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Le corps des Ecritures

Pauline Bernon-Bruley

Comment comprendre que l’indicible ait pu se livrer à l’infirmité d’une langue qu’il a pourtant rendue parfaite et digne d’exprimer sa promesse ? Et si les Saintes Ecritures sont une manifestation de la Parole dans une forme parfaite, alors cette forme, solidaire de la vérité qu’elle proclame, serait-elle donc intraduisible ?

Nous partons ici de deux points essentiels de la définition des Saintes Ecritures, reformulés dans la Constitution dogmatique De Divina Revelatione (Dei Verbum). D’abord, la condescendance de Dieu (DV 13) est la manifestation de sa Sagesse « pour que nous apprenions l’inexprimable bonté de Dieu, et quelle immense adaptation de langage il a employée, prenant un soin très attentif de notre nature » [1]. Ensuite, la perfection de cette « adaptation de langage », première « traduction », pourrions-nous dire, de son Verbe : de même que le Verbe s’est fait chair, exempt de péché, la Sainte Ecriture est exempte d’erreur. C’est le deuxième point que nous voudrions aborder : « Puis donc qu’on doit maintenir comme affirmé par le Saint Esprit tout ce qu’affirment les auteurs inspirés ou hagiographes, il s’ensuit qu’on doit confesser que les Livres Saints enseignent nettement, fidèlement et sans erreur, la vérité telle que Dieu, en vue de notre salut, a voulu qu’elle soit consignée dans les Saintes Lettres » (DV11, « Inspiration, inerrance de la Sainte Ecriture »). Dans notre réflexion sur les traductions de la Bible, il convient donc ici de poser le problème de la perfection de « sa forme originale, de son premier jaillissement » [2]. Elle montre la splendeur de Dieu, dont la vérité se dit aussi dans sa beauté. Pour autant, cette perfection signifie-t-elle l’impossibilité de toute altération ? Altération, notamment, qui serait de l’ordre de la traduction, ce qui pose aussi la question du texte « original » et de sa mystérieuse hétérogénéité. Pourtant, depuis toujours, la Parole proclamée par l’Eglise est sacrement de Dieu, qui est au-delà de tout mot.

C’est en reprenant la définition des Saintes Ecritures comme « corps » que nous pourrions proposer des éléments de réflexion sur ces deux questions. En effet, le lien fondamental entre l’inerrance de l’Ecriture et la perfection du Verbe incarné va bien plus loin qu’une simple métaphore. Il y a un corps des Saintes Ecritures, toujours animé par l’Esprit, destiné à nourrir le Corps de l’Eglise du Christ.

« Accord parfait obtenu entre le fond et la forme » [3]

D’abord, le miracle du style. Dans sa condescendance, Dieu s’est révélé dans notre langage, créant, avec l’Ecriture Sainte, un premier corps de révélation destiné à s’accomplir et à être dépassé par l’Incarnation du Verbe. « Les paroles de Dieu, en effet, exprimées en des langues humaines, se sont faites semblables au langage humain, tout comme autrefois le Verbe du Père éternel, ayant pris la chair de la faiblesse humaine, s’est fait semblable aux hommes ». [4] Saint Augustin peut ainsi rappeler que « [...]c’est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n’y a pas besoin de syllabes parce qu’il n’y est pas soumis au temps. Et nous ne devons pas nous étonner si, par condescendance pour notre faiblesse, il s’abaisse jusqu’à l’éparpillement de sons humains, puisqu’il s’abaisse aussi jusqu’à prendre l’infirmité de notre corps. » [5] Le temps, rappelle saint Augustin, est investi par une parole qui embrasse la finitude de la lettre. Les genres littéraires, le contexte historique (pris en compte par la méthode historico-critique), la personne même de l’homme inspiré par l’Esprit ne sont pas méprisés, mais choisis pour la manifestation de Dieu qui « se dit dans l’histoire ». Hans Urs von Balthasar définit ce qui sera le style unique de l’Ecriture, inséré dans un temps unique où il tire en même temps sa beauté propre :

[...] parce qu’il laisse régner la souveraineté de la liberté divine, ce corps ne l’emprisonne pas dans la forme, il lui donne au contraire de devenir visible et de se présenter d’une manière libre et vivante. Ici aussi on trouve le jeu supérieur avec les formes d’expression présentes : la prose et la poésie (qui alternent chez les prophètes), le récit historique, la législation, l’hymne et la prière, la sentence de sagesse, etc. Toutes ces formes sont ou bien conservées à l’état pur, ou bien, en cas de nécessité, amalgamées entre elles jusqu’à une complète interpénétration. Et pourtant ce jeu avec la forme n’implique aucun mépris de l’Esprit divin pour les limites de la force humaine d’expression. Le sommet, l’incarnation du Verbe, atteste le contraire : reconnaissance et garantie totales des moyens d’expression créés, accord parfait obtenu entre le fond et la forme, et cela justement dans la manifestation de la liberté divine. Liberté de l’Esprit Saint par exemple, qui choisit ainsi non autrement les paroles du Christ dans les Evangiles, atteste au milieu des contingences les plus évidentes la supériorité et la convenance de son choix, non sans un brin d’humour divin et comme de défi en face du sérieux amer des philologues. [6]

Ce « jeu » gracieux est celui du travail de l’Esprit qui, préparant l’Incarnation, inspire les écrivains sacrés pour le mûrissement de la Parole, méditée et portée par les hommes jusqu’à Marie. Il investit l’humanité pour en naître. La cohérence profonde entre le fond et la forme, en une « figure expressive » dont parle le théologien, procède justement de cette liberté de jaillissement de la Parole dans le dessein de Dieu. L’Esprit se révèle dans un corps de parole, où il choisit d’être. La beauté de Dieu crée « son propre espace de révélation » [7]. C’est un accomplissement déjà parfait, mais porteur d’une réalité qui le dépasse infiniment.

C’est pourquoi la lecture de l’Ecriture Sainte demande « une vigilance constante [...] pour que le beau transcendantal de la Révélation ne soit pas réduit au beau profane et naturel » [8]. Une méthode de lecture seulement philologique ou archéologique ne saurait rendre compte de cette splendeur de la Révélation, où beauté et vérité sont encore d’un seul tenant. Réciproquement, on ne peut se contenter d’une reformulation didactique de la Bible. Au sujet de la composition des Evangiles par des témoins du Verbe incarné, Hans Urs von Balthasar conclut : « Etant donc supposé que l’Ecriture n’est pas la Parole, mais le témoignage que l’Esprit rend de la Parole, dans une liaison indissoluble, un mariage, avec les témoins oculaires, admis et invités originellement à voir, ce témoignage possède une forme intérieure qui est absolument canonique en tant que forme, donc en arrière de laquelle, on ne peut retourner qu’avec le risque de perdre à la fois l’image et l’Esprit. » [9]

Mais c’est justement pour cela que cette forme intérieure n’est pas figée : le terme de forme, ou de « figure expressive » repris par l’auteur de La Gloire et la Croix suppose la vie de l’Esprit en une matière qu’il informe et qui n’existe que par lui. La beauté des Ecritures n’est autre que la vie qu’elles tiennent de la Vérité. Aussi leur corps est-il compris comme leur vie, leur incarnation.

Et cette vie de l’Esprit fut déjà à l’oeuvre dès le premier texte. Le texte originel est d’ores et déjà compris dans cette inspiration première : avant toute traduction, l’édition même du texte résulte d’une série de choix. L’exemple de la traduction grecque de l’"Ancien Testament" par les Septante [10] montre qu’une traduction ancienne peut faire accéder à un original perdu, et plus près de nous, le texte grec des Evangiles sur lequel sont réalisées toutes nos traductions modernes est déjà le fruit d’un travail exégétique, face aux multiples variantes des manuscrits [11]. L’exégète chrétien sait que sa contribution à l’établissement du texte sacré n’est pas une opération neutre et purement technique : l’Esprit inspire les premières décisions de celui qui cherche à découvrir l’expression la plus authentique de la parole de Dieu, la plus proche du texte écrit ou dicté par l’auteur sacré.

Dès l’origine donc, la Révélation se réalise dans les conditions de finitude de l’humanité ; avec elle, dans l’histoire, se dessine la venue de Dieu.

Les Écritures et le Corps du Christ : ombre et lumière

Ce qu’annonce le premier corps des Ecritures est le corps du Verbe fait chair, l’accomplissement historique dans le Mystère du Christ. Dans cette perspective, le corps de l’Ancien Testament est de l’ordre de l’image, de la figure, de la révélation historique de la personne de Jésus-Christ.

Renversement perçu par les Pères de l’Eglise, pour qui ces textes de l’Ancienne Alliance ne sont pas à lire comme des archétypes, mais comme les ébauches de cet archétype. Le P. de Lubac commente cette révolution dans la perception des Ecritures chez les premiers chrétiens : « Voici donc que le corps est futur par rapport à son ombre, et l’exemplaire à son ‘type’ [... ] "Jamais, dira encore Tertullien, l’ombre n’existe avant le corps, ni la copie ne précède l’original." » [12]

Le Christ précède ses figures : ébauches, modèle, forme, figure : tout ce lexique traduit l’information, en même temps que l’inscription dans l’histoire en fait une incorporation. En même temps, le Christ donne son plein corps à l’Ancien Testament qu’il vient accomplir, quand le voile du Temple se déchire lors de la Passion. C’est la fin de la lecture en figures, du voile de l’énigme, avec la Rédemption, ce n’est pas seulement la compréhension du sens de l’Ancien Testament qui nous est donnée, mais l’avènement même de ce sens. « Le Christ a pris en quelque sorte l’Ecriture entre ses mains, et il l’a remplie de lui-même, par les mystères de son incarnation, de sa passion et de sa résurrection » [13], il l’a faite chair, et présente dans le temps.

C’est aussi donner enfin corps à l’Eglise, jusqu’ici également figurée par des symboles (les personnages d’épouses, en particulier). De la sorte, le corps des Ecritures s’incarne en nous, puisque les annonces et paraboles trouvent un accomplissement de leur sens spirituel dans nos actes de croyants. Ici s’accomplit donc un renversement dans notre perception du réel : la foi nous demande de traiter ce texte « comme le lieu d’une transformation, comme une machine à faire du réel, au lieu d’y voir un reflet de l’extérieur. » [14]

En ce sens, nous pouvons comprendre la condition temporelle de ce corps des Ecritures, solidaire du corps du Christ et de l’Eglise, entre le « déjà-là » et le « pas encore ». La manière d’aborder l’inspiration des Ecritures et la question du style choisie par le P. Paul Beauchamp est très éclairante :

Le style signifie, et ce qui signifie devance aussi, et prophétise. Tourné vers le passé et tourné vers l’avenir, le corps occupe l’emplacement de l’inconnu consistant, [cela permet de répondre à la question : quel est le réel du texte ?] nous proposons ici de voir, dans le corps, non pas le référent extérieur à la parole, mais ce qui est, à la fois, immanent à la parole et autre qu’elle. [15]

Cette lecture du style, de la forme, du corps des Ecriture « naissant de son histoire » [16], nous montre le passage des Ecritures de la lettre, des figures, à un Corps incarné, animé de l’Esprit dans le temps.

Pleine acceptation des conséquences de l’Incarnation [17]

La dimension du temps est un des plus beaux risques de l’Incarnation. En ce sens, on peut comprendre les enjeux de l’actualisation. Toujours informée par l’Esprit, la figure des Ecritures peut être transmise par la traduction inspirée, dans le sein de l’Eglise. C’est une Parole semée (le document conciliaire reprend les termes d’Isaïe 55, 10-11 pour évoquer l’inculturation), qui tire de la terre où elle pousse les éléments de sa croissance et de sa fécondité. Elle est créatrice de sens nouveau dans la mesure où elle est fidèle au premier consentement de Dieu au temporel. Il s’agit bien de l’acceptation des conséquences de l’Incarnation, comme le souligne le même document conciliaire :

Dès le temps de l’Ancien Testament,

cette étape a été franchie, [...] lorsqu’on a traduit le texte hébreu de la Bible oralement en araméen [...] et, plus tard, par écrit en grec [...] Ecrit en grec, le Nouveau Testament est marqué tout entier par un dynamisme d’inculturation, car il transpose dans la culture judéo-hellénistique le message palestinien de Jésus, manifestant par là même une claire volonté de dépasser les limites d’un milieu culturel unique. [18]

De ce fait, le Seigneur assume dans ce « soin très attentif de notre nature » [19], les limites de notre langue : les langues d’élection, comme le peuple d’élection, sont dépositaires d’une Parole destinée au monde entier. Ces voyages d’un milieu à l’autre déplacent le sens à l’intérieur même du texte, comme les lecture figuratives le montrent, déplacement du sens qui marque le passage du Christ, lui-même passage vers le Père. Le sens est donc passage par le Christ.

Le lien entre le corps des Ecritures et le corps de l’Eglise est à approfondir. Ici, on peut remarquer l’enjeu de ce corps scripturaire, justement, pour fonder le corps de l’Eglise. Il est intéressant de noter que Michel de Certeau, dans La Fable mystique, montre comment le christianisme « s’est institué sur la perte d’un corps - perte du corps de Jésus, doublée par la perte du "corps" d’Israël [...] Disparition fondatrice » [20] à partir de laquelle se fait jour la conscience du Corps Mystique. Dans Corpus Mysticum, le P. de Lubac a montré comment cette expression a d’abord désigné le Corps eucharistique pour ensuite signifier la réalité de l’Eglise. L’Eucharistie fut dès lors appelée corpus verum, visible, tandis que le Corps ecclésial, considéré comme caché, était appelé corpus mysticum.

Prenant la suite de cette étude, Michel de Certeau explique comment, lors de la Réforme, ce Corps Mystique acquiert une signification eschatologique ; l’autorité du corps des Ecritures est apostolique et historique ; le corps eucharistique a une autorité sacramentelle. Le corps mystique deviendrait alors « l’autre » par rapport aux réalités visibles des corps de l’Eucharistie et des Ecritures. Au moment de la Réforme, les deux tendances sont, d’une part « l’une (protestante) privilégiant le corpus scripturaire, l’autre (catholique) le sacrement. » [21] De fait, ces trois corps, l’Ecriture, l’Eucharistie et l’Eglise se nourrissent les uns les autres. Sans lien avec l’Eucharistie ni l’Eglise, le corps des Ecritures devient lettre morte.

Corps transparent de la Parole

Comprendre la perfection des Ecritures comme vérité vivante n’est donc possible que parce qu’elles vivent de l’Esprit et annoncent le Verbe incarné, dans un progressif dévoilement. Hans Urs von Balthasar explique la liberté de l’Esprit dans ce corps, en ce temps qui permet sa révélation, mais ne l’emprisonne pas.

Or, dit-il, aussi longtemps que la forme est forme véritable, c’est-à-dire vivante et agissante, c’est un corps animé par un esprit, dont le sens et la loi d’unité lui sont dictés et imposés par l’esprit. Le plan de la forme qui apparaît se transcende intérieurement, mais il ne se transcende pas tellement et si visiblement, que l’esprit ne lui reste immanent, et ne se manifeste, rayonnant, qu’au travers d’elle. [22]

Deux aspects méritent d’être soulignés ici. Premièrement, la figure des Ecritures est comprise dans la logique de l’Incarnation. Ainsi,

l’existence et la doctrine du Christ ne seraient pas une figure saisissable sans sa connexion avec une histoire du salut qui conduit à lui : c’est avec cette histoire et en provenant d’elle qu’il [le Christ] devient pour nous l’image qui révèle l’invisible. De même, l’Ecriture n’est pas un livre isolé, elle est liée à tout ce que le Christ a créé, fondé, et qui émane de lui : à toute cette réalité qui est son oeuvre et son effet dans le monde ; et ce n’est que dans ce contexte qu’elle acquiert sa figure. [23]

Pour tout lecteur, les Saintes Ecritures formeront bien un corps puisqu’elles sont à envisager dans leur cohérence d’ensemble. Organiquement constituées dans la pédagogie divine de révélation du Salut, elles ne peuvent être disséminées sans dommage. Le lien organique entre Ancien Testament et Nouveau Testament, et leur ultime orientation vers la personne du Christ l’exigent. Mais ce corps du Verbe, ultime accomplissement des Ecritures, Vérité et Vie, est lui aussi un passage vers l’amour du Père. Il y a une mystérieuse transparence de ces corps.

C’est pourquoi il faut revenir ensuite sur ce « rayonnement » de l’Esprit dans la forme scripturaire. En ce corps d’Ecritures s’effectue la rencontre entre Dieu et l’homme, mais il ne vaut que par ce qu’il « cache » en le montrant. Sa « figure » qui permet la connaissance de Dieu guide vers Lui par son « éclat ». Deux termes, deux aspects inséparables de la beauté de la révélation, que Hans Urs von Balthasar reprend chez saint Thomas pour conclure son introduction à « Apparitions » [24]. La figure est l’harmonie tangible du beau, l’éclat est la profondeur insaisissable à laquelle elle renvoie. Dans cette préparation de l’Incarnation s’expérimente déjà la tension entre éloignement et proximité de Dieu. Ce régime du don de Dieu se lit par excellence dans l’« effroi du beau » explicité par Jean-Louis Chrétien.

A ceux qui ne peuvent faire face au don surabondant de la splendeur de Dieu, Il se révèle pourtant. Dans ce corps, « l’invisible se laisse voir sans cesser d’être l’invisible, le lointain s’approche sans cesser d’être le lointain, l’inépuisable se dispense sans jamais s’épuiser. » [25] Sa plénitude ne se dérobe pas, mais invite à un approfondissement sans terme. L’invisible n’est pas opaque, mais don infini qui se voudrait transparent. C’est en ce sens que la Parole annonce le Christ, que le Christ révèle le Père [26], et que l’homme est destiné à en être aussi l’image. A propos de cette figure où s’inscrit le Dieu vivant, Hans Urs von Balthasar peut ainsi rappeler que la vocation du lecteur de la Bible est de

devenir dans son ensemble, esprit et corps, le miroir de Dieu et chercher à acquérir cette transcendance et ce rayonnement qui doivent se trouver dans l’être terrestre pour qu’il soit réellement l’image et la ressemblance de Dieu, sa parole et son geste, son action et son drame. [27]

C’est ainsi que peut se comprendre la puissance d’une Ecriture vivifiante. Elle donne accès à Celui qui est pourtant le Tout-Autre : en elle, « l’opposition entre mot et voir » peut être dépassée « car il peut exister une certaine idolâtrie du mot et de la parole qui n’est pas moins dangereuse que celle de la forme ».

Et si la révélation biblique est bien une révélation de la parole, elle « n’est pas uniquement cela. [...] Les théophanies de l’Ancien Testament nous suggèrent qu’audessus "même de la parole il y a la vision, et toute la Bible est réellement soulevée par ce désir et cette nostalgie de voir Dieu". » [28] La lecture des Ecritures se fera donc dans le discernement de l’Esprit, gravant dans l’âme le désir de Dieu au-delà de tout mot, passant par une langue dont les mots deviennent enfin inépuisables.

Où est-il, ce mot essentiel enfin, plus précieux que le diamant,
Cette goutte d’eau pour qu’elle se fonde en Vous, notre âme, comme l’amante en son amant ?
Ce mot qui est comme le consentement à la mort, Votre présence au-delà de toutes les images !
 [29]

Pauline Bernon-Bruley, née en 1976, mariée. A soutenu en 2005 une thèse de Lettres sur la rhétorique et le style de la prose chez C. Péguy.

[1] Saint Jean Chrysostome, Sur la Genèse, 3, 8 (Hom 17, 1).

[2] Le R.P. de Lubac, dans son commentaire du premier chapitre de Dei Verbum, reprend ces mots du P. Guy de Broglie (Dieu se dit dans l’histoire, Le Cerf, Foi Vivante, 1974, p. 114). Henri de Lubac cite ensuite Hans Urs von Balthasar qui parle de « Forme première ».

[3] Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, introduction à II, Styles, Le Cerf, DDB, 1993, p. 24.

[4] Cf. Commission biblique pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Eglise (avec allocution de Jean-Paul II, préface du cardinal Ratzinger, introduction du P. Jean-Luc Vesco, o.p.), Paris, Cerf, 1999, 2ème édition, p.8).

[5] Commentaire du psaume 103, cité par H. de Lubac, op. cit., p.61.

[6] Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 24. Dans l’Introduction générale à I, Apparition de La Gloire et la Croix, le théologien explique cette splendeur : « Mais aussitôt s’élève la question du ‘grand éclat jailli de l’intérieur’ qui illumine de part en part la species pour en faire la speciosa : splendor. D’un seul coup, il y a l’image et ce qui en rayonne, ce qui la rend précieuse et aimable. D’un seul coup il y a là le rassemblement des éléments indifféremment dispersés pour les mettre au service de l’un qui se présente et s’exprime, et l’expression fluide de celui qui arriva à se créer un tel corps de parole ; je dis bien : à se créer, à créer par lui-même, donc avec une supériorité, une liberté, une souveraineté, à partir d’un domaine intérieur, d’une particularité, d’une profondeur d’être. D’un seul coup, il y a là l’intériorité et sa communication, l’âme et le corps, la libre communication dans la soumission aux règles et la clarté d’un langage. »

[7] Jean-Louis Chrétien, L’Effroi du beau, Le Cerf, 1997, p. 26.

[8] La Gloire et la Croix, p. 35.

[9] Ibid., p. 25. C’est pourquoi il faut situer l’enseignement de l’Église sur les Ecritures sur un autre plan, comme le rappellent ces lignes de la conclusion de Dieu se dit dans l’histoire, où P. de Lubac cite H. U. von Balthasar (p. 114-115) : « Si minutieusement précisée que puisse être la forme verbale d’un canon conciliaire ou de quelque autre enseignement, cette forme soigneusement polie ne doit pas être admirée et appréciée en tant que telle, elle n’est là qu’au service de la Forme du Christ... Elle doit tendre à la plus grande clarté possible dans la situation historique précise de l’Église et de la théologie dans laquelle elle s’insère ; mais cette clarté n’entre pas en concurrence avec la formulation de l’Écriture, elle ne remplace rien, elle n’émet pas la prétention d’exprimer mieux, plus complètement, d’une manière plus moderne, ce que la Bible aurait dit maladroitement, fragmentairement, sous une forme populaire et non scientifique...Les déclarations du magistère sont situées sur un autre plan : elles explicitent la révélation, mais ne la fondent pas, elles ne cherchent pas à réaliser un système d’expression qui voudrait remplacer l’Écriture, en tout ou en partie ».

[10] Voir dans ce même numéro l’article de G. Bady.

[11] Lire dans Résurrection n° 40 (juin-juillet 1992), p. 13-20, l’article de Christian Amphoux, Une édition savante ancienne des Evangiles, à propos du codex Bezae.

[12] Henri de Lubac, Catholicisme, Paris, Le Cerf, 1983, chapitre VI, « L’interprétation de l’Ecriture », pp. 140-141. Tertullien, Apologie, citée p. 141.

[13] Henri de Lubac, op. cit., p. 148. Le théologien mentionne ici Rupert, In Joannem, 1, 6.

[14] Paul Beauchamp, L’Un et l’autre Testament, II, Accomplir les Écritures, Paris, Le Seuil, 1990, p. 32.

[15] Id., p. 95, le P. Beauchamp reprend cette question après avoir traité de la lecture figurative.

[16] Ibid., p. 96.

[17] Cf. L’Interprétation de la Bible dans l’Eglise (op.cit.), p. 117, la conclusion sur « pastorale et évangélisation ».

[18] Ibid., p. 105. Il est intéressant de voir comment les premières traductions de la Bible dans les langues vernaculaires s’accompagnent justement de la nostalgie d’une langue unique, langue mère, la « lingua sancta » où s’énonça le « fiat » de la création, ou du désir de créer une langue universelle capable de renouer le lien entre les mots et les choses (Michel de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, "Bibliothèque des histoires", 1982, édition de référence, Tel, 1995, p. 168). Il s’agit bien d’initiatives « post-babéliennes » (ibid.) mais aussi d’une acceptation problématique des conséquences de l’Incarnation. Michel de Certeau rattache les « grandes éditions polyglottes de la Bible » à l’entreprise de « refaire un corps à partir de ses membres disjoints », les langues vernaculaires ayant emporté chacune des fragments de l’unique (op. cit., p. 161-162).

[19] Expression de saint Jean Chrysostome citée par Henri de Lubac, voir supra, n. 1.

[20] Michel de Certeau, La Fable mystique, p. 109. « Comment "faire corps à partir de la parole" ? Cette question ramène celle, inoubliable, d’un deuil impossible : "Où es-tu ?" [...question qui habite] déjà les commencements évangéliques. Devant le tombeau vide, vient Marie de Magdala, cette figure éponymique des mystiques modernes : "Je ne sais pas où ils l’ont mis" [Jn, 20, 13 et 15]. Articulée par toute la communauté primitive, cette demande ne se limite pas à une circonstance. Elle organise le discours apostolique. Dans l’Evangile de Jean, Jésus n’a de présence que partagée entre les lieux historiques où il n’est plus et l’inconnaissable lieu, dit-il "où je suis", de sorte que son "être- là" est le paradoxe "d’avoir été" ici autrefois, de "demeurer" inaccessible ailleurs et de revenir plus tard. Son corps est structuré par la dissémination, comme une écriture ».

[21] Ibid., p. 112.

[22] La Gloire et la Croix, p. 19.

[23] Ibid., p. 28.

[24] Ibid., p. 97-98, à propos des tâches d’une esthétique théologique.

[25] L’Effroi du beau, p. 57.

[26] A cet égard, la constitution Dei Verbum souligne que, loin d’être un christocentrisme, cette confession que le Christ est le « centre vivant » des Ecritures (P. Yves Congar, cité par Henri de Lubac, op. cit., p. 35) reconnaît en lui le « Visage du Père » (Clément d’Alexandrie), reconnaissance parfaite de son amour.

[27] La Gloire et la Croix, I, p. 19.

[28] Dieu se dit dans l’histoire, p. 18.

[29] Paul Claudel, Bréviaire poétique, Poésie Gallimard, Paris, 1999, p. 24, « La messe là-bas ».

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