cosmologistes continuent de tenter de « réduire la singularité du Big bang ». Étienne Klein a beau jeu de dire que toutes les théories cosmologiques actuelles conduisent à ce que « la singularité initiale disparaît (…), le Big bang n’est plus l’origine explosive qui aurait créé tout ce qui existe, l’espace, le temps, la matière, l’énergie, mais il devient une sorte de transition de phase qui fait passer d’une situation antérieure à une situation postérieure qui correspondrait à notre univers [3] » : comment s’en étonner puisque presque toutes ces théories s’assignent précisément ce but ? Le problème est qu’aucune n’a reçu la moindre confirmation expérimentale.

Ce n’est pas seulement l’idée d’un commencement absolu du temps qui trouble les scientifiques. L’univers tel que nous le connaissons ne trouve sa cohérence qu’en admettant une quinzaine d’équations (la plus connue est e = mc2) indépendantes les unes des autres qui le rendent possible. Pour rendre compte de cette coïncidence autrement qu’en invoquant la Providence, Stephen Hawking, professeur à Cambridge lui aussi, a émis l’hypothèse, sans aucune preuve évidemment, que notre univers ne serait qu’un parmi des milliards d’autres, éclosant comme des bulles chacun dans son espace propre (ces espaces n’étant nullement réductibles à un seul), seuls ceux qui sont cohérents subsistant.

Nul doute que ces tentatives ont quelque part le projet de revenir à un équivalent de l’univers éternel, sans aucune singularité susceptible d’interroger l’homme à partir de données purement scientifiques.

De même les investissements considérables réalisés depuis quelques années pour découvrir des exoplanètes, avec le secret espoir qu’elles seraient habitées, ne sont pas étrangers à l’ambition de réduire la singularité de l’homme lui-même. Espoir d’autant plus entretenu que son émergence apparaît de plus en plus improbable à mesure que l’on approfondit la complexité du mystère de la vie, improbabilité compensée, il est vrai, par la découverte que les sites planétaires que l’on peut supposer propices à la vie se démultiplient.

Comme il est normal que les scientifiques cherchent, chaque fois qu’ils le peuvent, une explication naturelle à ce qu’ils observent, tous ces efforts sont légitimes. En outre, le principe de la séparation des domaines, de l’interdiction de se situer à la fois dans le champ scientifique et dans le champ philosophique, demeure inchangé, aussi bien dans le camp de l’Église que dans celui des scientifiques laïques.

Par-delà la science, l’épistémè

Mais tout ne se passe pas dans le rationnel. Les idées tant philosophiques que scientifiques qui émergent à une époque donnée déterminent une architecture culturelle propre à cette époque qui sous-tend, au-delà de toute légitimité scientifique, une certaine vision du monde et induit même une sorte de circulation des modèles entre les sciences. Erwin Panofsky [4] avait montré les consonances entre l’architecture gothique et la pensée scolastique, deux domaines en principe rigoureusement indépendants. Michel Foucault [5] a qualifié cet ensemble de correspondances interdisciplinaires l’épistémè (ἐπιστήμη) : « Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle l’épistémè d’une époque [6] ». La plus typée qu’il ait décrite est celle de l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles) où il montre les correspondances, non scientifiques mais réelles, entre le cartésianisme, l’opposition tranchée du rationnel et de l’irrationnel, l’enfermement des fous et des pauvres, mais aussi entre la taxinomie zoologique et botanique et la taxinomie linguistique, le souci général de classer, d’étiqueter, d’organiser. Évoquant le XXe siècle, il montre comment, autour du structuralisme, se regroupèrent un certain nombre de savoirs sur l’homme indépendants les uns des autres (c’est ce qu’il appelle la « mort de l’homme », le fait qu’il ne soit plus un objet de science dans sa globalité) mais cultivant tous l’idée de causalité structurale, distincte de la causalité directe et fondée sur l’appartenance des objets étudiés à un même champ (par exemple les modèles linguistiques ou familiaux).

Dans cette perspective, il est clair que les théories de Carnot et de Lemaître ne sont pas sans effet dans le champ du savoir contemporain. Quoi qu’on en pense, elles rendent l’idée de Création moins étrange. Quand Nietzsche disait « Dieu est mort », c’est à ce champ civilisationnel qu’il se référait, ayant le sentiment qu’à son époque, l’idée de Dieu, devenue inutile, n’avait plus de sens. D’où sa révolte devant la théorie de Carnot-Thomson. Les militants athées, nombreux dans la communauté scientifique, ont pu légitimement s’inquiéter de l’impact tant du second principe de la thermodynamique que de l’idée de Big bang dans la culture dominante. Comme ces deux théories sont toujours d’actualité, aucune n’ayant été encore validement réfutée, ni près, il est incontestable que l’épistémè contemporaine se trouve plus ouverte que ne l’étaient les précédentes à l’idée judéo-chrétienne d’une Création venant « au commencement ».

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

[1] Saint Augustin, Confessions, Livre V, chapitre VI.

[2] Nietzsche, Ecce homo, Préface, § 3.

[3] https://information.tv5monde.com/info/l-univers-ne-commence-pas-avec-le-big-bang-entretien-avec-etienne-klein-3847

[4] Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scholastique (préface de Pierre Bourdieu), 1951.

[5] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966.

[6] Entretien de 1972.

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