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Le propos du psychanalyste

Gérard Haddad

Je dois vous dire d’emblée que lorsque j’ai reçu la lettre d’invitation, - et je vous en remercie - , j’ai été un peu effrayé par le programme qui m’était demandé, à savoir présenter la psychanalyse, en une heure, avec ses différents courants (et ceux qui sont un peu au courant, justement, savent de quelle bouteille à l’encre il s’agit), et ses principaux concepts, son histoire, son avenir. Il est bien clair qu’en une heure, personne ne peut prétendre boucler un tel programme.

Dans un premier point, je vous parlerai un peu de la situation de la psychanalyse aujourd’hui, et du même coup, de mon rapport personnel à cette discipline. J’aborderai ensuite la question au fond la plus épineuse et la plus importante de la psychanalyse, le concept fondateur, c’est le concept d’inconscient, qui est à mon avis le plus important. Et si nous avons le temps, j’essaierai de dire un petit quelque chose autour d’une notion tout à fait fondamentale, en tout cas pour moi qui travaille beaucoup sur la question du père, notion qui peut être la pierre d’angle de l’édifice et qui nous permettra d’aborder le rapport de la psychanalyse et du religieux.

La psychanalyse, de Freud à nos jours

Je crois qu’une chose est acquise : la psychanalyse a marqué notre siècle. C’est un siècle dont on chante partout qu’il se termine, ce qui est une évidence, et parmi les choses qui ont été importantes au cours de ce siècle assez abominable, c’est cette irruption d’une nouvelle discipline dont l’ambition est d’éclairer ce qui se passe dans la tête des gens, à partir de concepts tout à fait nouveaux, et qu’on appelle la psychanalyse ; œuvre, solitaire très longtemps, et d’une certaine façon elle le reste, d’un homme qui n’y était en rien prédisposé, Sigmund Freud que tout le monde maintenant connaît : il était un petit juif viennois, d’une famille plutôt modeste, qui était appelé à une petite carrière de neurologue dans un hôpital viennois ; et par toute une série d’aventures et d’avatars, il va devenir une des figures de proue du siècle.

La psychanalyse, au temps de Freud, jouait un rôle extrêmement important sur la scène culturelle ; beaucoup de grands écrivains, que ce soit Romain Rolland, Stefan Zweig, ou des savants, Einstein par exemple, parmi les plus éminents du siècle, aimaient rompre des lances avec lui, discuter des grands problèmes de société, des problèmes de la guerre par exemple avec Einstein, ou des problèmes littéraires avec Arnold Zweig, Stefan Zweig ou Romain Rolland. Et l’on peut dire que des gens comme Thomas Mann ont écrit des choses tout à fait importantes sur Freud, sur la psychanalyse, et en ont été inspirés dans leurs œuvres, dans La Montagne magique par exemple. Vous voyez donc comment, du vivant de Freud, sur la scène culturelle, la psychanalyse occupait véritablement une place tout à fait importante, et elle a beaucoup contribué à donner au niveau de la littérature, du cinéma, de la philosophie et de la plupart des disciplines, un élan nouveau, une inspiration nouvelle.

Puis il y a eu une espèce d’arrêt, et en France, nous avons eu la chance d’avoir un homme (enfin moi j’estime que c’est une chance, je ne sais pas si vous êtes d’accord), un homme assez étrange, que personnellement j’ai beaucoup aimé, que j’ai beaucoup apprécié, qui s’appelait Jacques Lacan, et qui a essayé de retrouver cette inspiration ; et à son époque, la psychanalyse était de nouveau, en France en tout cas, au centre, enfin peut-être pas au centre, mais jouait du moins un rôle important sur la scène culturelle ; Lacan discutait, et inspirait des écrivains, des scientifiques, des anthropologues, comme Levi-Strauss : malgré une brouille tardive, ils ont longtemps échangé des idées. Il y eu Foucault, des linguistes, Roman Jacobson - les linguistes français ont plutôt détesté Lacan -. Bref, il y a vingt ou trente ans, la psychanalyse était au pinacle, et dans les livres qui paraissaient, il y avait par exemple à la Fnac, une grande table de livres psychanalytiques. Aujourd’hui, la psychanalyse me semble marquée d’une espèce de déclin dont j’aimerais un peu vous parler. Actuellement, sur la scène culturelle, la psychanalyse n’occupe plus une place très brillante ni très importante. Si on prend comme critère les tables de la Fnac, les tables en question se sont réduites, et les tables sur l’astrologie ont grandi, ce qui n’est pas un très bon symptôme pour notre société.

Il y a bien quelques pitreries médiatiques d’analyse qui nous expliquent le pourquoi la coupe du monde de foot-ball, le pourquoi de la situation au Bengladesh ..., enfin je ne sais quoi, tout et rien ; tout cela n’a pas la tenue de ce que par exemple Levi-Strauss a pu retirer de la fréquentation des écrits de Freud. Ce déclin de la psychanalyse, et je voudrais là ouvrir une parenthèse, est peut-être parallèle à un certain déclin, dans le monde d’aujourd’hui, de la culture française tout court. J’en veux un peu pour preuve les discussions que je peux avoir, (c’est un côté un peu scabreux peut-être mais quand même important), sur les droits d’auteurs des livres publiés en France, qui intéressent très peu les éditeurs étrangers. Par exemple, il y a quelques années, on s’arrachait les droits des livres de Sartre, de Camus, de Malraux, de Lacan. Aujourd’hui un ami qui travaille dans une grande maison d’édition me dit : « on ne vend plus rien » ; il y a un désintérêt pour la culture française dans le monde.

Pourquoi ce déclin ?

Alors pourquoi ? On peut se poser la question : pourquoi ce déclin ? Personnellement, je vous proposerai une piste, une hypothèse, une interprétation. Je crois qu’il y a quelque chose qui me paraît frappant dans la culture d’aujourd’hui, au-delà de tout ce qu’on pourrait dire d’anecdotique : je perçois pour ma part une désintrication entre les travaux des érudits et les travaux généraux qui s’adressent au grand public. Si vous voulez, pour employer un terme à la mode, l’interface fait défaut. Quand quelqu’un comme Levi-Strauss, écrivait Les Structures élémentaires de la parenté, c’était de l’érudition : aller savoir comment les indiens de l’Ambicuara se mariaient demandait des travaux érudits et d’une certaine portée. Or il se trouve que dans un livre de ce genre, ou bien encore Le Cru et le Cuit, toutes les mythologies décrites et interprétées par Levi Strauss, c’est du costaud ; mais cela se vendait à des dizaines de milliers d’exemplaires dans les années soixante. Aujourd’hui, un livre de sciences humaines se vend entre sept cents ou huit cents exemplaires dans les bons cas, et puis on peut arriver à deux mille mais alors on est dans les best-sellers, et puis à cinq mille, on n’est plus dans les sciences humaines, on est dans autre chose.

Je crois donc qu’il y a cette désintrication, qui me semble un facteur important, entre les travaux des érudits et ce qui se commercialise, ce qui se diffuse dans le grand public. Tout à l’heure, vous avez cité le nom de cet ami, Rémi Brague, qui est un magnifique érudit, quelqu’un qui maîtrise le grec, le latin, l’hébreu, l’allemand, l’arabe, et j’en passe, qui peut parler l’hébreu, j’ai pu le constater, aussi bien avec l’accent de Tel Aviv que de Jérusalem, par exemple, qui peut vous décortiquer un texte en araméen de l’Antiquité et le comparer. Les travaux de ces gens-là, qui existent, ne passent pas la rampe ; il y a un manque de communication entre ces travaux, ces recherches, cette érudition, et le grand public. C’est une carence qui n’existait pas, me semble-t-il, ou qui était beaucoup moins dramatique du temps de Lacan, trente ans en arrière.

A ces causes générales, il faut peut-être ajouter des causes particulières : je pense que le déclin analytique n’est d’ailleurs pas tant au niveau de la pratique quotidienne des analystes que d’un ordre plus culturel. Je ne crois pas que les patients, les individus soient moins intéressés par l’aventure analytique.

Je pense qu’une des raisons de ce déclin est de la faute des analystes eux-mêmes ; Lacan (vous savez que Lacan était freudien) avait cette formule assez terrible pour les analystes : « il n’y a de résistance que des analystes ». Parce qu’il y avait toute une doctrine, d’autres courants analytiques qui disaient : « dans l’analyse, dans les films de Woody Allen on le voit, vous résistez, on essaie de briser les résistances ». Il existe une technique de ce genre dans certains courants analytiques ; chez Lacan, chez les lacaniens, s’il en existe encore, c’est toujours l’analyste qui n’entend pas. C’est lui qui fait barrage au développement d’un certain discours. Je pense donc que la responsabilité des analystes eux-mêmes est engagée dans cette affaire, dans ce déclin. Aujourd’hui, la situation est assez cocasse : le monde analytique a explosé, dans les bons cas, en petites chapelles ; dans les mauvais, ce sont des petites sectes, et dans les pires, ce sont des petites maffias ; cela dépend des options et des sympathies qu’on a les uns et les autres ; moi je suis neutre, je suis dans une position un peu « analytique » par rapport aux analystes parce que je suis en dehors, j’ai préféré me ranger de toutes ces affaires où le goût du pouvoir un peu immodéré, les circuits de clientèle jouent.

La psychanalyse est-elle une science ?

Il y a des raisons de fond aussi à ce déclin ; et là peut-être je touche à des choses qui peuvent vous intéresser. Je pense qu’un des problèmes de fond qui rend la psychanalyse une discipline fragile, c’est précisément la difficulté à lui donner un statut épistémologique. Qu’est-ce que la psychanalyse ? Pendant longtemps, du temps de Freud en particulier, c’était clair : c’était une science. Or, les philosophes, et en particulier un certain Karl Popper ont porté contre la psychanalyse des critiques meurtrières, montrant que n’est science que ce qui est réfutable ; or la psychanalyse ne peut se réfuter. Allez en analyse, vous verrez que « c’est vrai ce qu’on vous dit ». Il s’agit tout de même d’un argument d’autorité un peu gênant pour des scientifiques. En tout cas Lacan a eu le courage, assez tard, pas loin de sa fin, de dire ce qui finissait par devenir à peu près évident : que le roi était nu, et que la psychanalyse n’était pas une science. Et du coup, qu’est-ce c’est ? Mais la question peut d’ailleurs être élargie : les sciences humaines sont-elles des sciences ? Il y a des gens de ces disciplines qui courageusement aujourd’hui vous disent : non, il n’y a pas de sciences humaines, il ne peut pas y avoir de sciences humaines. Ce qui ouvre évidemment un grand débat, et sur cette affaire, je vous recommande la lecture d’un livre que j’aime beaucoup, que j’ai d’ailleurs traduit, d’un homme tout à fait remarquable, qui s’appelle, qui s’appelait puisqu’il nous a quitté, Ishaïa Leibowitz, un philosophe israélien, un professeur de médecine, de théologie, de tout, une espèce d’encyclopédie comme il n’y en a pas beaucoup. Il a donc écrit un livre très facile, un peu vulgarisateur mais en même temps très sérieux, sur ce problème : le livre s’appelle Science et valeur. Il pose avec beaucoup d’acuité cette question « science et valeur », il pose tout à fait clairement ce problème des sciences humaines : une histoire qui remonte au XIXe siècle, en Allemagne, d’un important penseur appelé Dilthey, et d’autres après lui qui ont essayé d’ouvrir un champ des sciences humaines. Y a-t-il des sciences humaines ? L’usage que nos amis sociologues font des mathématiques est assez rigolo : en fin de compte, ils élaborent des statistiques qui décrivent la situation, et chaque fois qu’ils veulent prévoir ce qui se passera ne serait-ce que le lendemain, c’est pire que la météo ; ça ne se passe jamais suivant les prévisions. La météo ayant fait depuis de grands progrès...

Donc qu’est-ce que cette discipline ? Laissons les sciences humaines régler leurs comptes, mais déjà, la psychanalyse - dont Lacan un jour a écrit un livre qui s’appelait L’éthique de la psychanalyse, qu’est-ce c’est ? Est-ce une éthique ? Les scientifiques ne veulent pas s’encombrer de questions éthiques. C’est un art ..., là-dessus, la question reste ouverte. Pour ma part, il y a un an, à propos du livre de Leibowitz, j’ai essayé d’animer, sans succès, un séminaire où on aurait discuté entre analystes : alors, notre affaire, c’est quoi ? Est-ce un art, est-ce une science ? Eh bien, je ne sais pas ce que c’est, et personne je crois aujourd’hui ne peut le dire ; si vous coincez un psychanalyste dans le coin d’une salle, il va trouver une entourloupe ou une esquive pour éviter la question ? Je prendrais comme définition provisoire ce qu’un historien israélien, Moshe Zimmermann, a utilisé pour son domaine, à savoir l’histoire : une « discipline », c’est-à-dire quelque chose qui aurait des règles codifiées et admises par l’ensemble des praticiens de cette discipline. Ce qui se rapprocherait plutôt d’un art.

Le problème de la transmission

La deuxième raison qui fait que la psychanalyse est fragile, et donc en crise, (mais qu’est-ce qui n’est pas en crise ?), c’est la difficulté à être transmise. Cela ne se transmet pas facilement, cela ne se transmet même pratiquement pas. La psychanalyse ne relève pas d’un savoir, bien qu’il y ait du savoir là-dedans. Ce n’est pas un savoir ; tout le monde aujourd’hui connaît la théorie freudienne, toute personne cultivée en sait très long là-dessus : l’inconscient, l’Œdipe, les pulsions, l’anal, l’oral, que sais-je... tout le monde sait à peu près tout là-dessus, et si l’on a quelques lacunes, les dictionnaires, les ouvrages ne manquent pas ; il suffit de lire l’Introduction à la psychanalyse, de Freud, et on en sait bien plus qu’il n’en faut.

Mais cela ne suffit pas pour être transmis ; cela ne suffit pas pour forger cette bête curieuse qu’on appelle un analyste, très prétentieux souvent ; il ne devrait pas d’ailleurs, parce que normalement, son analyse aurait dû lui raboter son narcissisme ; on constate que c’est l’inverse ; ils sont plutôt gonflés du côté de l’ego, mais enfin... Ils ont tellement été rabotés qu’il y a peut-être des réactions allergiques qui font qu’ils en rajoutent, mais c’est un autre problème. Quand c’était à la mode, on avait des grosses clientèles, on se faisait beaucoup d’argent, cela pouvait être intéressant. Aujourd’hui, ce n’est pas facile, surtout quand on n’est pas médecin. Alors pourquoi fait-on ce métier ? Pourquoi choisit-on de faire ce métier, pourquoi se consacre-t-on finalement à cette espèce de sacerdoce ? Même Lacan un jour a osé ce mot : « qu’est-ce qu’un analyste ? c’est un saint ». Dans une telle vision, l’analyste est un saint, mais il disait « attention, un saint n’est pas ce que vous croyez ; lisez des vies des saints ; vous verrez, ce n’est pas du tout ça ; c’est plutôt abominable, ce sont des gens qui sont des déchets de la société, au fond, oui, qui font des choses horribles, qui peuvent avaler les eaux avec des peaux de lépreux... ». Celle qui sera peut-être sainte bientôt, qui se trouvait en Inde, Mère Teresa, vivait parmi les plus miséreux de la société ; ou cette autre femme qui s’est dévouée parmi les éboueurs du Caire, sœur Emmanuelle. Il faut quand même rendre hommage à ces gens qui ont un grand mérite, et dont parle sans doute la tradition juive : « sur trente-six personnes, le monde repose ». Ces gens font partie, je crois des trente-six. Un saint, c’est de l’ordre du déchet, et non pas de l’ordre de la gloire ; alors après leur mort, on leur fait tout un tralala, avec leur nom sur le calendrier ; mais de leur vivant, ils en bavent.

Par conséquent, un psychanalyste qui se met dans ce métier-là doit « la boucler » ; de temps en temps, il fait des conférences, ce qui lui permet de sortir un peu de son autisme ; mais normalement il ne parle pas beaucoup, il ne peut pas dévoiler ce qu’il pense, ses affections... Pourquoi ? parce que, me semble-t-il, il a éprouvé dans sa vie personnelle, d’une manière vraiment radicale, la portée du discours freudien. Il a été dans sa vie bouleversé par l’aventure ; sinon, vraiment, ce n’est pas intéressant ; on a étudié, on a fait un troisième cycle de psychanalyse à Paris VIII, on est allé faire quelques séances d’analyse chez Monsieur Miller ou que sais-je, on a suivi la filière pour faire bien, on a été un gentil garçon : mais cela ne fait pas un analyste. Ce n’est pas de cette manière qu’on le devient. On le devient, à mon avis, en ayant éprouvé sur soi-même, dans sa propre existence, le caractère tragique de cette affaire. Dans les Écritures, on dit que les appelés sont nombreux et que les élus sont rares ; c’est un petit peu pareil pour la psychanalyse, et généralement, ceux qui deviennent de bons analystes sont des gens qui sont venus à la psychanalyse parce qu’eux-mêmes allaient mal et que la psychanalyse a été pour eux. Au fond c’est ce que disait d’ailleurs Levi Strauss dans Rôle et chaman, ils ont pu mesurer l’effet bénéfique de la psychanalyse sur leur souffrance personnelle, sur ce qu’on appelle dans notre jargon leurs symptômes.

Un itinéraire personnel

Je vais vous raconter un peu mon propre trajet - pour aérer - et comment au fond la psychanalyse peut vous faire pivoter de manière totalement inattendue. J’ai connu Lacan quand j’avais vingt-neuf ans ; j’arrivais, je ne vous raconterai pas complètement parce que ce serait trop long et que cela n’a pas d’intérêt, par toute une série de malentendus, comme toujours, c’est ainsi que les choses importantes se font, par des malentendus, et j’étais à l’époque ingénieur agronome ; je travaillais au Sénégal, j’aidais les populations de Casamance à cultiver du riz, dans des conditions plutôt difficiles. J’étais d’autre part mêlé un peu aux histoires du Tiers Monde, à la lutte politique, j’étais militant communiste ; ma famille était juive, elle l’est toujours, et je le suis toujours, mais sur Dieu et tout ça je ne voulais rien savoir. Je trouvais que c’était des vieilleries tout à fait sans intérêt ; et j’étais un athée convaincu, Dieu merci, comme le dit souvent la plaisanterie à la mode. Je commence donc cette analyse avec le “ Vieux ”, puisque c’était comme cela qu’on l’appelait, que je l’appelais en tout cas, très affectueusement ; il était déjà septuagénaire. Et voilà qu’au bout de cinq ou six ans, je deviens médecin, je découvre le judaïsme, la question de Dieu commence à vraiment m’occuper très sérieusement, et c’est un retour sur le judaïsme ; si bien qu’aujourd’hui je suis plus passionné, comme je le disais hier à un journaliste d’un journal chrétien, par un fait de théologie que par les récits cliniques de Madame Dolto ; chacun son truc. Je préfère lire Schlomo Pinès, que Monsieur Brague a si brillamment traduit, que des textes de cliniciens. C’est pour vous dire comment je ne vous donne qu’un aperçu de ce que je peux facilement vous raconter - mais avec tout ce que cela implique de bouleversements familiaux ; parce qu’on ne revient pas dans le vieux sillon comme ça ; cela fait du bruit, cela agite, cela bouscule, et parfois ce sont des moments tout à fait difficiles à traverser. Donc je crois que c’est lorsqu’on a « éprouvé » soi-même que cette affaire-là n’est pas du vent, que c’est sérieux ; cela met l’homme en face de sa vérité, et il y a des conséquences à en tirer ; dans une vie où peu de choses tiennent le coup aujourd’hui, la psychanalyse malgré tout tient le coup. Elle peut être en crise tant que vous voulez, mais on ne s’en débarrassera pas aussi facilement.

Et il se trouve que beaucoup de gens dans le désarroi, dans le désespoir et dans l’impasse, viennent frapper aux portes des analystes après avoir essayé toute une série de recettes, que ce soit chimique - la chimie se développe, et après tout cela peut toujours rendre service - vous savez, n’est-ce pas, tous les antidépresseurs et autres drogues - ; que ce soit la foi - moi je vois des gens qui ont la foi, des chrétiens, des juifs, des musulmans, et pour qui le fait d’avoir la foi ne suffit pas à les sortir de leurs difficultés affectives, psychiques, et surtout à trouver leur chemin -. Au fond le problème de la psychanalyse c’est d’aider les hommes à tracer leur sillon dans le temps qui nous est imparti, temps à la fois bref et en même temps long.

La découverte de l’inconscient

Le deuxième point, plus théorique, c’est ce qu’on a appelé la “ révolution copernicienne ” de Freud : à savoir que la conscience de l’homme n’était pas le centre. Copernic nous a appris que la Terre n’est pas au centre du monde ; on pourrait continuer d’ailleurs : l’homme n’est pas au centre de la Terre, mais là ce seraient des débats d’une autre nature. Freud va annoncer à l’homme cette chose épouvantable : que son petit moi n’est pas le centre de sa vie psychique, et qu’il y a une part essentielle de sa vie psychique à laquelle il n’accède pas, qui lui est totalement barrée, ou presque totalement barrée, qu’il a appelée l’inconscient. Je vous demande de bien épeler ça comme ça : l’I.N.C.O.N.S.C.I.E.N.T. Comme ce terme fait un peu scandale, beaucoup de gens, y compris des collègues, surtout les Anglo-Saxons, ne vont pas l’énoncer ainsi. Ils vont vous parler du subconscient, ou du préconscient. Mais l’idée même de l’inconscient est un véritable scandale pour l’esprit, qui fait que, même le temps passant, on n’arrive pas à l’encaisser. Je crois que si on supprime l’inconscient de la théorie freudienne, on revient à une psychologie académique, car c’est là-dessus que les choses reposent, et c’est cela qui fait sa particularité ; et c’est autour de ce concept que beaucoup d’écoles ont éclaté et ont pris des orientations différentes, surtout dans les années cinquante par exemple ; on a laissé un peu tomber, dans les pays anglo-saxons, cette notion d’inconscient pour se préoccuper du moi, ce vieux moi increvable, pour le renforcer, le gonfler - déjà qu’il est assez fort !

Qu ’est-ce que cette histoire d’inconscient ? Est-ce une histoire biologique ? Parce que certains vous disent : Freud c’était le XIXe siècle, le début du XXe, et s’il était venu aujourd’hui, avec nos médiateurs chimiques, nos sites neuronaux, les axones, les synapses, qu’aurait-il inventé ? Depuis le temps que Monsieur Changeux et tous ces gens-là nous parlent de ces belles choses, on n’a jamais expliqué les grands problèmes existentiels de l’homme. Freud à un moment donné a parlé effectivement des notions de pulsions - la pulsion est quelque chose qui est à la limite du somatique et du psychique. On a pensé qu’il y aurait un substrat cérébral à cette affaire. Peut-être y a-t-il une zone du cerveau - le petit homme qui est dans l’homme - l’homonculus qui serait dans l’homme, qui tirerait les ficelles de cette marionnette que serait l’homme ; c’est une conception vraiment réductrice et assez désagréable.

La conception la plus courante, même chez les élèves de la première génération, ceux qui étaient en contact direct avec le fondateur, était de considérer que l’inconscient était un peu un sac d’instincts. Si vous lisez les premières traductions de Freud par la défunte Marie Bonaparte, vous verrez qu’on emploie le mot instinct pour dire le mot allemand Trieb. Également les Anglais : Monsieur Straché a fait un travail extraordinaire de traduction, qui a publié l’édition critique de l’œuvre de Freud avec tout un appareil de notes absolument prodigieux, ce que l’on appelle la « standard edition » traduit le mot Trieb - qu’on traduit en français par pulsion, mais ce n’est pas très satisfaisant, par le mot instinct. Mais comme c’est Anglais systématique, il met dans la préface qu’il traduit Trieb par instinct ; alors chaque fois que vous voyez le mot instinct, c’est du mot Trieb qu’il s’agit, et si ce n’est pas Trieb, vous avez une petite note disant que là, Freud a utilisé le mot instinct en allemand (Instinkt) ; avec un ordinateur et un processeur convenable, on arrive à retrouver ses billes. Est-ce donc cela, un paquet, une espèce de chaos affectif où tout se débat ? Si on lit Freud, on s’aperçoit qu’il n’en est rien ; les œuvres canoniques qu’il a consacrées à cette affaire d’inconscient sont trois : L’Interprétation des rêves, La Psychopathologie de la vie quotidienne, et Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient ; elles nous montrent l’inconscient tel que Freud le saisissait dans les années 1900, à la fin du siècle dernier, de 1895 jusqu’à 1905, où il a écrit ces trois livres, est structuré de manière remarquable. Faire un rêve est un travail considérable. Le mot d’esprit lui paraissait par exemple l’une des manifestations les plus importantes de l’inconscient ; faire un mot d’esprit, ça n’a rien à voir avec un fatras informe, une espèce de cloaque tel qu’on l’imaginait ; l’inconscient n’est pas le monde de la nuit, c’est une pensée qui est en exil ; un exil que nous vivons douloureusement, qui demande à s’exprimer et qui n’y parvient pas ; et parfois, cela produit des effets fâcheux : une maladie, un symptôme névrotique particulièrement coriace et paralysant.

Les preuves

Pour Freud, les preuves de l’existence de cet inconscient - c’est une hypothèse, un axiome peut-être - sont au moins quatre, ou trois, peu importe. Il y a d’abord le rêve, cette histoire qui occupe l’esprit de l’humanité depuis l’Antiquité ; de tout temps, les rêves ont intéressé les hommes : Ils étaient considérés comme des futilités, ou comme des espèces d’embryons de prophéties, on croyait que c’étaient les dieux qui nous parlaient à travers les songes ; ils ont toujours fasciné l’homme parce que celui-ci sentait bien qu’il y avait là une part de lui-même totalement étrangère à lui et en même temps qui touche au plus profond de son intimité. Il y a là ce paradoxe d’un clivage dans l’homme : quelque chose qui serait le plus intime de mon intimité et qui serait en même temps totalement étranger à moi-même. D’où, quand l’inconscient vient nous chatouiller, cette impression que Freud a appelé du terme allemand Unheimliches, qu’on traduit difficilement par l’expression « l’inquiétante étrangeté ». Mais heimlich, c’est « familier » et donc unheimlich, c’est ce qui est familier et qui en même temps ne le serait pas. Quand l’inconscient vient nous voir, affleure, on a cette impression angoissante d’une étrangeté à la fois familière et étrangère.

Il y a donc les rêves, il y a aussi les actes manqués, les lapsus - je remercie le ciel analytique de n’en avoir pas fait un seul ce soir, c’est toujours le danger qui menace les conférenciers, de faire des lapsus ; il y a donc un Bon Dieu pour les analystes quelquefois - les oublis, etc. , tout ce qui a été remarquablement décrit, analysé et présenté dans ce merveilleux petit livre qu’on appelle Psychopathologie de la vie quotidienne, qui fait partie désormais du grand baquet de la culture.

Et puis, de temps en temps, sans vous en rendre compte, vous dites un mot qui fait rire tout le monde et qui vous fait rire vous-même : un mot d’esprit. Une fulgurance, un mot d’esprit doit être fulgurant. Vous ne vous dites pas , tiens je vais faire une bonne blague ! Ce n’est pas une blague, un mot d’esprit. D’ailleurs, c’est une preuve souvent en analyse : quand un patient lâche quelque chose d’essentiel, qu’il ignorait la seconde d’avant, il se met à rire. Ou quand vous lui dites quelque chose, quand vous lui donnez une interprétation, vous déclenchez son rire, malgré le côté un peu bizarre de ce que vous venez de lui dire ; on a le sentiment que là on est dans le vrai. Le rire est la preuve qu’un peu de vrai est venu au monde. Dans le mot d’esprit, en fin de compte, Freud n’a pas employé évidemment ce terme « mot d’esprit », il a employé un mot yiddish, Witz qui désigne toutes ces blagues juives d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, qui sont très spécifiques, je crois, à cet univers. Personnellement, je suis d’Afrique du Nord et ce mode d’humour ne nous est pas vraiment connu, il est particulier à cette culture yiddish que Freud connaissait très bien puisqu’il y était né.

La psychanalyse, une forme de rationalité

Donc là seraient les preuves, ces petits bouts de choses qui n’intéressent pas le philosophe - quel est le philosophe qui va commencer à s’intéresser à un lapsus ? Cela n’a jamais intéressé personne - mais c’est avec ces petits bouts de ficelle que l’analyste tire, qu’il entre, pas tout seul, comme Dante accompagné de Virgile dans la Divine Comédie, et qu’il aide son patient à pénétrer cette part de lui-même si importante. Donc çela n’a rien à voir avec un sac, un monde chaotique tel qu’on peut l’observer ; à ce sujet d’ailleurs, il y existe un texte magnifique de Thomas Mann, écrit dans les années 30. Les gens se disaient : au fond, le nazisme, n’est-ce pas ce culte des forces animales, des forces obscures, l’inconscient de Freud qui reviendrait par là ? Et Thomas Mann, comme un véritable écrivain - car ce sont les écrivains d’envergure qui comprennent le mieux les choses, nous le savons - a composé un texte remarquable pour montrer qu’il n’y a rien à voir entre le culte des forces obscures et démoniaques ou que sais-je, qui sont à la mode encore hélas aujourd’hui, et qui existaient dans l’idéologie nazie, et la pensée freudienne qui se rattache à ce que nous pourrions appeler le discours des Lumières - comme Lacan lui-même me l’a appris. La psychanalyse est une affaire de raison ; la psychanalyse freudienne a noué un pacte à la vie et à la mort avec la raison, et avec rien d’autre, avec aucune force obscure. Nous essayons de faire en sorte que l’homme puisse vivre en harmonie entre son irrationnel et sa raison, que malgré tout, en fin de parcours, ce soit cette raison qui triomphe, par nos chemins analytiques. Il ne s’agit pas d’imposer un corset au sujet, mais il faut lui montrer qu’au fond, l’inconscient est une de ces fameuses ruses de la raison dont parlait un philosophe.

L’inconscient et le langage

Il y a donc une coupure radicale à faire entre le corps et l’inconscient. C’est vrai qu’il y a bien des choses inconscientes en nous : je ne sais pas ce qui se passe au niveau de mon cœur, de ma chimie, de mes cellules ; tout cela est inconscient, bien évidemment, et n’a rien à voir avec l’inconscient freudien qui est d’une autre nature. C’est Lacan qui a proposé un statut à cet inconscient. L’inconscient, c’est l’effet de ce que nous habitons non pas dans des grottes, non pas dans ce que vous voulez, mais dans une demeure très particulière qu’on appelle le langage. C’est parce que nous sommes des habitants du langage, c’est l’effet que nous fait cette chose assez terrible d’ailleurs, car le langage, comme vous le savez, sert à l’incommunicabilité ; on le voit surtout dans la vie de couple, entre mari et femme, c’est le malentendu permanent ; tout le monde sait, dès qu’il est un peu lucide, que le langage est fait pour ne pas communiquer. Ne nous avançons pas plus loin dans cette piste. Le langage se présente d’une manière très linéaire ; les mots se suivent suivant un axe, suivant une abscisse dans le temps chronologique ; mais en vérité, nous le savons, les linguistes ont montré, à la suite de Saussure, que le langage est un corps, si je puis dire, feuilleté. Quand je dis un mot, j’en dis d’autres là-dessous, un peu comme dans un contrepoint de Jean-Sébastien Bach : l’accord de do majeur circule, et en-dessous, il se passe bien d’autres choses. D’ailleurs tout cela, c’est du langage, la musique de Jean-Sébastien est aussi du langage ; il y a sous les mots que je dis d’autres mots qui circulent ; et ce sont ces autres mots, qui sont cachés là-dessous, qui correspondraient à quelque chose comme l’inconscient. D’où la fameuse formule de Lacan : « l’inconscient est structuré comme un langage ». C’est le langage qui me fait d’abord homme, mais qui me donne cette chose au fond précieuse, ce disque dur, pour employer une comparaison informatique, mais un disque dur sur lequel je ne peux pas cliquer comme je veux... Je regrette cette image qui substantialise la chose. Un jour, un analyste, élève de Lacan, Leclerc, un homme fort charmant, décédé il n’y a pas longtemps, voulait justement substantifier cette notion ; il lui dit : « mais il faut quand même donner une petite chose, il faut que ça prenne corps ». Lacan lui répondit : « c’est parce que vous êtes un idolâtre ; eh bien, moi je suis Moïse, je descends du Mont Nebo et je casse les Tables de la Loi ». C’était Lacan et sa façon de s’énerver. Il s’agit donc d’un grand débat qui touche, à la limite, à des problèmes théologiques ; on se trouve ici au milieu de gens qui s’intéressent à la théologie, du moins je l’imagine ; un des grands débats entre juifs et chrétiens est la question du corps. Dans les conceptions juives, disons maïmonidiennes, qui paraissent les plus importantes dans le judaïsme, vouloir que Dieu ait un corps, c’est tomber dans l’idolâtrie ; c’est un des dogmes qu’a posés Maïmonide : pour lui Dieu n’a pas de corps. Il en est de même pour l’inconscient ; c’est un peu comme le Dieu de Maïmonide, il ne faut pas l’assimiler à une corporéité ou à une substance quelconque.

La psychanalyse, un midrash

Déjà dès le milieu de sa vie, Lacan s’est posé la question : comment se fait-il que cet homme au fond très modeste qu’était Freud ait inventé cette chose assez énorme, et pratiquement tout seul ? Car au fond les apports des autres ne sont pas majeurs, on pourrait presque les oublier. Comment se fait-il que ce si petit homme ait inventé une si grande chose ? Lacan a été alors amené à s’interroger : ne faudrait-il pas chercher du côté des origines juives de Freud ? Est-ce qu’il n’aurait pas eu dans son héritage culturel quelque chose qui le prédisposait à cette invention ? Ce qui l’a amené petit à petit à s’intéresser à un certain nombre de données théologiques juives, et en particulier, à ce que dans la pensée juive on appelle le midrash.

Le midrash est un art de lire -c’est Lacan qui le définit comme tel - qui consiste en ceci : vous avez le texte biblique, et on essaye de deviner, sous la linéarité de ce texte, un autre texte. Je vous prends un exemple très simple : le midrash nous raconte qu’Ève n’était pas la première, la seule femme d’Adam ; il y en avait une autre ; elle s’appelait Lilith. Mais comment le sait-on ? C’est une histoire à dormir debout, d’où le savez-vous, quelle preuve avez-vous de l’existence de Lilith ? C’est simple, c’est dans le texte : quand Dieu présente Ève à Adam, il dit : « Cette fois-ci, elle est chair de ma chair ». Il y a donc eu une autre fois ? Et donc s’il y a une autre fois, on va construire cette autre fois. Et à partir d’autres passages de la Bible, d’Isaïe ou d’autres, on va inventer un personnage qu’on a appelé Lilith, et qui ne serait pas « chair de sa chair ». Qui serait-elle, alors ? Elle serait créée comme lui avec de la terre.On crée donc toute une histoire, un midrash ; on peut en citer beaucoup, la littérature midrashique est considérable. Lacan s’est intéressé au midrash, en disant : peut-être, au fond, la psychanalyse serait un peu comme un midrash laïque, le midrash de chacun. Chacun arrive avec un récit linéaire assez plat : je me suis disputé avec ma femme, j’ai des histoires avec mon patron, ça ne va pas du tout avec ci, avec ça ...Est-ce que derrière ce texte-là il n’y aurait pas un autre texte que nous aurions à déchiffrer à travers des recoupements et des techniques particulières ? Quelles sont les pensées qui se cachent derrière ce récit, quelquefois fort banal ?

Symbole paternel et transcendance

Je voudrais terminer sur cette notion que l’inconscient risquerait de devenir fou, s’il n’y avait pas une sorte d’élément stabilisateur de la structure inconsciente. Il faut qu’il y ait une espèce de modérateur qui calme le jeu, parce que le langage, quand on commence à parler, on ne sait plus quand ça s’arrête. Ce qui peut aller très loin. Freud a découvert très tôt qu’il existe dans l’inconscient une structure, une sorte de noyau - je ne veux pas dire central, ça ne veut rien dire - mais disons fondamental qui stabilise l’édifice, et un symbole. C’est ce que Lacan a appelé le « nom du père », en se référant évidemment à la théologie chrétienne, disons, pour être un peu plus laïque, le symbole paternel. C’est une notion extrêmement difficile à comprendre. C’est une véritable énigme. Certains analystes essaient de nous faire une petite cuisine facile : le papa, une place pour le papa, les nouveaux pères, les anciens pères, etc. Tout cela c’est du pipeau, il ne s’agit pas du tout de cela, c’est très bien pour écrire des livres, mais ce n’est pas sérieux.

La question du père est la grande énigme de la psychanalyse. Freud s’est cassé les dents là-dessus ; il l’a découverte, et il n’a pas su y répondre. Il a construit tout un mythe, qu’on appelle le complexe d’Œdipe. Je ne suis pas plus fort que les autres, mais comment vois-je cette question, qui est pour moi la question la plus fondamentale ? Je dirais que le symbole paternel, ce « signifiant » pour employer le terme de Lacan, c’est ce qui fait coupure entre la nature et la culture. Un beau jour, chez cet animal hominien, on ne sait pas pourquoi - et Freud, croyant trouver le fond de l’affaire, a écrit Totem et tabou - quelque chose c’est passé qui l’a coupé de l’élément naturel, et qui l’a projeté dans une histoire radicalement différente, une histoire humaine ; les autres, les animaux, n’ont pas d’histoire, d’ailleurs,. Il se produit une faille qui va inspirer sans doute, les grands théologiens, les grands prophètes, la Révélation... En tout cas, pour nous en analyse, on constate qu’il y a une coupure qui s’opère et d’où va émerger précisément le langage et tout cette affaire de l’histoire humaine.

Qu’est-ce que c’est que ce père ? Freud l’a vu comme une espèce d’immense singe que les enfants ont tué, mangé, vous connaissez Totem et tabou, tout le monde l’a lu, comme disait Lacan, c’est une histoire à dormir debout. En tout cas, je pense que dans la psychanalyse, cette dimension de l’énigme, du mystère humain est maintenue. La notion - je vais employer un mot qui choquerait les analystes - la dimension de la transcendance, d’une certaine façon, existe. Aujourd’hui, on est tous pareils, copain-copain, on est tous dans l’horizontal, dans la relation horizontale du semblable au semblable. Freud, ce personnage qui se prétendait athée - je ne sais pas ce que veut dire le mot athée ; d’ailleurs je vous en parlerai peut-être, parce que plus je vieillis, moins je sais ce que c’est - a quand même eu cette idée que les relations ne sont pas toutes horizontales. Je parle dans le schéma lacanien de la relation de l’homme à son semblable, en miroir, il y a, structurant tout cela et le maintenant, une autre relation, verticale, transcendante, à quelque chose d’autre, inaccessible.

Psychanalyse et liberté

Voilà quelques réflexions que je voulais vous présenter. Elles peuvent vous inspirer des questions, et je suis tout à fait disposé à essayer d’y répondre et de discuter avec vous.

La psychanalyse est-elle un déterminisme de plus ? Freud a-t-il chargé le fardeau de l’homme d’un déterminisme supplémentaire ? Il y a trois ou quatre ans, je me trouvais dans une association d’analystes où j’avais un petit peu d’autorité, et j’avais lancé un colloque appelé le « Colloque de Cordoue », intitulé Foi et raison ; et ensuite je l’ai prolongé, j’ai proposé comme autre thème, qui a été retenu : la question de la responsabilité au regard de la psychanalyse. Quel est le statut de la responsabilité dans la psychanalyse ? Personne n’a voulu le reprendre ; on a tenu tout un colloque en deux jours - les Actes existent, vous pouvez les lire - je ne sais pas comment ils se sont arrangés, il y a eu trois ou quatre intervenants par demi-journée, une quinzaine au total. A part un - moi - personne ne s’est affronté à cette question ; ils l’ont complètement contournée. Freud nous annonce-t-il un nouveau déterminisme ? Ou bien y a-t-il une part de liberté, une part de responsabilité ? C’est une question à laquelle évidemment on ne peut pas répondre. La question de la responsabilité, qui implique la notion de liberté, est la grande question de la métaphysique, dont un certain Emmanuel Kant a montré qu’on aboutissait toujours à ce qu’il appelait des apories, une impossibilité de répondre, un indécidable.

Il me semble que la psychanalyse freudo-lacanienne maintient une certaine ouverture ; il est bien évident qu’il y a un déterminisme, mais ce déterminisme ménage une part de responsabilité. C’est un très grand sujet qu’on ne peut pas traiter comme cela, mais en voici une petite illustration, une petite vignette : dans le cas de Dora - vous savez que c’est un des cas princeps de la psychanalyse, que Lacan a souvent commenté - , la patiente raconte à Freud son malheur qui provient de ce qu’elle avait un père qui était un salaud, qui faisait des choses dégoûtantes avec Madame K, et en échange Monsieur K la tripotait dans les coins, enfin des histoires vraiment scabreuses ; au fond elle était malade parce que le monde était vraiment dégoûtant. Freud a finalement eu cette intervention assez surprenante : il lui demande - je cite de mémoire - : mais vous là-dedans, quelle est votre part ? Parce que vous y participez, à cette affaire là, vous n’êtes pas hors jeu ; et cette part que vous y mettez, vous pouvez la retirer, après tout. Il existe donc une espèce d’entrebâillement ; le langage n’est pas un système ; s’il était complètement déterminant, un système clos, cela donnerait ce qu’on appelle un psychotique, qui est littéralement pris, aliéné, dans la structure langagière.

Le névrosé, c’est-à-dire nous tous, je l’espère, enfin la plupart d’entre nous, moi en tout cas, nous avons une part à ce petit jeu ; on peut à la limite se suicider, on peut manifester ainsi devant l’horreur, devant des choses abominables qu’on voudrait nous faire faire, qu’on a le choix de tirer sa révérence au public, dans les situations extrêmes dont parle Kant dans la Critique de la raison pratique. Freud a parlé du « choix du symptôme », dans un article du début de sa carrière, comme si on choisissait son symptôme ; devant une perversion - c’est d’ailleurs souvent le cas du névrosé - pour l’hystérique par exemple, la patiente préfère être hystérique qu’homosexuelle ; elle a donc choisi, en fonction de ses choix de valeurs, plutôt la névrose que la perversion. Il semble, mais c’est une grande question, que Freud a essayé d’explorer des voies extrêmement étroites. Mais la question de la liberté de l’homme, vous le savez, est une question métaphysique, à laquelle nous n’avons pas de réponse.

L’homme et la Loi

Une question beaucoup plus simple, et c’est cela qui est extraordinaire dans la descendance de Freud, parce qu’il a marqué l’ethnologie, c’est d’avoir posé l’idée de cette fraternité de l’homme, puisque nous sommes tous à la même enseigne. Il y a cette belle phrase d’un séminaire de Lacan, à la fin duquel il disait : « au fond, à la fin d’une analyse, - et je l’ai expérimenté, j’ai pu le toucher du doigt, parce qu’il faut toujours toucher les choses du doigt, il faut vraiment les vivre - on se rend compte que les hommes sont frères, c’est-à-dire que nous sommes tous logés à la même enseigne ; nous sommes tous soumis à la Loi ». Prenons le discours raciste, par exemple : apparemment, nous, nous sommes des gens bien, mais eux là-bas, ce sont des sauvages, des barbares, enfin tout ce que vous voulez, des sous-développés, pas civilisés ; à travers l’enseignement de Freud, on trouve cette dimension d’une fraternité, d’une universalité des êtres humains ; c’est un message qui est abondamment développé par quelqu’un comme Levi-Strauss, qui montre que la raison humaine est la même chez l’Inuit de l’Alaska, l’Indien d’Andicuara, ou le savant de la Sorbonne. Freud a montré, à travers l’Œdipe, que tous les êtres humains sont assujettis à la Loi. Ce qui me rappelle des passages bibliques ou talmudiques tout à fait importants. Par exemple, dans la tradition juive, on distingue les enfants de Noé ; les enfants de Noé sont tous les hommes, puisque après Adam il y a le déluge. Au fond l’humanité démarre à Noé, et tous les enfants de Noé, ce qu’on appelle dans le Talmud les « Noachides » sont soumis à sept lois ; ce ne sont pas les dix commandements, ils en ont sept. L’un d’entre eux, pour faire vite, c’est l’interdiction de manger - ce qu’on appelle en hébreu ederminach’aï - un membre d’un animal vivant. On n’a pas le droit de prendre par exemple un morceau de filet sur un boeuf, de le recoudre et d’en prendre un autre fragment le lendemain ; il faut que l’animal soit mort pour le consommer. L’humanité, à partir du déluge, s’est donné comme loi - c’est un grand mythe - le respect de l’animal ; la cruauté à l’égard de l’animal est interdite par les lois bibliques. Eh bien, si vous lisez les Mythologiques de Levi-Strauss, vous verrez que cet interdit existe dans je sais plus quelle tribu : quelqu’un qui mangerait une patte d’un animal vivant serait considéré comme un cannibale, comme une abomination dans cette tribu primitive. A travers ce mythe, on voit l’universalité des lois humaines. Je ne sais pas d’ailleurs comment la Bible a été écrite, mais c’est tout à fait génial d’avoir fait descendre toute l’humanité d’un seul homme, et d’avoir répété l’expérience deux fois parce que non seulement il y a Adam, mais ensuite il y eu Noé ; toute l’humanité descend d’un seul homme, elle est faite de la même matière, et des mêmes lois symboliques ; c’est le plus important. Non seulement les hommes ont les mêmes globules rouges, ce qui est extraordinaire, c’est qu’ils sont tous astreints à la même loi, qui est la loi de l’interdit de l’inceste.

Ainsi, il n’y a pas de symétrie entre un père et un fils. Mais le père, pour être un père, doit avoir été un jour un fils, c’est clair, sinon il ne sera jamais un père. Il faut qu’il l’ait vécu. Certains analystes sont super-sympas, ils veulent alors briser l’espèce d’asymétrie du dispositif. Je crois qu’il faut au contraire le respecter. Ce n’est pas très rigolo, c’est beaucoup plus sympa, plus facile d’être sympa. Il y avait des analystes, - ils sont morts, paix à leur âme - qui voulaient être sympas avec leurs patients, et leur faisaient des cadeaux. Cela ne va pas du tout parce que le dispositif est détruit et aucune parole n’émerge. Si vous collez tout ensemble, il n’y a plus qu’un seul objet. Il y a une très belle chose chez Lévi-Strauss, qui dit qu’un système apparemment appauvri par sélection de quelques éléments bien identifiés s’enrichit en fait, puisque grâce à cette différenciation, le nombre de combinaisons augmente. Quand les éléments sont trop nombreux, ils sont tous agglutinés les uns aux autres, on se tient bien au chaud, on ne peut pas bouger. La psychanalyse voudrait donner, dans un monde qui a tendance à compacter, un peu d’air, un espace où je peux déployer ma petite folie, mon petit délire. Et on verra où cela me mène. Il ne s’agit pas de passer à l’acte sur des choses socialement condamnées, mais il faut pouvoir quand même aller jusqu’au bout de son discours, faire du chemin dans son discours. La question de l’être nous dépasse, à moins d’avoir montré - je ne suis pas philosophe - ce mot de l’être qui nous turlupine depuis Aristote : selon Lacan, l’os de l’être, c’est le langage.

Gérard Haddad, né en 1940, médecin psychiatre et psychanalyste. Directeur de la collection « Midrash » chez Desclée de Brouwer. Dernières publications : Manger le livre (Grasset, 1984) ; Les Biblioclastes (Grasset, 1990) ; L’enfant illégitime (Desclée de Brouwer, 1981 et 1990) ; Freud en Italie (Albin Michel, 1995).

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