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Le pape prophète pour tous les chrétiens et pour tous les hommes

Résurrection

Jean-Paul II est admiré comme prophète des nations : il voyageait, allait au-devant de tous, chrétiens ou non chrétiens, apparaissait comme le représentant de valeurs morales pour le monde. Pourtant, le pape ne dépasse-t-il pas les limites de sa fonction en se faisant porteur de valeurs morales auprès de tous, chrétiens ou non ? Les papes que l’on a admirés sont ceux qui l’ont fait. Cependant, il semble qu’une telle attitude n’a pas été commune à tous les papes. Alors, a-t-on eu la chance d’avoir un pape prophète ou bien la fonction même de pape inclut-elle celle de prophète ? Faut-il attendre de tout pape qu’il soit prophète, ou bien en remercier Dieu comme d’un don exceptionnel lorsque cela arrive ?

Prophète comme chrétien

Est prophète celui qui parle au nom de Dieu, « l’envoyé de Dieu », comme aussi celui qui est envoyé aux autres, pour leur annoncer une vérité les concernant. Le prophète ne tire donc pas sa vocation de lui-même mais de Dieu, il ne la destine pas à lui-même mais aux autres.

Tout chrétien est ainsi envoyé par Dieu. D’une part, en effet, il reçoit sa foi de Dieu, à travers la tradition de l’Église : « Toute l’Église est apostolique en tant qu’elle demeure, à travers les successeurs de saint Pierre et des apôtres, en communion de foi et de vie avec son origine. » [1] D’autre part, sa foi ne le concerne pas lui seul, car on ne croit pas seulement au salut pour soi, mais pour tous. C’est pourquoi la foi découle de la foi. « Par le Baptême ils [les baptisés] participent au sacerdoce du Christ, à sa mission prophétique et royale, ils sont ‘une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour annoncer les louanges de Celui qui (les) a appelés des ténèbres à son admirable lumière’ (1 P 2, 9). » [2] Tout chrétien est appelé à être prophète : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 19-20). C’est donc d’abord comme chrétien que le pape est prophète.

Cependant, ne doit-on pas attendre davantage ou autre chose du pape que des autres chrétiens ? Lui est-il donné un don particulier du fait de sa fonction ?

Prophète comme héritier de Pierre

Si chaque chrétien est prophète, c’est au sein de l’Église qu’il reçoit sa mission. C’est donc par sa place particulière au sein de l’Église que le pape reçoit un rôle prophétique particulier. C’est ainsi comme successeur de saint Pierre et des apôtres que le pape reçoit sa mission propre. Jésus-Christ envoie tous ses disciples évangéliser, mais il demande plus particulièrement à Pierre : « Pais mes brebis » (Jn 21, 16-17), « Raffermis tes frères » (Lc 22, 32). Pierre doit veiller sur le peuple de Dieu. Il est donc bien envoyé en mission vers les autres. Il ne s’agit pas seulement d’un rôle de gestion mais déjà d’une mission prophétique au sein de l’Église. Il s’agit de raffermir la foi des chrétiens, qui menace toujours de s’éteindre.

Or ceci n’est possible qu’en étant prophète : en transmettant aux autres sa propre foi, reçue de Dieu. Cette mission est donc prophétique, non seulement parce qu’elle annonce le salut aux hommes, mais aussi en tant qu’elle prend son origine dans une foi qui le dépasse et non dans ses propres forces. Sa foi personnelle est le fondement de celle de l’Église.

Pierre apparaît, en effet dans l’évangile comme celui qui fait acte de foi au nom de tous les Apôtres, poussé par l’Esprit Saint : « Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas, car ce n’est ni la chair, ni le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17).

Or c’est cette foi de Pierre qui va permettre au Christ de l’instaurer comme chef de l’Église. C’est quand il a affirmé sa foi : « Tu sais bien que je t’aime », que le Christ l’envoie : « Pais mes brebis » (Jn 21, 16-17). Cette foi de Pierre est bien reçue de Dieu et non constituée par ses propres forces. Et saint Pierre, malgré sa promesse « je ne te renierai… », avait renié le Christ par trois fois. La triple affirmation « Tu sais bien que je t’aime » répond au triple reniement. Lorsque le Christ l’instaure comme pasteur de l’Église, il connaît la faiblesse de son disciple. Jésus va alors garantir lui-même la foi de Pierre : « mais moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas » (Luc, 22, 31-32).

C’est alors dans la foi de Pierre, mise au fondement de l’Église, que l’œuvre prophétique des apôtres prend son départ. Il est, en effet, le premier témoin de la Résurrection : « Le Christ ressuscité le troisième jour selon les Écritures est apparu à Céphas, puis aux douze. » (Première lettre de Paul aux Corinthiens, 15, 5). Par la suite, Paul devient le grand apôtre des païens, néanmoins son œuvre s’ouvre avec celle de Pierre : « L’ouverture décisive de Paul aux gentils, les païens, ne se fait qu’après la conversion du centurion Corneille, que Pierre baptise à Césarée, sur claire injonction divine. » [3]

Ainsi, le pape ne peut être successeur de Pierre que dans la mesure où il est prophète, et, par conséquent, en s’appuyant sur la foi reçue du Christ. Sa mission n’est pas celle d’un chef d’État, qui se limiterait à établir l’ordre et la paix, mais celle de conduire son peuple dans la foi.

Cependant, si l’on reconnaît sans difficulté une telle vocation à Pierre qui est allé jusqu’au martyre, peut-on en dire autant de papes, tel Jean XII, auquel on reproche de s’être davantage préoccupé d’intérêts personnels [4] ?

Prophète pour le monde : christianisation

Si les premiers siècles apparaissent comme des temps d’élan missionnaire et de prophétisme, l’accroissement et la reconnaissance de l’Église l’ont menée à s’institutionnaliser, notamment avec la création d’État pontificaux, qui amènent les papes à devenir de véritables souverain temporels. Il peut nous sembler que les papes ont dans ces moments perdu l’élan qui avait fondé l’Église, et certains nous apparaissent alors comme les gérants d’une institution politique, plus que comme des prophètes. Ils nous semblent davantage avoir été portés par la foi des fidèles que l’avoir fondée.

Cependant, nous ne pouvons juger des papes des siècles passés selon nos critères actuels. La constitution d’un pouvoir temporel a notamment été un moyen d’asseoir le pouvoir spirituel de l’Église. Par ailleurs, la variété des personnalités des papes nous empêche de dégager une forme d’apostolat commune à tous les papes. Le pape n’a de mission particulière au sein de l’Église que reçue de Dieu, et pourtant cette mission chaque pape l’accomplit en son nom propre et selon son propre tempérament. Le cardinal Poupard le souligne notamment pour Jean-Paul II : « La papauté n’est pas une abstraction. Le pape est une personne bien vivante. Et sa perception de l’universel passe, comme chez tout un chacun, par la médiation du concret. Jean-Paul II dit ‘ je’, résolument ‘je vous prie’, ‘je vous adjure.’ » [5] Aussi, quoique la foi nous dise que l’Église est conduite par l’Esprit Saint, nous ne voyons pas dans son histoire un plan clair et apparent, mais plutôt une multitude de circonstances, qui semblent relever davantage du hasard, des personnalités contingentes des hommes qui la constituent. On peut néanmoins essayer de dégager quelques grandes lignes.

On distingue deux missions confiées à l’Église et aux papes sur lesquels elle est fondée : d’une part, convertir les hommes à la foi, les faire entrer dans le peuple de Dieu, et d’autre part, influer sur le temporel pour qu’il soit plus conforme à la volonté de Dieu.

La mission directe de l’Église est la conversion des hommes. Si Dieu opère la conversion des cœurs, c’est néanmoins à l’Église qu’Il a confié une révélation qu’il destine à tous. Aussi, « l’Église apparaît à nos yeux comme étant socialement sujet de responsabilité à l’égard de la vérité divine. » [6] Cette transmission ne peut se faire que dans la foi au Christ, et elle est en cela prophétique, car ce n’est pas une vérité possédée mais reçue : « C’est avec une profonde émotion que nous écoutons le Christ lui-même lorsqu’il déclare : "La parole que vous entendez n’est pas la mienne, mais elle est celle du Père qui m’a envoyé". (…) La même fidélité doit être une qualité constitutive de la foi de l’Église, soit qu’elle enseigne, soit qu’elle professe cette foi. » [7] La foi étant reçue de la tradition de l’Église, le pape, comme tête de l’Église, reçoit tout particulièrement cette mission prophétique : « les évêques sont les hérauts de la foi catholique, à eux il est confié le soin, en communion avec le pape, de propager le nom chrétien. » [8]

Le pape est donc prophète par son apostolat. Ceci ne signifie pas qu’il en ait le monopole. Son apostolat peut être direct, ainsi les prédications de Jean-Paul II à l’occasion de ses nombreux voyages. Il peut également être indirect, lorsqu’il envoie les chrétiens en mission : « Depuis Grégoire le Grand, l’un des rôles et non des moindres, que la papauté jouait dans l’Église, faisait d’elle l’organisatrice des missions. » [9] Les papes envoient des missionnaires dans les points les plus éloignés de l’Europe (dans les pays anglo-saxons, puis en Germanie au VIIème siècle) en Orient (chez les Mongols, à partir du XIIIème siècle), en Chine, puis dans les royaumes d’Espagne et du Portugal (Indes et Amériques.)

Cet apostolat ne s’adresse pas seulement aux chrétiens, comme si le pape était simplement administrateur de l’Église comme d’une institution humaine regroupant des membres ayant choisi d’y appartenir, mais également à tous les hommes, auxquels est destiné le salut. Paul VI le réaffirme lors de sa première encyclique : « L’Église doit être prête à soutenir le dialogue avec tous les hommes de bonne volonté, qu’ils soient au-dedans ou au-dehors de son enceinte. L’Église (...) sait les limites de ses forces (…). Mais l’Église sait qu’elle est semence, qu’elle est ferment, qu’elle est le sel et la lumière du monde. » [10]

Si les papes annoncent le salut des hommes et la vie éternelle, c’est également pour ce monde qu’ils ont un message. Ils n’ont pas seulement pour mission de propager la foi, mais de guider les hommes en leur indiquant en quoi cette foi doit transformer le monde. Ils s’affirment ainsi comme des prophètes pour le monde temporel.

Ainsi, les papes se sont efforcés de proclamer la supériorité du spirituel sur le temporel, proclamant l’autorité divine comme supérieure à toute autre. Si l’objectif reste le même, la méthode employée varie selon les époques. Ainsi, Grégoire VII, au XIème siècle, lutte pour libérer l’Église de la tutelle des princes pour la nomination des évêques, dans la querelle des investitures. On retrouvera le même enjeu dans la lutte contre le gallicanisme. Cette mission se poursuit différemment selon les époques. S’il a fallu, au VIIIème siècle, assurer le pouvoir temporel de Rome pour affirmer son autorité, à présent, c’est au contraire la limitation du pouvoir politique qui procure au Vatican une indépendance qui accroît sa puissance spirituelle : Pie XI, négociant les accords du Latran avec Mussolini, fit en sorte que le pape n’ait plus que « la portion de territoire qui suffit comme support de la souveraineté, cette portion de territoire sans laquelle elle ne pourrait pas subsister parce qu’elle ne saurait pas où se poser. » [11]

Les papes ont également cherché à construire l’unité de la chrétienté, qui manifeste dans le monde l’unité de l’Église. « Encore convient-il de préciser dès l’abord, avec Charles Piétri, qu’on « ne cherchera pas à décrire la montée de l’autorité papale, en y relevant le programme calculé d’une conquête de pouvoir et d’influence, comme si le siège romain avait fait pour l’unité de la catholicité ce que la Prusse réalisa concrètement pour forger le Reich allemand. » C’est au travers des corsi e ricorsi des interventions de l’évêque romain, aussi bien que des sollicitations et des réactions des communautés provinciales, en un jeu subtil des discours et des pratiques, que s’exprime la primauté romaine. » [12] Les croisades sont notamment l’occasion de réunir la chrétienté séparée en différentes nations. Puis à partir du XIIIème siècle, se développe toute une diplomatie pontificale pour régler les rapports entre les nations. Ainsi, la papauté continue d’accomplir ses missions les plus importantes, même aux moments de dégradation morale ou dans des œuvres qui lui seront reprochées.

Enfin, les papes recherchent un ordre temporel en adéquation avec le message du Christ. L’Église pour œuvrer à la paix instaure par exemple la trêve de Dieu. A partir du XIXème siècle, les papes multiplient les encycliques sociales (comme Rerum novarum (1891), Pacem in terris (1963), Laborem exercens (1981), Centesimus annus (1991).

Ce souci du monde temporel concerne, lui aussi, tous les hommes et non simplement les chrétiens. Ainsi, Paul VI annonce-t-il au début de son magistère : « La grande et universelle question de la paix dans le monde retiendra particulièrement, non seulement Notre vigilante et cordiale attention, mais aussi l’intérêt le plus assidu et le plus efficace. (…). Notre mission chrétienne dans le monde est de rendre les hommes frères, comme le demande précisément le règne de justice et de paix inauguré par la venue du Christ dans le monde. » [13] Mais la mission du pape ne s’arrête pas à veiller à la paix, c’est tous les niveaux de la vie sociale qu’il s’agit d’humaniser et de christianiser : « La vie chrétienne ne doit pas simplement s’accommoder des manières de penser et d’agir, tant qu’elles sont compatibles avec les impératifs essentiels de son programme religieux et moral, elle doit de plus tâcher de les rejoindre, de les purifier, de les ennoblir, de les animer et de les sanctifier. » [14]

Si le pape est à la tête de l’Église, il ne réalise pas pour autant cet apostolat seul, et il semble que n’importe quel chrétien est capable d’accomplir ces missions, d’autant plus que certains laïcs manifestent un profond souci de l’apostolat et un réel enthousiasme pour l’accomplir. Il faut donc tâcher de comprendre la spécificité du ministère de Rome et comment il se réalise tout au long de l’histoire, au travers des différentes personnalités des papes.

Prophète de l’unité

Le pape tient au sein de l’Église la place particulière d’être celui autour duquel se réalise l’unité. C’est en s’appuyant sur l’ensemble de l’épiscopat mondial, ainsi que sur le clergé, les religieux et les laïcs, que les papes assurent leur mission. Ainsi, les papes ne sont pas l’Église, mais en constituent le point central : représentant pour chaque chrétien cette unité – ou du moins la recherche d’une telle unité. La conscience qu’a l’Église du rôle qu’elle joue dans la transmission de l’évangile l’amène à rechercher dans la papauté le lieu de la continuité apostolique : « Plus on s’éloignait du temps des apôtres, plus il apparut que la tradition ne pouvait être gardée par transmission intégrale et inchangée des témoignages antérieurs. (…) C’est peu à peu que l’Église devient consciente de ce qu’elle donne forme elle-même à la tradition de façon active. (…) La conscience croissante de l’Église d’être un sujet actif a rendu possible ce rôle nouveau (primauté monarchique) du pape. » [15] Aussi, assurent-ils l’unité de l’Église en maintenant la continuité apostolique, indépendamment de leur personnalité.

Être le centre autour duquel se fait l’unité de l’Église n’est pas seulement une fonction, qui ne traduirait aucune dimension prophétique. L’unité de l’Église n’a en effet pas seulement un but pratique et administratif, mais manifeste l’œuvre de Dieu sur terre : tous les hommes sont bien appelés à faire partie d’un unique corps du Christ. « L’unique Église du Christ (...) est celle que notre Sauveur, après sa Résurrection, remit à Pierre pour qu’il en soit le pasteur, qu’il lui confia, à lui et aux autres apôtres, pour la répandre et la diriger (...). Cette Église, constituée et organisée en ce monde comme une communauté, subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui encore que, hors de cet ensemble, on trouve plusieurs éléments de sanctification et de vérité qui, en tant que dons propres à l’Église du Christ, invitent à l’unité catholique. » [16] La division des Églises ne peut s’accorder avec l’universalité du message du Christ, qui annonce le salut de tous les hommes par son unique résurrection. Cette division pourrait donner à penser que la foi est tout à fait relative, qu’elle est davantage une opinion personnelle ou sociologique qu’un attachement à un Dieu unique, qui désire que tous les hommes forment un seul corps.

C’est bien pour cela que le fait même de manifester l’unité de l’Église est prophétique. Le pape, comme évêque de Rome, a donc une mission particulière : être prophète de l’unité de l’Église. En effet, comme tous les dons que le Christ a faits à son Église, l’unité est située entre un « déjà » et un « pas encore ». Déjà réalisée, elle subsiste dans cette Église qui, répandue sur la face de la terre, conserve l’unité mystérieuse de sa foi et de sa charité, avec l’obéissance au « Père commun », le Successeur de Pierre. Mais cette unité est encore à atteindre, tant qu’il existe une séparation entre frères, en quête de la véritable Église. Par son souci tenace de cette unité visible, le pape maintient toute l’Église catholique en état de veille, il évite aux catholiques de se refermer sur eux-mêmes, de s’habituer à la division, ou au contraire de la croire trop vite surmontée par de bons sentiments.

Ce souci de l’unité de l’Église va encore plus loin : le pape n’annonce pas seulement aux chrétiens qu’ils sont destinés à faire tous partie de l’unique Corps du Christ, mais que, le Christ voulant le salut de chacun, tous les hommes sont destinés à être frères, par la grâce de Dieu : « L’Église de Dieu est appelée par le Christ à manifester, pour un monde enfermé dans l’enchevêtrement de ses culpabilités et de ses desseins déshonnêtes, que, malgré tout, Dieu peut, dans sa miséricorde, convertir les cœurs à l’unité et les faire accéder à la communion avec lui. » [17]

C’est d’ailleurs à travers cette lutte pour l’unité que l’Église de Rome fut reconnue aux premiers siècles par les autres Églises. La papauté s’était alors affirmée comme gardienne de la foi par son activité apostolique, en luttant contre les hérésies, prenant parti pour ces communautés, qui avaient gardé la vraie foi, contre les hérétiques, parfois défendues par les pouvoirs politiques, et en organisant l’effort missionnaire.

C’est encore le sens du développement de l’œcuménisme. S’appuyant sur le verset : « qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17, 21), le mouvement œcuménique de notre siècle a été marqué par une perspective mission-naire. Comment annoncer l’évangile de la réconciliation sans s’engager en même temps à travailler à la réconciliation des chrétiens ? » [18]

Perspectives actuelles

Le mystère du ministère de Pierre est de confirmer ses frères dans la foi, d’être au milieu d’eux le roc inébranlable et le ciment de l’unité. Mais le poids de l’histoire a tragiquement divisé cet héritage de l’Évangile par la déchirure millénaire de l’Orient orthodoxe et la rupture séculaire de l’Occident protestant. Notre temps a pris une conscience aiguë du scandale de cette division.  [19]

Aussi, Paul VI et Jean-Paul II se sont-ils efforcés de multiplier les échanges avec les Églises séparées, Benoît XVI continue sur ce chemin.

Les frères séparés ont participé activement au concile Vatican II, puis Paul VI a rencontré l’archevêque de Cantorbéry, le patriarche de Jérusalem, Athénagoras, les deux patriarches arméniens, le patriarche syrien et le patriarche copte, le conseil œcuménique des Églises de Genève. Jean-Paul II a multiplié ces rencontres. « Pour lui, le pèlerinage du pape dans les Églises des différents continents est un véritable devoir, pour remplir son rôle d’évêque de Rome au service de la communion. » [20]

Le lundi 25 avril 2005, Benoît XVI annonça aux délégations des autres confessions chrétiennes et des autres religions venues pour son intronisation sa volonté de continuer ce dialogue : « Votre présence, chers frères dans le Christ, au-delà de ce qui nous divise et qui jette des ombres sur notre communion pleine et visible, est un signe de partage et de soutien pour l’Evêque de Rome, qui peut compter sur vous pour poursuivre dans cette voie (…). Je m’adresse maintenant à vous, chers frères des autres traditions religieuses, (…) Soyez assurés de ce que l’Église veut bâtir des ponts amicaux avec les fidèles de toutes les religions à la recherche du véritable bien des hommes et de toute la société humaine. »

Si le dialogue et la recherche de l’unité sont entamés, reste à savoir sous quelle modalité celle-ci se fera. Si l’Église catholique continue d’affirmer la primauté de l’évêque de Rome, elle n’exclue pas que l’unité chrétienne puisse se faire autour d’une papauté renouvelée. Jean-Paul II laissait effectivement la question ouverte, en distinguant « l’essentiel de sa mission » et « la forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle. » [21]

Aussi, la question de la primauté du magistère romain est-elle devenue un sujet essentiel, non seulement dans l’Église mais aussi dans le dialogue entre les Églises. « L’un des problèmes fondamentaux du mouvement œcuménique est la nature de cette pleine communion entre nous que nous recherchons et le rôle que doit jouer l’évêque de Rome, dans le plan de Dieu, au service de cette communion de foi et de vie spirituelle qui se nourrit des sacrements et s’exprime dans la charité fraternelle(…). L’unité, que ce soit sur le plan universel ou sur le plan local ne signifie pas uniformité ou absorption d’un groupe par l’autre. Elle est plutôt au service de tous les groupes pour aider chacun à mieux vivre les dons qu’il a reçus de l’Esprit de Dieu. » [22]

Un rapport renouvelé au monde

C’est donc un nouveau rapport au monde que l’Église doit construire aujourd’hui. L’Église peut se faire entendre de tous, sans limite géographique, et elle ne s’adresse plus à un monde chrétien dans son ensemble. Paul VI au début de son magistère se montre particulièrement soucieux des relations à établir avec ce monde : « Théoriquement parlant, l’Église pourrait se proposer de réduire ces rapports (au monde) au minimum, en cherchant à se retrancher du commerce avec la société profane ; comme elle pourrait se proposer de relever les maux qui peuvent s’y rencontrer, prononcer contre eux des anathèmes et susciter contre eux des croisades ; elle pourrait, au contraire, se rapprocher de la société profane au point de chercher à prendre sur elle une influence prépondérante, ou même à y exercer un pouvoir théocratique, et ainsi de suite. Il Nous semble, au contraire, que le rapport de l’Église avec le monde peut mieux s’exprimer sous la forme d’un dialogue adapté au caractère de l’interlocuteur et aux circonstances de fait. » [23]

Ce dialogue devra prendre en compte la diversité de ses interlocuteurs et de leur rapport à l’Église, selon les civilisations : chrétiennes, déchristianisées ou rattachées à une autre spiritualité. C’est un effort de compréhension du monde qui est par conséquent requis en premier : « Avant même de convertir le monde, bien mieux, pour le convertir, il faut l’approcher et lui parler. » [24]

Le dialogue pourra alors s’établir à différents niveaux. C’est un dialogue avec tous les hommes sur les questions qui sont communes à tous, leur besoin fondamental des vérités morales vitales : « Partout où l’homme se met en devoir de se comprendre lui-même et de comprendre le monde, nous pouvons communiquer avec lui ; partout où les assemblées des peuples se réunissent pour établir les droits et les devoirs de l’homme, nous sommes honorés quand ils nous permettent de nous asseoir au milieu d’eux. S’il existe dans l’homme une "âme naturellement chrétienne", nous voulons lui rendre l’hommage de notre estime et de notre conversation. » [25] Un dialogue plus approfondi pourra avoir lieu avec les hommes professant d’autres religions. « Nous ne pouvons évidemment partager ces différentes expressions religieuses, ni ne pouvons demeurer indifférents, comme si elles s’équivalaient toutes, chacune à sa manière, et comme si elles dispensaient leurs fidèles de chercher si Dieu lui-même n’a pas révélé la forme exempte d’erreur, parfaite et définitive, sous laquelle il veut être connu, aimé et servi (…). Mais Nous ne voulons pas refuser de reconnaître avec respect les valeurs spirituelles et morales des différentes confessions religieuses non chrétiennes ; Nous voulons avec elles promouvoir et défendre les idéaux que nous pouvons avoir en commun dans le domaine de la liberté religieuse, de la fraternité humaine, de la saine culture, de la bienfaisance sociale et de l’ordre civil. Au sujet de ces idéaux communs, un dialogue de Notre part est possible et Nous ne manquerons pas de l’offrir là où, dans un respect réciproque et loyal, il sera accepté avec bienveillance. » [26]

Ce travail d’ouverture de la papauté vers toutes les nations ne se fait cependant pas seulement sous la forme de développement de relations extérieures à l’Église, mais au sein de l’Église elle-même. Depuis Paul VI, en effet, la curie romaine s’est largement ouverte à des évêques des différents continents, pour qu’à l’intérieur de l’Église elle-même chacun puisse trouver sa place.

Ainsi, tout pape est appelé à être prophète pour l’ensemble des hommes, et tout particulièrement pour annoncer l’universalité du salut et de l’Église. Cependant, sa mission peut prendre de nombreuses formes selon les époques. Être prophète demande au Pape de revenir sans cesse aux sources de la foi, dans la prière et la recherche de l’unité avec tous les chrétiens, afin d’annoncer la révélation divine et non la sienne. Par ailleurs, être prophète pour le monde requiert un constant effort d’adaptation au monde, pour montrer comment l’unique message du Christ s’adresse d’une façon particulière à chacun.

[1] Catéchisme de l’Église catholique, Paris, 1992 (1ère éd.), § 863.

[2] Ibid., § 1268.

[3] P. Poupard, Le Pape, Paris, Téqui, 2003, p. 18.

[4] Ainsi que l’expose Bertrand Fauvarque, Jean XII (pape de 955 à 964) fut « un adolescent plus occupé de ses amours de festins et de chasses que du service divin. », à tel point que l’empereur germanique, à des fins politiques, convoqua « un synode qui accusa le pape d’être homicide, parjure, sacrilège et inceste, avant de le déposer au profit d’un laïc, Léon VIII. » Cf. Histoire de la papauté, sous la direction de Yves-Marie Hilaire, Tallandier, Paris, 2003, p. 166-168.

[5] P. Poupard, Le Pape, p. 161-162, Téqui, Paris, 2003.

[6] Paul VI, Ecclesiam suam, §75.

[7] Jean-Paul II, Redemptor Hominis, §19.

[8] Concile Vatican II, Lumen Gentium, § 23.

[9] Francis Rapp, Histoire de la papauté, sous la direction de Yves-Marie Hilaire, Tallandier, Paris, 2003, p. 278.

[10] Paul VI, Ecclesiam suam, §76-77.

[11] P. Poupard, Le Pape, p. 41, Téqui, 2003.

[12] Michel Perrin, Histoire de la papauté, sous la direction de Yves-Marie Hilaire, Tallandier, Paris, 2003, p 70.

[13] Paul VI, Ecclesiam suam, §10.

[14] Ibid., §31.

[15] Hermann J. Pottmeyer, Le rôle de la papauté au troisième millénaire, Cerf, Paris, 2001, p. 28. H. J. Pottmeyer traite dans ce livre de la nature de la primauté pontificale, ce qui nous intéresse ici pour comprendre comment elle incarne l’unité de l’Église.

[16] Concile Vatican II, Lumen Gentium, § 8.

[17] Jean-Paul II, Ut unum sint, , Paris, Téqui, 1995, § 93.

[18] P. Poupard, Le Pape, p. 100-101, Paris, Téqui, 2003.

[19] Ibid., p. 179.

[20] Ibid., p. 181.

[21] Jean-Paul II, Ut unum sint, §95.

[22] Jean-Paul II, déclaration du 22 juin 1979, au pape Shenouda III du patriarcat copte orthodoxe d’Alexandrie.

[23] Paul VI, Ecclesiam suam, §65.

[24] Ibid., §55.

[25] Ibid., §79.

[26] Ibid., §89-90.

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