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Le dialogue interreligieux à l’école du pape Benoît XVI

Isabelle Rak

La rigueur théologique de Benoît XVI a été parfois interprétée comme une forme d’intolérance de l’Église catholique vis-à-vis des autres religions et même des Églises séparées, comme celles issues de la Réforme. La critique se montra particulièrement virulente lors de la publication de la déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église par la Congrégation pour la doctrine de la foi, le 6 août 2000. Dans ce document, très marqué par la pensée de Joseph Ratzinger qui en exposa les grandes lignes le 5 septembre 2000 lors de la Conférence de presse de présentation au Vatican, sont exposées sans complaisance les conséquences du relativisme (défini comme « l’idée […] que toutes les religions sont pour leurs fidèles des moyens de salut également valides » [1]) sur la négation de la divinité du Christ et donc du caractère complet et définitif de son enseignement, et sur le refus de l’unité et de l’unicité de l’Église de Dieu qui « subsiste » (se trouve) dans l’Église catholique. La plus grande partie de l’argumentation s’appuie sur les textes de Vatican II, notamment lorsque l’Église catholique est désignée comme « sacrement universel de salut » [2].

Le cardinal Ratzinger s’exposa tout particulièrement aux foudres des protestants en écrivant : « les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique, ne sont pas des Églises au sens propre » [3]. Ce faisant, le Préfet pour la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ne faisait que rappeler l’enseignement permanent de l’Église sur le sujet, enseignement largement repris et développé par Vatican II qui est abondamment cité dans le texte incriminé.

Mais dans le même temps, sont évoqués dans ce document le rôle positif des autres religions dans la recherche par l’homme du seul vrai Dieu : « en considérant les manières de faire, les règles et les doctrines des autres religions, le Concile Vatican II [...] affirme que : “Quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même [l’Église] tient et propose, cependant [elles] apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes” » [4]. Et un peu plus loin : « Cependant, parce qu’il veut appeler à lui tous les peuples en Jésus-Christ et leur communiquer la plénitude de sa révélation et de son amour, Dieu ne manque pas de se rendre présent de manière multiforme “non seulement aux individus mais encore aux peuples, par leurs richesses spirituelles dont les religions sont une expression principale et essentielle” » [5]. Ces citations de Dominus Iesus témoignent en réalité d’un grand respect pour les autres religions, respect alimenté par une longue réflexion antérieure, dont témoigne en particulier l’opuscule intitulé L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions [6], publié en France un an plus tôt, en 1999. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, la question de la pluralité des religions est traitée au moyen d’une réflexion sur les conditions du dialogue inter-religieux, de ses modalités et de sa finalité, où la centralité de l’annonce de la Révélation est indissociable de la nécessaire humilité de ses messagers.

L’unique Étoile de la Rédemption [7]

Selon le cardinal Ratzinger, l’aspiration des religions à la vérité est illustrée par l’épisode des Mages, tel qu’il est présenté dans le Catéchisme de l’Église catholique. L’étoile qui les guide n’est rien d’autre que la Révélation d’Israël (et son proche accomplissement par Jésus-Christ). Est réaffirmé ici le caractère singulier et véridique de cette Révélation : « l’étoile véritable, c’est cette Parole de Dieu qu’elle garde : si on la perd de vue ou si on s’en écarte, on ne peut atteindre le but » [8]. On retrouve une allusion similaire dans Dominus Iesus  : « La révélation du Christ continuera d’être dans l’histoire “la vraie étoile sur laquelle s’oriente” toute l’humanité » [9]. L’étoile des religions ne peut être que Jérusalem. Ce thème de l’étoile, par lequel l’unicité de cet astre nocturne se fait le guide de l’humanité universelle, est évoqué d’ailleurs dans d’autres textes, comme l’oracle de Balaam sur l’étoile issue de Jacob (Nb 24, 17). Dans ce contexte, Joseph Ratzinger rappelle avec insistance que les nations païennes doivent entrer dans l’histoire particulière du salut, depuis Abraham jusqu’au Christ, et donc intégrer dans leur culture le rôle spécifique d’un peuple, Israël, selon la parole du Christ : « le salut vient des Juifs » (Jn 4, 22). « La mission de Jésus consiste à rassembler les histoires des nations en les associant à la communauté historique d’Abraham et d’Israël » [10]. Remarquons ici l’accent mis sur la notion d’histoire : il ne s’agit pas pour les nations d’admettre les récits bibliques comme de simples mythes dont seule la portée symbolique serait à prendre en compte, mais d’accepter que l’histoire du salut, incarnée dans un peuple particulier, fasse irruption dans leur propre histoire. C’est ce lien fondamental avec la singularité historique d’une Révélation manifestée en un lieu et dans une fenêtre temporelle déterminés qui garantit la visibilité de l’Étoile de la Rédemption aux Mages et avec eux, à toute l’humanité. « L’histoire d’Israël doit devenir l’histoire de tous »10. On ne saurait la rejeter pour des raisons d’éloignement géographique et culturel. C’est pourquoi, toujours selon le cardinal Ratzinger, la visibilité et l’universalité de l’Église catholique trouve (paradoxalement ?) son fondement dans ce « particularisme » d’Israël.

Mais en même temps, et dans le même passage, Joseph Ratzinger écrit cette formule étonnante : « les religions du monde peuvent devenir l’étoile qui met les hommes en route et les conduit à la recherche du Royaume de Dieu »8. Les religions jouent donc un rôle essentiel : elles stimulent en l’homme son aspiration vers Dieu. On verra plus loin à quel point le futur Benoît XVI appelle à respecter les autres religions et à se mettre, le cas échéant, à leur écoute. Mais si l’on tient fermement à les faire entrer dans « l’unique Alliance de Dieu », comment faire ? Le choc culturel entre le monde judéo-chrétien et les sociétés païennes est rude. Doit-il conduire à la destruction pure et simple de leur univers, de leurs apports artistiques, philosophiques et spirituels ? Peut-on anéantir sans hésiter leurs représentations religieuses ? Comment faire entrer leur monde dans l’héritage de l’Alliance ? « Il fallait aussi se demander […] si l’on ne se trouvait pas […] dans l’obligation de les connaître de l’intérieur et de faire entrer leur héritage dans le christianisme » [11]. Il faut en effet découvrir les autres religions de l’intérieur. Une posture trop distanciée, comme celle de l’ethnologue ou du sociologue des religions, ne permet pas d’en saisir les ressorts les plus intimes. Prétendument tolérante et ouverte au dialogue de par sa froide objectivité, cette attitude ne permet pas une véritable rencontre.

Et d’autre part, si l’on admet d’emblée que toutes les religions adhérent à leurs propres vérités et qu’elles n’ont pas à rechercher une vérité universelle, aucun dialogue authentique n’est envisageable. Si toutes ces « vérités » se valent, à quoi bon partir ensemble à la recherche d’un contenu objectif et universel ? A ce propos, le cardinal Ratzinger identifie deux types de stratégies, mises au point plus ou moins consciemment au sein du monde contemporain pour contourner cette difficulté et rendre possible un début de dialogue sans poser clairement la question de l’unicité et de l’universalité du Vrai. A cet effet, il identifie, au sein du « fait religieux », trois tendances : les religions mystiques, pragmatiques et théistes.

Première stratégie de contournement :

la théologie mystique, une religion sans contenu

Ce que Ratzinger désigne sous le terme de « religion mystique » désigne moins telle ou telle religion qu’une tendance à réduire les contradictions inter-religieuses en leur proposant une théologie a minima. Il s’agit en effet de trouver une base commune d’entente en bannissant – ou en relativisant – toute forme de représentation du divin. La disqualification de cette représentation va beaucoup plus loin que le simple iconoclasme – même si ce dernier risque d’y conduire - car elle refuse, non seulement la visibilité charnelle du divin, mais aussi son intelligibilité. Ratzinger vise explicitement ici Raimon Pannikar, pour qui l’idée d’un Dieu personnel et historiquement révélé est une forme d’idolâtrie. Aucun concept, aucune pensée, pourrait-on dire, sur le divin, ne saurait donc trouver quelque légitimité. Cet accord inter-religieux par le silence non seulement des lèvres, mais de la pensée construite, du Logos, semble parfaitement convenir à notre siècle de relativisme absolu : « A une époque où nous avons appris à douter de l’intelligibilité du Transcendant et où, en outre, dans ce domaine, l’intolérance potentielle de qui revendique pour soi la vérité inspire de la crainte, l’avenir ne semble appartenir qu’à la religion mystique » [12]. Le monde sensible échappe alors à toute relation à Dieu, et le cosmos n’a plus aucun sens, car il n’est plus une créature de Dieu. De même, l’histoire devient le lieu même de l’absence de Dieu, le salut ne peut se penser qu’en dehors du monde et en particulier de sa dimension temporelle, comme une sorte de « thérapie individuelle », selon les termes savoureux de Joseph Ratzinger. Par conséquent, aucune éthique commune n’est pensable, l’agir humain se réduit en fait à l’optimisation de nos intérêts personnels. Nous demeurons seuls au cœur du monde, livrés à nous-mêmes, réduits, au sens littéral, à l’insignifiance.

Cependant, cette description radicale, voire caricaturale de cette théologie totalement apophatique ne saurait plaire entièrement au grand nombre, qui tient malgré tout aux rites visibles et aux représentations aussi bien plastiques que mentales du divin – sans parler d’une secrète aspiration vers la découverte d’un sens pour la création et pour la destinée humaine. Et c’est là que la théologie mystique se montre la plus insidieuse, car son relativisme absolu s’accommode sans problèmes des manifestations extérieures de religiosité, l’important étant que tout le monde soit convaincu de leur caractère totalement subjectif, non contraignant et dénué de toute valeur, de tout contenu intrinsèque. La « religion mystique » ne se veut pas persécutrice, mais à ses yeux « l’adoration que le Dieu d’Israël exige, et le dépouillement de la conscience qui oublie son moi et se laisse dissoudre dans l’Infini, pourraient être finalement considérés comme des aspects différents d’une même attitude vis-à-vis de l’Infini » [13].

Cela étant, Joseph Ratzinger ne nie aucunement la dimension apophatique du christianisme : il rappelle que, s’ils sont mal compris, les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation pourraient faire croire que Dieu est une forme saisissable et à notre mesure. Or, l’Église a toujours mis en garde contre une telle réduction du mystère divin à une réalité totalement compréhensible, comme en témoignent les traités Contre Eunome de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse, qui rappellent que, dès qu’on parle de Dieu, les concepts et les termes employés ne sauraient décrire l’ensemble de la réalité du divin, qui ne peut être pleinement connue ni exprimée, y compris dans ses manifestations concrètes et historiques.

Deuxième stratégie : la religion pragmatique

Un autre moyen de réduire à peu de frais les antagonismes inter-religieux consiste à leur trouver un plus petit dénominateur commun grâce à un agir commun visant à la paix, à la solidarité de tous les hommes et à la sauvegarde de la planète. La rencontre des différentes religions serait ainsi rendue possible par le biais d’une « orthopraxie » par lequel le religieux se réduit, peu ou prou, à l’action humanitaire. Il est vrai qu’aujourd’hui, seule l’action caritative du christianisme peut trouver grâce aux yeux de ses détracteurs qui rêvent de l’y confiner. Cette attitude n’est pas, malgré les apparences, contradictoire avec la précédente ; en effet, l’évacuation totale de l’objectivité du contenu ignore totalement la question de la vie au monde et de la relation avec autrui. On peut donc être tenté de transférer le religieux de la sphère du concept, d’où il se trouve chassé par la « religion mystique » vers le domaine de l’action brute. IL s’agit donc de réduire la religion à une morale, à des œuvres humaines certes tournées vers autrui mais dépourvues de toute signification.

Cette religion réduite à l’orthopraxie pose cependant de sérieux problèmes. D’une part, prétendre que l’action humanitaire, sociale ou écologiste relève du religieux revient à sacraliser ce qui ne saurait l’être, et à faire d’un agir humain contingent un impératif auquel il est nécessaire de se soumettre. Mais quand le religieux s’invite pour régenter les dimensions économiques ou politiques d’une communauté, il ne laisse plus aux hommes la possibilité de construire leurs sociétés selon leurs spécificités propres. L’organisation de la vie sociale s’édifie au contraire sur la base de discussions et de compromis, qui laissent la possibilité de « libre discussion d’opinions diverses et le respect de voies diverses. Là où, par un moralisme aux motivations religieuses, on saute ce pluralisme fréquemment irréductible de voies et leur discussion rationnelle et laborieuse, et où on déclare une des voies comme la seule véritable, la religion en vient à se transformer en dictature idéologique, une dictature dont la passion totalitaire, loin d’édifier, détruirait la paix » [14]. On ne peut réduire la religion à une pure finalité pratique qui deviendrait alors une idole.

Un autre problème plus fondamental consiste à définir une orthopraxie commune. Or, en l’absence de toute idée de vérité universelle, peut-on espérer faire accepter par tous les hommes une morale commune ? Il est question d’orthopraxie, ce qui exige de définir ce qu’est une action « droite » et de montrer en quoi elle est préférable à un comportement répréhensible. Ce qui revient à porter un jugement sur tel ou tel acte sur la base de principes supposés universels mais qui ont été soigneusement rejetés par la « religion mystique ». Aucune praxis commune n’est tenable sans une adhésion préalable à des principes acceptés par l’ensemble de la communauté.

Enfin, on constatera que les préceptes de cette « religion pragmatique » (solidarité, paix universelle, préoccupations environnementales) ne concernent que des réalisations collectives qui tendent à évacuer la notion de responsabilité individuelle, de rapports interpersonnels, au profit d’une philanthropie dont les bénéficiaires resteraient anonymes. Ce moralisme abstrait ignore que l’on peut – et doit – se laisser interpeller, convoquer par le visage de l’autre.

La voie théiste ?

Au-delà du vide creusé par cette absence de visage, vide commun aux religions mystique et pragmatique, les « religions théistes » (principalement le judaïsme et le christianisme, Joseph Ratzinger n’ayant pas développé le cas de l’Islam dans ce contexte) viennent affirmer que non seulement le ciel, mais ce monde-ci est habité par la Présence divine, qui n’est pas une lointaine abstraction, mais un Dieu personnel qui s’adresse à chaque homme en particulier. La relation entre Dieu et l’homme repose sur des réalités concrètes et objectives. Mais, si ces religions « théistes » reposent donc sur un contenu dont elles admettent le caractère véridique, voire « dogmatique et hiérarchique », sont-elles pour autant condamnées à se montrer intolérantes ? La foi en une vérité frappe-t-elle celui qui la vit d’une incapacité à dialoguer ? Comment faire accepter par nos contemporains que la vérité n’est pas l’ennemie de la tolérance, mais la condition de son authentique existence ?

Les dangers de l’impatience

Nous voici donc revenus au dialogue inter-religieux. Pour le cardinal Ratzinger, ce n’est pas en renonçant à la vérité que l’on facilite la rencontre avec les autres confessions chrétiennes et les autres religions, car cette rencontre reposerait sur le néant. On ne peut renoncer à l’exigence d’une vérité qui s’impose par la raison : « Le scepticisme ne rassemble pas » [15]. L’œcuménisme n’est pas affaire de diplomatie. S’il n’y a pas de contenu sur lequel faire porter une légitime disputatio, il n’y a pas d’enjeu. On risque alors « une indifférence à la foi, qui voit un obstacle dans la question de la vérité, qui mesure l’unité d’après l’opportunité et en fait une alliance en surface, indéfiniment porteuse de nouvelles divisions » [16].

Cette recherche d’un consensus superficiel n’est pas seulement la marque d’une crainte devant l’affirmation de la vérité, elle témoigne également d’une certaine impatience, qui est du même ordre que celle qui consiste à faire advenir l’eschatologie par nos propres forces au sein du monde présent, hic et nunc. C’est l’éternelle tentation d’instaurer le Royaume de Dieu sur terre avant le retour effectif du Seigneur. Ce qui n’exclut pas une attente impatiente et active de l’unité : « une patience toute simple, qui attend le salut des mains de Dieu, et l’impatience la plus concrète, qui veut éliminer tout ce qui fait obstacle au Royaume et se rendre totalement disponible pour le plan de Salut de Dieu » [17].

Discerner l’essentiel

Cette dialectique de la patience et de l’impatience se reflète dans la nécessité, pour progresser dans le dialogue œcuménique, de savoir discerner, au sein des particularités de notre propre religion ou confession chrétienne, l’essentiel de l’accessoire. Et sur ce point, Joseph Ratzinger porte assez loin l’exigence de « remise à plat » de nos croyances, de nos rites et de nos pratiques, non pas pour dégager un plus petit dénominateur commun, mais pour purifier notre foi et la ramener à son centre. Le futur Benoît XVI recommande ainsi d’éviter de poser ce qu’il appelle des « exigences maximales ». Prenant pour exemple le cas de la primauté du pape, il montre que si le catholique ne saurait considérer cette primauté comme nulle et non avenue, il n’est peut-être pas absolument nécessaire de « considérer la manière dont se présente la primauté aux XIXe et XXe siècles comme la seule possible et qui s’appliquerait à tous les chrétiens » [18]. Cet exemple montre que la distinction entre l’essentiel, le non négociable, et le contingent, qui dépend des circonstances historiques de son émergence, doit se travailler par la recherche théologique et l’investigation historique. L’exigence de vérité ne doit donc pas être invoquée là où elle n’est pas irrécusable. Il ne faut pas confondre la vérité avec une forme surgie de l’histoire. Ainsi, il convient de ne pas obliger les autres confessions chrétiennes (orthodoxes, protestants) à se fondre dans le moule de l’actuel catholicisme romain. Joseph Ratzinger met en garde contre « un chauvinisme confessionnel qui s’oriente, en définitive, non d’après la vérité mais d’après l’habitude et qui, fixé dans ce qu’il a de propre, s’attache avant tout précisément à ce qui orienté contre les autres ». [19] Dans certains passages, le futur Benoît XVI semble dire qu’il n’est pas souhaitable que la « forme » (confession) protestante disparaisse, si ceux qui y adhèrent acceptent les principes fondamentaux de la foi catholique. Sans doute la récente admission d’une frange de l’Église anglicane dans la communion catholique, tout en conservant ses rites et la plus grande part de sa discipline ecclésiastique – à l’exception de l’ordination d’hommes mariés comme évêques - est-elle un exemple de ce discernement.

Le dialogue comme kénose

En insistant particulièrement sur l’importance de distinguer l’essentiel de l’accessoire, Joseph Ratzinger incite chaque partenaire du dialogue inter-religieux à se laisser décaper et purifier de ses propres représentations. C’est la voie la plus exigeante, qui se garde des écueils du relativisme et du « chauvinisme confessionnel ». « La foi est vécue comme une décision valable portant sur un contenu déterminé, mais qui pour cette raison même est en recherche de l’unité, se laisse purifier et approfondir en vue de l’atteindre, et aide par là le partenaire à reconnaître, dans un même cheminement de purification et d’approfondissement, le centre commun »19. C’est parce que nous tenons notre foi comme véridique et fondée sur le roc que nous devrions être capables d’en discerner le reflet chez autrui même quand elle nous est présentée sous d’autres formes, selon d’autres représentations. La voie apophatique, mystique, prend là tout son sens. Et c’est là que la pensée de Benoît XVI sur l’œcuménisme atteint son point culminant : la rencontre entre les religions ne peut espérer être complète que si elle se construit au sein de la kénose du Fils de Dieu. En rappelant l’importance de la tradition apophatique dans l’Église, Joseph Ratzinger place le véritable mystère divin dans cette kénose, c’est-à-dire le moment où le Fils, en devenant pleinement saisissable dans l’histoire par un abaissement librement consenti, entre dans un mystère encore plus grand, du fait de l’irréductible paradoxe entre sa toute-puissance divine et sa vulnérabilité. C’est pourquoi « la kénose de Dieu est exactement le lieu où les religions peuvent se rapprocher sans prétentions de domination ». Cette intuition consistant à rapprocher dans un même mouvement la toute-puissance de la vérité et son extrême pauvreté s’exprimait déjà chez Socrate [20]. Le Dieu de la Bible que rencontre Élie à l’Horeb se manifeste dans une brise légère. Joseph Ratzinger insiste sur cette « pauvreté » de Dieu qui s’exprime dans la discrétion et le silence, et qui ne dispose que « des modestes armes de l’amour et de la vérité, et qui semble donc avoir toujours le dessous » [21]. Pour le dialogue avec d’autres religions, il convient, comme dans tout autre domaine, d’adopter les « mœurs divines », c’est-à-dire de renoncer à la domination et à la force brute, pour se mettre à l’écoute et au service de celui qui cherche encore la vraie foi.

Mais n’allons pas imaginer que le futur Benoît XVI ait pu se complaire dans une sorte de spiritualité de l’enfouissement qui fut tellement répandue durant la deuxième moitié du XXe siècle. Au moment même où il rappelle cette dimension kénotique de la rencontre, il rappelle que celle-ci n’est pas possible si elle exige le renoncement à la vérité. Dans une telle perspective, aucun des protagonistes ne pourrait être pris au sérieux s’il n’est pas sincèrement attaché à ses convictions. Mais l’écoute de l’autre peut faire découvrir des aspects inconnus de cette vérité à laquelle nous devons être indéfectiblement attachés. Car cette vérité n’est pas notre bien propre, elle est un don de Dieu qui s’est librement révélé à l’homme. Elle nous dépasse, car elle est le Fils de Dieu en personne. « En me laissant mettre sur la voie du Dieu plus grand, dans la certitude que je n’ai jamais totalement en main la vérité sur Dieu […] devant elle, je suis toujours un apprenti » [22]. C’est pourquoi mission et dialogue ne sont pas incompatibles, mais doivent aller de pair. Car, comme l’écrit Joseph Ratzinger à la fin de son livre, « le dialogue inter-religieux devrait devenir toujours plus une écoute du Logos qui nous montre l’unité au milieu de nos séparations et de nos contradictions ». [23]

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Joseph Ratzinger, Conférence de presse de présentation de Dominus Iesus, texte original italien sur www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20000905_dominus-iesus-ratzinger_it.html , traduit par Béatrice Bohly, http://benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/le-cardinal-ratzinger-explique-dominus-jesus.html.

[2] Concile Vatican II, Lumen Gentium, n. 14.

[3] Dominus Iesus, 17 (citant Vatican II, Décret Unitatis redintegratio, n. 22)

[4] Dominus Iesus, 8 (citant Vatican II, Déclaration Nostra Aetate, n. 2.)

[5] Dominus Iesus, 8 (citant Jean-Paul II, Encyclique Redemptoris missio, n. 55)

[6] Joseph Ratzinger, L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions, Parole et Silence, 1999.

[7] Allusion à l’ouvrage de Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, coll. Esprit, Paris, Seuil, 1982. Ce philosophe allemand du début du XXe siècle, juif proche du christianisme, a développé dans ce livre les fondements d’un dialogue judéo-chrétien actuellement en plein essor.

[8] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 19.

[9] Dominus Iesus, 8 (citant Jean-Paul II, Encyclique Fides et ratio, n. 15).

[10] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 20.

[11] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 77.

[12] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 81.

[13] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 83.

[14] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 85.

[15] Joseph Ratzinger, op. cit., p. 92.

[16] Cardinal Joseph Ratzinger, Les principes de la théologie catholique, Téqui, Paris 1982, p. 227.

[17] Les principes de la théologie catholique, p. 242.

[18] Ibid., p. 221.

[19] Ibid., p. 227.

[20] Apologie de Socrate, 18 c : « pour attester que je dis vrai, je produis, moi, un témoin que je sais irrécusable, ma pauvreté. ».

[21] Joseph Ratzinger, L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions, p. 66.

[22] Joseph Ratzinger, L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions, p. 93.

[23] Ibid., p. 95.

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