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Le monde conçu de toute éternité selon Maître Eckhart

Alexis Perot

La création du monde est une donnée de foi. « Dieu tout puissant créateur du ciel est de la terre » s’inscrit en tête du symbole de Nicée-Constantinople, de même que pour celui dit des Apôtres. La tradition biblique, fondée sur le récit de la Genèse, fixe par là de manière définitive le cadre de la pensée chrétienne. Sur le plan philosophique, un tel dogme s’oppose cependant à ce que la tradition grecque a, quant à elle, toujours affirmé. Dans un contexte intellectuel hellénisant, l’éternité du monde n’a pas été sans présenter des difficultés conceptuelles importantes.

S’il est aisé de situer, dans l’horizon de cette rencontre, l’une des premières déviations du dogme de la création imputable à Origène au IIIe siècle, plus difficile est l’interprétation de la pensée de maître Eckhart (1260-1328) au XIVe siècle, située à l’apogée de la théologie scolastique.

Il convient ici d’ébaucher à grands traits la biographie, paradoxalement assez lacunaire, de ce dominicain allemand de grand renom en son temps. Eckhart naquit vers 1260 en Thuringe près de Gotha et entra assez tôt chez les dominicains du couvent d’Erfurt. Il fut envoyé quelque temps au studium generale de Cologne, fondé en 1248 par saint Albert le Grand pour former l’élite de son ordre. De là, Eckhart partit pour Paris en 1293 afin d’y poursuivre ses études dans ce qui était la capitale intellectuelle de la chrétienté. Puis, quittant Paris, il fut nommé prieur de son couvent d’Erfurt. À cette charge s’ajouta celle de vicaire général de Thuringe. Vers 1300, Eckhart fut à nouveau à Paris où il reçut le titre de Maître en Écriture sainte. De retour en Allemagne, il fut nommé alors provincial de Saxe. Enfin, à partir de 1314, Maître Eckhart assura la direction du studium de Strasbourg, et en 1324 il présida le studium generale de Cologne.

C’est à cette époque que le Maître dominicain, alors au faîte de sa réputation et enseignant depuis quarante ans en Allemagne du Nord, fut mis en cause par l’archevêque de Cologne, Henri de Virnebourg pour son hétérodoxie théologique. Ce dernier confia la charge d’examiner ses traités et ses sermons à deux inquisiteurs, lesquels trouvèrent quarante-neuf propositions susceptibles d’être condamnées. Comme Eckhart présentait sa défense en septembre 1326, à Cologne, en justifiant les propositions condamnées, l’Inquisition répliqua par la présentation de cinquante-neuf autres assez semblables aux précédentes. En janvier 1327, Eckhart porta sa cause devant le Saint-Siège, alors à Avignon, en protestant toujours de son orthodoxie. À l’issue de ce second procès, la bulle In Agro Dominico, du pape Jean XXII, le 27 mars 1329, jugeait que, parmi 26 articles qu’Eckhart reconnut avoir prêchés, 17 étaient entachés d’hérésie tandis que 9 autres étaient déclarés malsonnants. Mais cette condamnation intervint à titre posthume, l’auteur étant mort non sans avoir, selon la bulle, révoqué et désavoué les vingt-six articles.

Or, pour ce qui nous concerne, parmi les textes ainsi condamnés, Eckhart semblait bien admettre l’éternité du monde.

S’agit-il d’une version reconduite de la même et lancinante erreur, qui proviendrait de la difficulté philosophique à s’accorder pleinement au dépôt de la foi ou, au contraire, la dimension mystique indéniable de l’œuvre du maître rhénan obligerait-t-elle à considérer cette étrange affirmation sur le strict plan de la Révélation ? Ainsi, loin de toute spéculation philosophique, l’Écriture elle-même ne suggère-t-elle pas dans certains passages du Nouveau Testament que la compréhension d’un monde créé, advenu à partir d’un instant T, n’a rien de si évidente ? Reprenons, par exemple, l’hymne aux Éphésiens :

Dans les cieux, il nous a comblés de sa bénédiction spirituelle en Jésus Christ.
En lui, il nous a choisis avant la création du monde (Ep 1,4)

« Avant la Création du monde » : que signifie ce verset ? Il s’agit apparemment d’une référence à l’éternité de Dieu en laquelle les hommes régénérés par le baptême ont été non seulement conçus, mais déjà comblés et choisis. L’expression « dans les cieux » irait dans le sens de cette interprétation, faisant ainsi contrepoint à la notion temporelle qu’induit l’expression « avant la création du monde ». Partout l’Écriture le confirme, c’est bien par son inscription dans le temps que le monde est créé : « tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jn 17,24) dit le Fils à son Père. Pour autant, le seul mot « avant » se réfère à autre chose, à l’éternité, qui n’a pourtant ni « avant » ni « après », et qui existe dans le seul présent divin. C’est à l’aune de cette réalité transcendante et indicible – qualifiée faute de mieux d’éternité – que l’amour dont nous faisons si gracieusement l’objet tire son origine sans fond !

Parler d’une présence en Dieu des personnes créées avant que celles-ci n’aient réellement vu le jour, (a fortiori avant que le monde fût), fait alors appel à la possibilité d’un monde idéal aux résonances platoniciennes. Comme si, avant même d’être créés, flottait déjà en Dieu l’idée de ce que nous serions un jour… Faut-il croire alors que le Nouveau Testament ouvre là des perspectives, inconnues à l’Ancien, qui semblent épouser, au moins en partie, l’ontologie grecque sur la question de l’éternité du monde ?

Les Pères de l’Église ont dû préciser un certain nombre de points sur cette question aux IIIe et IVe siècles, confrontés qu’ils étaient au milieu culturel grec qui n’admettait pas que le monde puisse ne pas être éternel. Ce faisant, ils atteignirent assez vite les limites du langage sur le rapport du temps et de l’éternité. Puisque l’on ne peut s’exprimer que du seul point de vue du temps, dans la condition finie qui est la nôtre, le raisonnement butte nécessairement sur d’insolubles problèmes. L’urgence consista donc, dans un premier temps, à bannir ce qui s’opposait frontalement au dogme de la création, avant de poser les ultimes limites de ce qu’il est possible d’affirmer. Jusqu’où le langage, la raison naturelle, peuvent-ils s’aventurer aux abords de ce qui demeure un immense mystère : la création du fini à partir de l’infini, du temps au sortir de l’éternité ?

C’est une fois le dogme solidement établi, sorti victorieux des dernières joutes avec la physique aristotélicienne, l’averroïsme étant condamné, que la mystique chrétienne eut à cœur de bousculer certaines barrières conceptuelles ou langagières à bon droit dressées contre les fausses conceptions.

Le célèbre dominicain, Maître Eckhart, qui s’exprima, aux dires d’un de ses meilleurs interprètes et disciples, Jean Tauler, « à partir de l’éternité », a lui-même abondamment puisé dans les richesses des réflexions antérieures, celles de saint Augustin, de saint Denys l’Aréopagite etc… afin de dépasser les joutes de son temps et d’intégrer la dimension mystique à un cadre de réflexion qui entendait dépasser les bornes du temps et du créé. La parole la plus audacieuse du maître dominicain se place en effet au niveau de « l’incréé » ; ce qui ne laisse pas de susciter malentendus et interrogations telle que l’illustre cette question particulièrement controversée d’une création du monde en Dieu.

Penser l’éternité à partir du temps : aporie de la raison philosophique

Le monde ne pouvait qu’être éternel aux yeux des Anciens, même en admettant une causalité divine pour justifier son existence. Dieu était perçu comme antérieur au monde selon la cause mais non selon le temps. Ainsi, les platoniciens concevaient la possibilité d’une origine du monde coéternelle à Dieu, celui-ci ayant toujours existé et suscité le monde.

Cette certitude philosophique s’appuie sur une façon de raisonner par l’absurde. Un monde temporel ne suppose-t-il pas qu’il exista du temps avant le temps de la création ? Or, si le monde créé a bien connu un commencement, cela signifie que Dieu, qui lui est antérieur, a d’abord existé sans elle, et ce depuis toujours. Que faisait-Il alors ? demande le philosophe, un brin provocateur. S’il s’est fait artisan, en modelant un beau jour notre monde, voilà qui induit un changement en Lui qui de non-auteur devient à partir de ce moment auteur du monde. Serait-ce possible ? Non, dit la raison philosophique grecque. Les attributs de Dieu étant identiques à sa substance, la mise en œuvre de ce que les chrétiens vont appeler création entraînerait un changement en celle-ci. Or Dieu, éternel, ne peut changer. Saint Augustin connaissait bien ces objections qu’il a résumées dans le chapitre VIII des Confessions. Quelles étaient alors les différentes propositions des tenants de l’éternité du monde confrontés à la notion biblique de création ?

Il y eut d’abord les gnostiques, du panthéisme de la gnose de Valentin au IIe siècle au dualisme de Mani. Ce dernier admettait deux principes antagonistes que sont la lumière et l’obscurité. D’un côté la lumière, substance corporelle, de l’autre l’anti-Dieu auquel s’identifie la matière. Ici, la distinction du créateur et de la créature n’apparaît pas clairement.

Confrontés aux philosophes qui se référaient à Platon, les chrétiens en firent autant, afin d’éclairer philosophiquement la création dont parle la Bible. Ainsi dans le Timée, l’idée du Démiurge permettait d’entrevoir un Dieu créateur et les Idées archétypes pouvaient être opportunément rapprochées du Verbe divin comme médiation créatrice. Le païen Celse auquel s’opposa Origène refusait nettement cette interprétation sur le motif de la transcendance absolue du Principe, tel que l’exige la raison. L’idée que Dieu puisse se commettre avec le monde n’était pour lui qu’une vulgaire fable véhiculée par les chrétiens. En réponse, Origène présenta précisément le Christ comme médiateur entre Dieu et la réalité naturelle. C’est pourtant ce même Origène qui adopta la conception ambiante d’un monde éternel, la faisant coïncider avec l’exigence d’une création temporelle par le biais d’une doctrine selon laquelle les « mondes » se succèdent à l’infini pour arriver jusqu’au notre…

Les néo-platoniciens, de Plotin à Proclus, développèrent quant à eux la théorie dite de « l’émanation » pour parler de la production du monde coéternelle à Dieu. Celui-ci a émis le monde en se répandant, par procession à partir de lui-même, ce qui introduit une dimension d’immanence entre Dieu et le monde.

Des combats menés par les Pères de l’Église aux IIe et IIIe siècles contre la gnose et contre le néo-platonisme sont sortis plusieurs concepts-clés précisant le sens biblique et chrétien de la création. Contre la doctrine de la procession ou de l’émanation, la création fut définie comme non ex Deo. Le monde n’est pas issu de la substance divine. Contre l’idée d’une préexistence quelconque de la matière, la création fut dite ex nihilo  ; Dieu fait apparaître le monde hors de Lui, là où rien n’existait. Ceci implique que la création soit également ex materia, afin de couper court aux spéculations gnostiques sur la préexistence d’une matière incréée.

Une fois les garde-fous posés et la doctrine des commencements solidement arrimée, sur son socle créationniste, aux fondements judéo-chrétiens, demeurait la lourde tâche de penser le rapport de l’éternité au temps. Ce sur quoi bute la raison philosophique est bien ce mystérieux passage du sommeil insondable de l’éternité à l’apparition de ce qui est changement par essence, sans que le Principe en soit lui-même affecté. Comment un événement temporel, le monde, peut-il avoir pour fondement ou pour support l’éternité, c’est-à-dire, en première approche, l’absence de temps ?

Dans le principe, Dieu créa la terre et le ciel

Beréchit, en archè, in principio… Décliné à travers langues et traductions, le tout premier mot qui introduit la révélation biblique signifie : « dans un commencement ». La traduction courante retiendrait plutôt : « au commencement », avec une tonalité temporelle. La Genèse affirme donc qu’il y a un commencement de toutes les créatures.

De son côté, le prologue de l’Évangile de saint Jean affirme que c’est dans le Logos que tout a été fait. Le rapprochement de ces deux textes a permis, dès le temps de l’Église primitive, de comprendre in principio non pas dans un sens chronologique, mais au sens ontologique. « Dans le Principe », signifierait alors que la création est une œuvre interne à Dieu, considérée au sein de la Trinité immanente, au cœur même de la relation entre le Père et le Fils éternel.

Le sens purement temporel, qu’il eût été tentant d’évacuer dans le cadre des polémiques philosophiques, s’est néanmoins solidement maintenu ; en témoigne ce qu’en conserve le IVe concile de Latran de 1215 [1].

Saint Augustin, lorsqu’il aborde la question de la création dans les Confessions, admet également les deux sens possibles du récit de la Genèse. Le sens classique tout d’abord :

Dans le principe, Dieu a fait le ciel et la terre, c’est à dire dans le commencement même de son action et son œuvre, Dieu a fait le Ciel et la Terre. (Confessions XII, 20,29)

Mais l’autre sens admis est pour lui des plus révélateurs :

Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, cela signifie que Dieu fit dans son Verbe coéternel à lui-même le monde intelligible et sensible, ou spirituel et corporel. (Confessions XI, 7).

« In principio » se réfère dès lors au registre de la Parole créatrice, autant qu’au plan temporel. Saint Augustin fait sienne la compréhension du premier livre de la Genèse à la lumière du Prologue de saint Jean, en resituant l’acte créateur à l’intérieur du mystère divin. Le fait même de créer pose un acte éternel, un acte situé totalement hors du temps, car il s’agit d’un effet de la génération éternelle du Verbe en Dieu. Et pourtant, cet acte possède bien une déclinaison temporelle. Pour bien situer le problème, saint Augustin repousse toute fausse conception d’un temps qui précèderait le temps comme produit fallacieux de notre imagination limitée. En rappelant que le temps est lui-même une créature, il démontre qu’il ne faut surtout pas imaginer de manière temporelle l’antériorité de Dieu par rapport au temps. Cette antériorité, ou préséance, n’a de sens qu’en termes de transcendance.

Toute référence relative à une quelconque antériorité temporelle vis-à-vis de la création est effectivement absurde dans la mesure où le temps fait partie du créé, de la même façon que la matière. Fort de cette clarification, l’évêque d’Hippone traite par la dérision l’objection païenne classique visant l’activité divine avant la création.

Je le déclare hautement : avant de créer le ciel et la terre, Dieu ne faisait rien. Car ce qu’il eût pu faire alors, ne saurait être que créature. (Confessions XI, 12)

L’absurde est par-là renvoyé à l’absurde, car le référentiel d’une telle question est bien la fausse croyance en l’existence éternelle du temps. Celle-ci témoigne seulement de l’incapacité de la créature à s’extraire de ses conditionnements créés pour parler correctement de Dieu. Lorsqu’il s’adresse à son Seigneur (le polémiste laissant aussitôt place à l’orant), saint Augustin renvoie la question sur le mystère du temps :

Il n’y a donc pas eu de temps où vous n’ayez rien fait, puisque vous aviez déjà fait le temps. Et nul temps ne vous est coéternel, car vous demeurez ; et si le temps demeurait, il cesserait d’être temps. Qu’est-ce donc que le temps ? (Confessions XI, 14)

On le voit, tout le travail consiste à éliminer les fausses questions, sortir des ornières ou cécité ressassées, en en démasquant le substrat erroné, de façon à ouvrir pleinement la fenêtre de l’intelligence humaine sur la nuit des origines. L’aporie féconde consisterait plutôt à se demander comment de l’éternité on peut envisager le temps. Autrement dit, comment, depuis l’être immuable et éternel, le temps a-t-il pu naître ? Voilà quel serait le vrai et insondable mystère de la création du temps.

Pour saint Augustin, la création du temps dans le temps reste un mystère hors de portée des conceptions humaines. Celle-ci relève d’une donnée de foi, dont il n’y a pas lieu de discuter autrement que par un acte d’émerveillement devant l’infinie puissance créatrice de Celui qui a conçu l’impensable. Le paradoxe logique devient alors adoration et recueillement pour l’auteur des Confessions.

Approfondissement scolastique du mystère de la création en Dieu

Au XIIIe siècle, la redécouverte de la physique d’Aristote eut notamment pour conséquence de relancer, sur le thème qui nous intéresse, certaines polémiques qui ont trait à la contradiction ou non entre la raison philosophique et l’autorité de la foi. Aristote, en effet, soutenait, comme tous les Grecs, que le monde est éternel.

Saint Thomas d’Aquin, lorsqu’il écrit son traité De Æternitate mundi, en 1270 [2], prend parti contre les théologiens franciscains, en particulier saint Bonaventure, lesquels pensaient pouvoir fonder en raison le dogme de la création. S’appuyant notamment sur saint Augustin, Thomas rappelle dans son traité que, sur ce point, ce dernier n’oppose pas aux philosophes une argumentation rationnelle, mais la simple autorité de la foi. Le débat, purement théorique, repose sur l’absence de contradiction observée dans l’argumentaire philosophique, aussi bien que sur le souci de préserver la toute-puissance divine, laquelle eût très bien pu créer un monde éternel, si elle l’avait souhaité.

Par-delà ce type de joute, les grands docteurs, Thomas d’Aquin et Bonaventure, s’accordent pour corroborer le dogme chrétien d’une création temporelle du monde, tout en affirmant que les idées des choses sont créées en Dieu, dans un acte pur, comme leur exemplaire éternel.

Puisque Dieu est première cause des choses, les perfections de toutes choses doivent préexister en Dieu selon un mode supérieur. (De Potentia Q.3 a.16 ad 24)

Voilà qui est très clair dans la doctrine de saint Thomas. Comment, alors, peut-on tenir que les choses existent éternellement en Dieu, tandis que, par ailleurs, voici qu’elles sont créées de rien ? Dans la lignée de saint Augustin, tout se joue dans la génération éternelle du Verbe en laquelle est conçue la création :

Les choses préexistent en Dieu selon le mode du Verbe lui-même. Cela consiste à être un, simple, immatériel, à n’être pas seulement vivant mais la Vie même, puisque le Verbe est son être. (Contre les Gentils IV, 13, n° 3494)

Un rapport intime existe entre le Verbe en qui et par qui tout est créé et le monde qui est la voix du Verbe :

Les Cieux proclament la gloire de Dieu. (Ps 18,1)

Dans le Commentaire des Sentences, Thomas détaille ce lien étroit, intime, entre le Verbe incréé et le monde créé :

La création ne peut être dite « verbe » à proprement parler, elle est plutôt « la voix du verbe » ; de même en effet que la voix manifeste la pensée, de même la création manifeste l’art divin. C’est pourquoi les Pères assument que par son seul Verbe Dieu a dit toute la création. Les créatures sont donc comme des paroles exprimant l’unique verbe divin. (Commentaire des Sentences I d.3 q.2 a.2)

La compréhension du mystère de la création peut ici prendre appui sur l’exemple de la production d’une œuvre d’art par un artiste. L’œuvre a bien une existence dans la pensée de l’artiste cependant elle ne s’identifie par à ce dernier. En revanche, s’agissant de Dieu, son intelligence s’identifie à sa vie et à son essence, ce qui justifie qu’il y a bien une présence en Dieu de la création. C’est pourquoi la créature, en Dieu, s’identifie à l’essence créatrice. Par suite, le monde visible est produit à la ressemblance de ces idées qui existent éternellement dans l’intelligence divine et qui sont Dieu lui-même. Une différence de nature doit cependant être observée entre les idées des choses en Dieu et les choses elles-mêmes. C’est pourquoi le monde des choses effectuées est semblable au Créateur, bien que substantiellement distinct de lui.

Il existe, pour résumer, différents modes d’existence de la créature : en Dieu, celle-ci est incréée, éternelle et identique au créateur. Une fois créée, projetée hors de Dieu, celle-ci n’est plus que créature, dépendante et finie : pur néant, dira maître Eckhart. L’expression de la même idée se retrouve chez saint Bonaventure :

Triple est l’existence des choses : dans l’exemplaire éternel, dans l’esprit créé, dans le monde lui-même. Dans l’exemplaire éternel et dans l’intellect créé, les choses sont selon la ressemblance ; dans le monde lui-même selon leur entité propre… Chaque chose n’est plus vraiment dans son genre propre qu’en Dieu… Mais la ressemblance de Dieu possède en Dieu un être plus vrai et plus noble que la chose même dans le monde. (Commentaire des Sentences, I,26,2,2, Resp.)

Au tournant du XIVe siècle, Maître Eckhart ayant étudié et approfondi en Sorbonne la doctrine de ces grands scolastiques, joua des modes d’existences ainsi définis, pour exprimer de prodigieux paradoxes à résonance mystique :

Lorsque nous disons que toutes choses sont en Dieu, nous entendons que, de même qu’il [Dieu] est dans sa nature sans aucune distinction, et cependant absolument distinct de toute chose, de même en lui toutes choses sont dans la plus grande distinction et cependant non distincts, et d’abord parce que l’homme est Dieu en Dieu : de même donc que Dieu n’est pas distinct du lion et en est absolument distinct, de même, en Dieu l’homme n’est pas distinct du lion et en est absolument distinct. De même ainsi de toute chose. (Sermon latin IV, 1)

L’expression plusieurs fois usitée « n’est pas distinct et en est absolument distinct » traduit la mise en parallèle des deux modes d’existence de la créature : en Dieu comme exemplaire éternel de la chose, et en tant que la chose elle-même, une fois créée.

Il est dès lors patent que le maître rhénan utilise le langage de manière à forcer les paradoxes, tout en laissant s’estomper les différences entre les plans d’existence définies par la scolastique.

La création dans le langage de maître Eckhart

En tant que Vicaire général des provinces dominicaines d’Allemagne, Eckhart a abondamment prêché en latin et en allemand au cours des années [3]. À la toute fin de sa vie, son œuvre particulièrement originale et suggestive a été, on l’a vu, mise en cause lors d’un procès en hérésie à fort retentissement. Il fut déclaré notamment que celui-ci admettait réellement l’éternité du monde, comme pourrait le laisser penser certaines formules telles que :

On ne doit pas s’imaginer faussement que Dieu était là à attendre on ne sait quel maintenant à venir où il créerait le monde. Dans l’instant même où Dieu fut et où il engendra son Fils, Dieu coéternel qui lui est égal en tout, il créa aussi le monde. Dieu parle une fois. (Job, 40,3).
Il parle en engendrant son Fils, car le Fils est le Verbe. Il parle aussi en créant les créatures. (In Genesim, II, I)

Que faut-il en penser ? Rien, selon nous, que l’aboutissement logique du fil rouge que nous avons vu tracé depuis les premiers Pères, résultant d’une longue méditation sur le prologue de saint Jean en lequel Dieu crée dans le Principe. Ainsi, Eckhart, comme saint Thomas, contemple les idées des choses créées en Dieu, acte pur, comme dans leur exemplaire éternel. La création du monde est, dès lors, simultanée de la génération du Verbe dans l’éternité, toute chose étant conçue dans l’éternité.

Maître Eckhart a cependant pris soin d’expliquer qu’il convenait de distinguer deux choses : d’une part, que l’action de Dieu étant identique à sa substance, il a créé toute chose dans le commencement absolu de son éternité : « Dieu parle une fois ». D’autre part, la création « passive », c’est-à-dire considérée du point de vue de la créature, a bien commencé dans le temps.

Il faut remarquer que Dieu a créé en même temps le ciel et la terre et tout ce qu’il renferme… mais que toutes choses ne se sont pas manifestées en même temps. (In Genesim, I, I.)

Afin de rendre compte de ce mystère, décalage ontologique entre ce qui est d’ordre intemporel et ce qui ne l’est pas, le maître s’appuie cependant sur l’analogie temporelle, comme si les choses se faisaient réellement en deux temps :

Lorsque le Père engendra toutes les créatures, il m’engendra et je sortis de lui avec toutes les créatures et demeurai pourtant à l’intérieur du Père. De même, la parole que je prononce jaillit en moi, ensuite, je m’arrête à mon idée, en troisième lieu, je l’exprime et vous la recevez tous ; cependant elle demeure véritablement en moi. De même, je suis demeuré dans le Père. (Ave, gratia plena)

La dimension malsonnante de telles expressions, qui laisseraient effectivement entendre que le monde a d’abord été créé avant que d’être créé, est par ailleurs admise par le théologien mystique qui entend bouleverser les barrières du langage, afin de mieux faire jaillir les réalités ineffables :

Je parle quelquefois de deux fontaines. Bien que cela sonne étrangement, nous sommes contraints de parler selon notre entendement. La première fontaine d’où jaillit la grâce se trouve là où le Père engendre son Fils unique ; en celui-ci jaillit la grâce et c’est de la même fontaine que jaillit la grâce. La seconde fontaine, c’est quand les créatures fluent de Dieu ; elle est aussi loin de la fontaine d’où jaillit la grâce que le ciel l’est de la terre. (AH II, p. 52-55)

Tout ceci implique que le Verbe est entendu, ici-bas, deux fois (Dieu a dit une chose, et deux choses que j’ai entendues, Ps 61,12), puisque la manifestation créée de ce qui est conçu, une fois pour toutes, dans l’éternité, entraîne le décalage entre les modes actif et passif du Verbe créateur.

Ramené à cette opposition dialectique entre création active et passive, le mystère de la création demeure entier. Car ce qui était en Dieu, animé par la puissance de l’acte créateur, n’est plus Dieu quand elle se réalise, puisque dotée d’une vie autonome par rapport à celle de Dieu. Cependant, elle reste dépendante de son exemplarité en Dieu, qui est Dieu, et demeure sa fin ultime. Ainsi, cette causalité efficiente de la créature n’aurait pas de sens sans la causalité finale qui la soutient. Les deux niveaux de création, tels que définis, aident à saisir la radicale dépendance de la créature à l’égard du Créateur. Les substances soumises au temps vivent le perpétuel décalage entre leur nature idéale en Dieu et ce pourquoi elles sont en tant que créées, le retour au Verbe éternel. Lors, le temps apparaît comme un véhicule chargé de conduire ces substances qui participent de l’être, sans contenu ontologique propre, jusqu’à l’être lui-même. Vu depuis l’éternité, où tout est simple, où tout est « un », le temps et la création font figure d’une parenthèse, d’une sorte d’exil hors de Dieu, mais où Dieu est partout présent ; simplicité et unité que le péché, ou la revendication d’autonomie, est venu cependant compliquer.

Considérée à l’aune de la tradition, tant patristique que scolastique, la condamnation des formules du maître rhénan, touchant au problème de la création du monde, peut bien nous surprendre. Il semble en effet que l’idée d’une création du monde en Dieu, c’est-à-dire dans l’éternité, avait depuis longtemps fait consensus à l’époque où s’exprime le théologien rhénan. La hardiesse des formules employées ne peut, en effet, masquer une vision solidement établie qui ne contredit en rien le magistère de l’Église sur la création dans le temps tel que l’a rappelé le IVe concile de Latran.

Le principe de finalité de la création ne devrait pas non plus poser problème :

Par la création, Dieu dit, fait savoir, conseille et ordonne à toutes les créatures, du fait même qu’il les crée, de le suivre, de le prendre pour fin, de retourner en hâte vers lui, cause première de tout leur être, conformément à ces mots : les fleuves retournent au lieu d’où ils viennent. C’est pourquoi la nature de la créature veut qu’elle aime Dieu plus qu’elle-même… L’origine et la fin sont identiques. (In Johannem, I, 43)

En fait, ce qui trouble n’est-il pas le point de vue qu’adopte le prédicateur, qui se place résolument du point de vue de l’éternité en embrassant toutes les conséquences de ce choix ?

Parler depuis l’éternité

Dans son livre Celui qui vient d’ailleurs : l’Innocent, 1971, le P. Marie-Joseph Le Guillou a présenté Notre Seigneur comme Celui qui déconcerte et scandalise du fait du lieu depuis lequel il s’exprime : il vient d’ailleurs car son point de référence est en Dieu, ce qui ne peut que susciter de multiples incompréhensions, y compris parmi ses proches. Toutes choses égales par ailleurs, pourquoi ne pas appliquer cette approche à la théologie mystique du maître d’Erfürt, dont le lieu d’expression est précisément l’incréé ?

La théologie de maître Eckhart apparaît comme une longue réflexion sur le mystère de l’Être. L’originalité du point de vue adopté tient à une conception de l’Être divin qui n’admet pas de nuances :

L’Être même n’a besoin de rien, parce que rien ne lui manque. Mais toutes choses ont besoin de lui, parce que rien n’existe en dehors de lui. (In Exodum, 3,14 a)

Ainsi les créatures n’ont par elles-mêmes aucune consistance propre :

Le néant est une déficience et souille l’âme ..., les créatures souillent parce qu’elles sont faites de néant... (Sermon 5a, trad. AH I, 71.)
Toutes les créatures sont un pur néant. (Sermon 5a, = AH I, 71.)

Suivant sa logique, la thèse de la non-substantialité du mal, défendue par saint Augustin, est encore radicalisée par Eckhart puisqu’elle est étendue aux créatures pécheresses et non plus, seulement, au mal et au péché comme œuvre mauvaise : Le pécheur n’est pas, dans la mesure où il est le Mauvais... Donc le pécheur, fils du démon, est néant. (In Sapientiam V,I)

De telles formulations ont également été condamnées par les juges d’Avignon. En réalité, rien ne diffère en cela de la simple doctrine de la participation, telle que saint Thomas l’avait toujours défendue. L’être créé n’a pas d’existence propre, il est tiré du néant et il vit de Dieu. Si Dieu s’en détourne, voici qu’il retourne immédiatement au néant. N’était l’immanence de Dieu à la création, celle-ci ne pourrait subsister par elle-même. La logique du raisonnement est imparable au point de vue de l’Être. Celui-ci est un, et rien n’existe de façon stable en dehors de lui.

C’est seulement du point de vue de la créature que le temps existe, de même que le contenu des formes créées ; c’est, selon cette même visée, pour qui le Verbe est manifesté comme image du Père incréé, qu’il y a un début et une fin, un avant et un après, donc un commencement au monde.

Du point de vue de l’Être, rien de tout cela, mais unité parfaite. Tout ce qui se manifeste dans le temps est contenu en un point fixe, éternellement présent, immuable. Aussi bien, le monde est-il éternel dans son principe, sans qu’il soit pour cela manifesté. Selon Maître Eckhart, il convient dès lors d’écarter jusqu’aux personnes divines qui n’existent qu’en vis-à-vis du monde créé. Puisque le monde est créé dans le Verbe, la réverbération de Dieu en Lui-même à travers la génération trinitaire est déjà compromission avec la chose créée, en laquelle le Verbe se projette. Car, même situé dans l’éternité, c’est à partir du « moment » où le Père engendre le Verbe incréé que la créature est elle-même conçue. C’est donc, en quelque sorte, relativement à la créature, que le Père se révèle distinct du Fils. Or, il est, pour Eckhart, une antériorité, sinon temporelle, au moins ontologique à cette distinction de personnes, qu’il appelle le Grund, le « Fond » ou encore la déité. C’est bien à ce niveau qu’il situe la transcendance divine absolument inconnaissable, apparentée à une sorte de néant divin, dont la ténèbre abrite en son éternel silence tout ce qui se manifeste dans le Verbe.

Voici pourquoi, parmi les propositions retenues comme suspectes au procès d’Avignon, il en est deux (23-24) en lesquelles Eckhart semble avoir nié toute distinction en Dieu. Eckhart s’en est défendu en faisant valoir que cette absence de distinction se rapportait à l’essence qui est une.

« Dieu est un, affirme-t-il encore devant ses juges d’Avignon. Les trois personnes ne sont qu’un seul Dieu. La distinction n’est que dans leur rapport réciproque. Il s’est défendu à Cologne en citant saint Bernard. De même saint Thomas explique que chaque personne est une avec l’essence. Si donc on considère l’essence en tant qu’essence, il n’y a pas de distinction en Dieu. » (Jeanne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Édition du Seuil, 1956 et juin 2000)

« La connaissance sans mode de Dieu » est en fait un classique de la mystique dite unitive, ou spéculative, qui s’est développée particulièrement à cette époque dans le Nord de l’Europe, depuis les visions des béguines jusqu’à Ruysbroeck (1293-1381). Dépasser en connaissance la distinction des hypostases était considéré comme le propre de la vie contemplative laquelle ne devait plus considérer que l’unité essentielle, à la différence de la vie active qui s’attachait aux personnes. Il ne saurait cependant, en toute rigueur théologique, être question de dépasser la sphère des distinctions personnelles et considérer l’Unité de la nature divine comme une vérité supérieure. De telles expressions émanant des représentants de ce courant mystique, dont Eckhart fit partie, doivent alors être comprises dans leur dimension subjective comme directement issues de l’expérience unitive. Peut-être aussi est-ce un tort de ce dernier d’avoir cherché à théoriser ce qui ne pouvait pas l’être.

L’image du néant divin est empruntée à la théologie négative du pseudo Denys l’Aréopagite, bien connue de la mystique médiévale. C’est ainsi que le résume Alain Michel dans l’introduction à son livre, Théologiens et mystiques au Moyen-Âge  :

Dieu, étant infini, n’a pas de qualités puisqu’elles le limiteraient. Il n’est donc connu que comme un néant. Dans le Christ et dans l’Esprit, il devient visible, mais eux-mêmes ont le regard fixé sur sa nuit. Le langage qu’ils instaurent est d’abord celui de l’amour. Le langage qu’ils parlent transforme radicalement le sens des mots humains. Sans Dieu, la joie est douleur ; avec lui, la douleur est joie. Ainsi se produit un retournement de la logique. Au lieu d’abolir le néant lorsqu’elle parle de l’être, elle ne trouve que le néant lorsqu’elle l’évoque.
On conçoit que les théologiens, qui cherchaient l’univocité, aient été terrifiés. Ils ne comprenaient pas que les mots n’ont qu’un sens relatif lorsqu’ils parlent de l’absolu... Telle est la rhétorique de l’être comme Maître Eckhart la conçoit. [4]

Le simple fait de parler en posture d’éternité, si propre à tout mortel qui voudrait rendre compte de son expérience indicible, transcende à l’évidence le langage ordinaire. Que l’on songe au mode poétique qu’emploiera à cet égard saint Jean de la Croix deux siècles plus tard.

Une théologie trinitaire

L’unité entre ces deux modes d’existence, créé et incréé, se fait par l’intermédiaire du Verbe manifesté dans le temps : Jésus-Christ, Dieu fait homme. A travers celui-ci, la succession temporelle prend valeur d’éternité (comme un présent parfait, une façon d’habiter le temps qui est celle de l’éternité) et l’homme est finalement ramené à son principe. Celui-ci sort du néant qui est le temps pour retrouver ce qu’il n’a jamais cessé d’être, selon son mode incréé et éternel.

Selon mon mode non-né, j’ai été éternellement et je suis maintenant et je dois demeurer éternellement... où je suis au-dessus de toute créature, et où je suis ce que j’étais et ce que je dois rester maintenant et à jamais. (Sermon 52 = AH II, p.149)

Dans la doctrine ainsi exposée, c’est par la seule médiation du Christ, Verbe incarné, qu’il est possible à l’homme fini et déchu d’accéder à ce qu’il était, pour reprendre l’expression employée. Identique à Dieu dans le Principe, en tant qu’idée de Dieu, l’homme est rendu infiniment différent du Créateur par la création. Le processus de déification en Jésus à travers tout le cycle de l’Incarnation du Verbe Incréé, de la rédemption et de la grâce accordée, est alors vécu par le mystique comme un retour dans le Principe :

La course n’est rien d’autre qu’un retrait de toutes les créatures et de se réunir en l’incréé… qu’il se tienne au plus égal de l’image qu’il était en Dieu quand, entre lui et Dieu, il n’y avait pas de différence, avant que Dieu n’ait créé les créatures. (Du détachement = AH p. 177)
Un grand docteur affirme que sa percée est quelque chose de plus haut que sa première sortie. Quand je suis sorti de Dieu, toutes choses dirent : « Il y a un Dieu ! » Or ceci ne peut me rendre bienheureux, car par là je me saisis en tant que créature. Mais dans la percée, comme je veux me tenir vide dans la volonté de Dieu, et vide aussi de cette volonté de Dieu, et de toutes ses œuvres, et de Dieu lui-même ‒ là je suis plus que toutes les créatures, là je ne suis ni Dieu ni créature : je suis ce que j’étais et ce que je resterai, maintenant et à jamais ! Là je reçois une secousse qui m’emporte et m’élève au-dessus de tous les anges. Dans cette secousse, je deviens si riche que Dieu ne peut être assez pour moi selon tout ce qu’il est en tant que Dieu, selon toutes ses œuvres divines : car je conçois dans cette percée ce que moi et Dieu avons de commun. Là, je suis ce quelque chose d’immuable qui meut toutes choses… (De la pauvreté en esprit, sur Mt 5,3)

Le Père dans l’éternité engendre constamment son Fils, créant ainsi le monde, tel est l’agir de Dieu qui est un, inamovible en tant que situé hors du temps. Comment cela se manifeste-t-il dans le temps, qui est lui-même créé ? Comment ce qui est un peut-il devenir multiple, dispersé, fini, dans la mesure où la divinité se compromet avec le monde ? La doctrine de l’émanation prônée par les néo-platoniciens et réinterprétée par le pseudo-Denys, dit quelque chose du retour à l’éternel principe à quoi toute chose est appelée. Rien n’est dit en revanche sur la pénétration de l’Un dans le multiple et l’inconsistant sans s’y dénaturer, si l’on prend garde de se démarquer d’une vision panthéiste. Maître Eckhart consolide la visée platonicienne du retour à l’Un, en lui conférant un fondement trinitaire. Car, ce qu’il fait comprendre, en somme, c’est que tout ce que fait le Père, par sa parole qui pénètre et façonne le monde, n’est autre que la génération de son Fils, Parole vivante. C’est pourquoi saint Augustin répondait aux philosophes que l’action de Dieu précédant le monde n’était autre que, déjà, la création du monde, qui ne fait qu’un avec l’éternelle procession du Fils et de l’Esprit.

Mon Père et moi sommes toujours à l’œuvre (Jn 5,17), cet aveu divin a valeur, non seulement pour le temps, mais pour l’éternité. La parole de Dieu ne cesse, par cette action unique, d’engendrer l’Histoire du monde, d’infuser de nouvelles programmations pour orienter les éléments créés, afin que ceux-ci produisent en leur temps du fruit, des fruits d’éternité. La parole de Dieu n’a de cesse que d’arriver à cette possibilité inouïe que l’homme créé à son Image puisse recevoir, en sa finitude, l’infini de l’action trinitaire. Cela, naturellement, passe par la création, dans toute son extraordinaire complexité, qui a permis la vie, puis l’animal, puis l’homme, puis l’élection d’Israël et enfin, apothéose suprême, l’Incarnation du Dieu fait homme.

Dans une série de raccourcis saisissants, maître Eckhart permet d’entrevoir combien l’engendrement trinitaire qu’est l’unique parole de Dieu, dans son dialogue continu avec sa création, vise à l’engendrement trinitaire dans l’âme humaine ramenée à sa condition de participante à l’éternité de Dieu.

La question du temps…

Un tel raccourci, traduction de l’expérience mystique d’union à Dieu dans toute sa fulgurance, suppose que la créature doive retrouver sa condition primordiale en s’affranchissant totalement de l’obstacle temporel. C’est par la sortie du temps que l’âme peut se retrouver en son Principe grâce à la « percée » dont a parlé Maître Eckhart. Or, cela n’est pas sans poser quelques problèmes. Il semble, sous cet angle, que l’aventure, tant mondaine qu’humaine, ne soit, en définitive, qu’une anomalie ou parenthèse heureusement refermée, une fois le retour des âmes en leur Principe dans le néant infini qu’est Dieu. Le temps écarté, seule règne l’éternité qui n’a ni avant ni après ; aussi, la notion de retour n’a pas, en l’occurrence, d’inflexion temporelle particulière. Celui-ci précède tout autant qu’il succède à la vie terrestre. Sur le plan conceptuel la logique est parfaitement respectée.

Ce qui gênerait, en revanche, serait l’abolition totale d’un sens à l’histoire du monde, (et donc à l’action de Dieu), faute de temps, une fois l’éternité retrouvée. Le temps est bien une œuvre de Dieu ; pourquoi donc ne serait-il pas lui aussi, en qualité de créature, transporté au-delà de lui-même, ainsi que l’ensemble du monde créé, dans l’éternité future ? Pour autant, le temps est en lui-même dépourvu de qualité ontologique, ainsi que le fait valoir saint Augustin dans les Confessions. En tant que passé, il n’existe plus ; en tant qu’avenir il n’existe pas encore : seul demeure le présent toujours fuyant, lequel se confond avec l’éternité qui représente l’éternel présent. Les événements en revanche, lesquels sont soumis au temps en tant qu’inscrits dans l’histoire et qui meublent la mémoire, ne sont pas frappés de la même abstraction. Ils existent bel et bien et peuvent, à ce titre, continuer d’exister dans l’éternité rachetée que le livre de l’Apocalypse nous présente sous la forme de cette liturgie céleste, rassemblée autour de l’agneau égorgé, mais vivant pour toujours. Il s’agit bien d’événements concrets, liés à l’histoire des hommes, qu’incarne cet agneau reposant sur le trône divin. Il semble bien que l’éternité « future » soit alors riche des événements de ce monde enfuis et, qu’à travers eux, le temps, dont on fait mémoire, a, en quelque manière, partie avec le monde nouveau, comme créature de Dieu parvenue à sa plénitude.

Il faut bien, par ailleurs, rendre compte de la temporalité augurée par l’existence du Purgatoire après la mort de l’homme, qui n’a de sens qu’inscrit dans une durée, même s’il s’agit d’une durée analogique à celle que nous connaissons ici-bas. Les âmes sauvées qui sont au Ciel auprès de Dieu sont elles-mêmes plongées dans une attente, celle du Jugement final, ainsi que le rappelait notre pape émérite :

En mourant, l’homme sort de l’histoire, elle est révolue pour lui, (provisoirement), mais il ne perd pas sa relation à l’Histoire, parce que le filet de sa dimension relationnelle humaine fait partie de sa nature même (…) La réalité de l’Histoire ultérieure, et donc l’indice temporel de la vie après la mort, est d’une importance capitale pour la notion chrétienne de Dieu. (Joseph Ratzinger, La mort et l’Au-delà, Fayard, Paris, 1994, p.191)

Qu’en sera-t-il du temps après le Jugement, une fois toute l’histoire récapitulée dans le Christ ? Si l’on ne peut naturellement rien en dire, le simple fait de croire en la résurrection de la chair laisse penser que l’éternité de Dieu se sera enrichie de l’élément créé, qui n’est pas Dieu en nature mais par participation ; si bien qu’elle est en cela empreinte d’un événement qui la détermine, chose absolument impensable pour la philosophie grecque. À moins que notre Dieu, en son éternité, englobe si bien sa création et son devenir, que l’avènement du monde jusqu’à consommation des temps ne soit un événement pour le seul monde et non pour Lui, dont la richesse infinie contient de toujours à toujours ce qui aura été et ce qui sera… et que c’est en cela qu’il reste loisible de penser l’éternité du monde, ou d’affirmer encore que le Verbe possède depuis toujours un certain caractère humain et qu’ainsi, même dans son dialogue éternel avec le Père et l’Esprit, il est, déjà et pour toujours, l’Emmanuel, Agneau égorgé pour le salut du monde : celui que le Père engendre éternellement, c’est déjà l’Emmanuel, et non pas le Fils selon la seule nature divine [5].

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

[1] Denzinger 800, voir citation du texte dans l’article précédent.

[2] Voir article précédent.

[3] Incontournable sur ce sujet est le livre de Jeanne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Édition du Seuil, 1956, rééd. juin 2000, abrégé désormais AH.

[4] Alain Michel, Théologiens et mystiques au Moyen-Âge, Édition Gallimard, Paris 1997, p.74.

[5] Gabriel Richi, Théologie du Mystère, Parole et Silence, 2012, p. 96, n.60.

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