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Le roman catholique ou le mystère de l’âme

Simon Icard
« Je me suis engagé dans une voie sans issue, mais j’ignorais qu’elle n’eût pas d’issue. Je ne me lasserai pas de lui en trouver une. »

G. Bernanos, Les enfants humiliés.

« Je ne suis pas un romancier catholique, je suis un catholique qui écrit des romans. » [1]

Qu’un roman soit dit catholique par la foi qui anime son auteur, voilà qui ne surprendra personne. Pourtant, cette affirmation n’est pas sans conséquences paradoxales : la foi d’un écrivain oriente son œuvre vers le mystère, l’irradie, l’épure, lui donne une tension, mais elle ne saurait définir un genre littéraire, ni même des thèmes de prédilection ; autrement dit, l’expression " roman catholique " n’est guère qu’une étiquette qui désigne, dans une sociologie du roman, un sous-produit littéraire, une somme de livres édifiants, sentant bon l’encens et les roses mystiques - un roman de sacristie comme il y a un roman de gare. La notion a d’autant moins de pertinence que ceux que l’on tient couramment pour de grands romanciers catholiques ont toujours pris leurs distance face à ce qu’ils considéraient comme une appellation contrôlée : l’opinion cléricale, à l’époque où il en existait une, prenait Mauriac pour un auteur pornographique, et Bernanos pour un anarchiste. La morale bourgeoise de tant de romans bien-pensants, qui cèdent à un romantisme mièvre sous prétexte d’élans mystiques et réduisent le mystère au lieu de le sonder, est à cent lieues de leur vocation d’écrivains chrétiens.

Si l’histoire de tout roman catholique est l’histoire de la grâce, le romancier n’explique pas, il discerne, il prend tout au plus le point de vue du directeur de conscience, et non celui de Dieu. Il faut faire " au surnaturel sa part " [2], c’est-à-dire prendre la mesure de l’indicible. L’écrivain regarde avec les yeux de la foi, dans une nuit obscure où rien n’est parfaitement clair ni distinct. " Mais alors ", demandait-on un jour à Bernanos, " on devrait dire sainte Mouchette [3] ? " ; " Dieu m’en préserve " répondit le romancier. Celui qui voit vivre et mourir ses créatures n’en n’est pas maître, il est face au mystère d’une âme [4]. Le personnage d’un roman catholique échappe peut-être plus que tout autre à son auteur ; il ne saurait être un type, ni répondre à des schémas préétablis : il incarne de manière unique la radicalité du destin de l’homme. C’est pourquoi Bernanos peut écrire en préambule à la Nouvelle histoire de Mouchette [5] :

Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer.
La Mouchette de la Nouvelle Histoire n’a de commun avec celle du Soleil de Satan que la même tragique solitude où je les ai vues toutes deux vivre et mourir.
A l’une et à l’autre que Dieu fasse miséricorde !

Fondement théologique d’une question littéraire sans solution

En somme, la question presque sans solution des moyens et des procédés littéraires que peut s’accorder le romancier qui veut dire l’intrusion de la grâce dans une âme renvoie à une exigence de fidélité au mystère qui est contemplé. L’écrivain, toujours au bord de la trahison, doit soumettre son écriture à une véritable ascèse. Par le fait même, la foi ne laisse pas une œuvre intacte, elle l’épure, l’irradie. Il s’agit là d’un paradoxe constitutif de l’œuvre chrétienne : le domaine de la fiction, du futile, de ce qui n’est au fond que littérature est touché par une exigence - osons le mot, par un appel. Nous proposons de voir, à partir de trois traits caractéristiques du roman catholique, quels moyens une littérature chrétienne de fiction est en droit de accorder à l’ambition qui est la sienne.

Monsieur François Mauriac et la liberté [6]

La critique de La fin de la nuit [7] de F. Mauriac que fit J. P. Sartre dans un essai devenu célèbre, montre avec férocité comment un roman catholique peut devenir une belle infidèle. " (...) Les auteurs chrétiens ", note Sartre, "par la nature de leur croyance, sont le mieux disposés à écrire des romans : l’homme de la religion est libre. " [8] Or, parce que Mauriac prend " le point de vue de Dieu " [9], " Thérèse [10] est prévisible jusque dans sa liberté. " [11] " (...) Quand M. Mauriac, usant de toute son autorité de créateur, nous fait prendre ces vues extérieures pour la substance intime de ses créatures, il transforme celles ci en choses. " [12] Pour Sartre, " l’introduction de la vérité absolue (...) dans un roman est une (...) erreur technique " [13], son essai ayant pour but de prouver, dans un esprit de basse polémique, que " M. Mauriac n’est pas un romancier. " [14] Pour un lecteur chrétien, elle est une trahison [15] : l’omniscience du narrateur utilisée systématiquement et sans précautions risque de faire du personnage un simple objet d’étude, ramené à une série de simplismes psychologiques, alors qu’il s’agit de révéler l’homme dans sa vocation même, celle d’un être appelé à la sainteté. Le roman catholique ne souffre pas l’incohérence : lorsqu’il n’est pas à la hauteur de son ambition, il devient scandaleux. Pour pallier à ce type de dérive, beaucoup de romanciers catholiques ont eu recours à la forme épistolaire ou à celle du journal. Prendre un point de vue partial permet en effet de s’interdire tout discours prétendument objectif. Le même Mauriac utilise ce procédé de manière magistrale dans Le nœud de vipère [16] : la conversion finale du héros est racontée par deux lettres contradictoires écrites par deux autres personnages ; le journal qu’il destinait à sa femme change de perspective à la mort de cette dernière, et s’interrompt brutalement après un renversement mystérieux de tonalité. L’écriture manifeste sa propre finitude, et c’est pourtant par elle que se révèle l’irruption de la grâce. En d’autres termes, il se dégage un en deçà du texte qui n’est rien d’autre que la part d’indicible inhérente à une œuvre où le surnaturel se donne dans le naturel.

Ceci est particulièrement net dans le Journal d’un curé de campagne [17] : l’aspect décousu des notes du curé d’Ambricourt donne une importance accrue aux silences et aux non-dits ; nous ne connaissons la paroisse qu’à travers ce qu’il voit, ou plutôt ce qu’il confie dans son journal ; au centre du roman, les pages sont séparées par des pointillés figurants des pages manquantes ou déchirées, et certaines phrases restent inachevées ; la mort finale du curé nous est racontée par une lettre de l’ami qui l’a assisté dans son agonie. Se servant des impératifs de vraisemblance que réclame le genre du journal, Bernanos réussit à révéler en creux l’âme du jeune prêtre, le mystère de son sacerdoce qui l’associe à la " Sainte Agonie " [18] du Christ, à dire la vérité la plus intime de son personnage en lui conservant toute sa profondeur humaine. En fin de compte nous sommes confrontés à une esthétique de la rupture : c’est ainsi que Sous le soleil de Satan [19] repose sur quelques scènes très développées qui se succèdent sans transition ; le travail invisible de la grâce semble se glisser dans les interstices du roman, tant est si bien qu’avant leur rencontre, les destins de Mouchette et Donissan, que Bernanos nous décrit en alternance, sont déjà liés par les liens mystiques de la communion des saints.

" Espacez les soutanes " [20] ?

Une autre critique a souvent été faite au roman catholique : on lui reproche de ne pas assez se départir d’un certain cléricalisme qui nuit à son universalité. Si les romanciers catholiques ont parfois fait preuve d’un goût immodéré pour les soutanes, le rôle très important qu’ils accordent aux prêtres dans leurs œuvres doit être bien compris : il ne s’agit pas de cléricalisme, mais de presbytéro-centrisme ; autrement dit, le prêtre ne sert pas à donner une touche ecclésiale au roman, il occupe un rôle central dans l’économie de l’œuvre. En effet, par lui s’actualise le salut offert à tous les hommes. Identifié au Christ par le sacrifice de sa personne, comme le montrent, par exemple, les nombreuses références au chemin de croix que l’on trouve dans la scène du Journal [21] où le curé d’Ambricourt marche dans la nuit, c’est par lui que se tissent les liens de la grâce : la comtesse revient à Dieu par l’intervention du jeune curé, seul personnage capable de la libérer du piège de la révolte. Le prêtre, lui même pris dans la tourmente du combat spirituel, voire de l’imposture comme l’abbé Cenabre, est celui par qui Dieu se donne. Notons que ni Mauriac ni Bernanos, alors que leurs roman sont profondément sacerdotaux, n’ont fait de la description des sacrements un procédé littéraire : dans Les anges noirs [22], la scène de la confession est décrite de loin, à travers les yeux d’un enfant, ce qui accentue l’effet de distance ; dans Le Journal d’un curé de campagne [23], on ne voit jamais le jeune prêtre distribuer les sacrements, lui qui ne se nourrit que de miettes de pain et de vin cuit, les deux espèces eucharistiques ; la comtesse meurt réconciliée avec Dieu, mais sans avoir reçu l’absolution. Il faut voir là un respect viscéral pour l’échange invisible qu’est le sacrement qui reste radicalement hors de portée des mots. La nouvelle histoire de Mouchette [24] montre en outre que la dimension sacerdotale du roman catholique n’est pas réductible à une simple question de personnage : en l’absence de prêtre, c’est le narrateur qui assume la charge de discerner dans l’âme de Mouchette.

Dieu est mort

Le roman catholique possède un univers qui lui est propre, où le bon grain se mêle à l’ivraie. Il peint un monde déchu où Dieu en apparence est absent : dans Le Sagouin [25], l’absence des saintes espèces dans la chapelle du château devient symbolique d’un univers d’où Dieu s’est retiré. Plus fondamentalement, toute complaisance ou facilité est récusée sans retour. Que l’on considère Mouchette dans La Nouvelle histoire [26], à qui rien n’est épargné : le seul réconfort qu’elle trouve est celui de la vieille qui la conduit au suicide. Il y a un salut pour l’homme, mais il ne se réalise que dans la pesanteur du réel ; le surnaturel prend chair, irradie la nature au lieu de la sublimer : c’est pourquoi les visions du curé d’Ambricourt n’appartiennent pas au registre du merveilleux. Dans cet univers, seuls les " enfants ", les " héros ", les " martyrs " peuvent être sauvés [27] ; dans la paroisse morte [28] règnent les médiocres [29] et le prince de ce monde. Faut-il y voir un goût particulier pour le clair-obscur, les élans sombres et torturés ? Il ne s’agit pas de thèmes de prédilection : le roman catholique est par essence ancré dans un univers déchu, traversé par les éclairs de la grâce. Entre un désespoir sans rémission et un optimisme naïf, il ne peut que tenir le difficile équilibre d’une espérance qui prend la mesure du malheur de l’homme.

Une expérience de l’humilité

On le voit, l’ambition du roman catholique dessine les limites d’une littérature de fiction qui interroge le mystère de l’âme et s’interdit d’y répondre. La question des procédés romanesques, du statut des personnages dans l’économie d’une œuvre, du rôle de l’imaginaire, que se pose tout romancier, prend chez l’écrivain catholique une acuité particulière, parce que l’on touche aux possibilités mêmes de l’écriture. Le roman catholique est il par nature voué à l’échec ? Ne se reconnaissant pas le droit d’être plus qu’une introduction, il révèle sa finitude ; or c’est par ses limites mêmes qu’il conduit le lecteur vers le mystère. Le roman catholique est une expérience de l’humilité.

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] Mot célèbre de F. Mauriac.

[2] Bernanos, Monsieur Ouine, Plon, 1946.

[3] Mouchette est l’héroïne de Sous le soleil de Satan, Plon, 1926.

[4] On objectera qu’un personnage, né de l’imagination d’un auteur, ne saurait avoir une âme. Serait on en plein psychodrame, dans une pathologie de la création ? Le personnage, être de fiction, possède une âme de fiction. Si l’on reconnaît au romancier le droit de donner naissance à des êtres imaginaires et de les faire vivre, il n’est pas plus scandaleux de parler de l’âme d’un personnage que d’affirmer qu’il a un corps, qu’il parle ou qu’il pense (pour la dimension éthique du problème, voir l’article de Charles Olivier Stiker-Métral "Faut il brûler la littérature ? " ; l’article de Cécile Reboul "Bernanos, le vieux compagnon" propose une excellente mise au point sur le statut de l’imagination créatrice chez Bernanos). Reste à savoir qui sont, ce que représentent les personnages aux yeux de leur auteur. Cette question demanderait une étude au cas par cas (pour Bernanos, voir les analyses du cardinal von Balthasar dans Le chrétien Bernanos, traduction de M. de Gandillac, Seuil, 1956) ; elle dépasse, en outre, le cadre des romanciers catholiques (Voir les premières pages de Noé de Giono, Gallimard). Contentons-nous de dire que le personnage d’un roman catholique, qu’il soit inventé de toutes pièces ou qu’il s’impose au romancier, n’a in fine d’existence que par rapport à la croix du Christ : par delà toute anthropologie, il est saisit dans son être par le drame en qui se joue toute humanité ; c’est pourquoi il peut posséder à la fois une profondeur humaine toute particulière et une dimension universelle. Qu’on ne se méprenne pas en outre sur le sens du mot mystère. Il ne s’agit pas de dire que l’homme est trop complexe pour être soumis aux mots. Mutatis mutandis, j’entends le mot mystère dans le sens que lui donnent les Pères de l’Église, à savoir l’échange du divin et de l’humain. La part d’indicible du personnage est une réalité bien précise.

[5] Plon, 1937.

[6] Titre d’un essai virulent de J. P. Sartre (Critiques littéraires/ Situations I), Gallimard, 1947.

[7] Grasset.

[8] op. cité p. 34.

[9] Ibid., p. 43.

[10] Thérèse Desqueyroux, l’héroïne du roman

[11] op. cité, p. 45.

[12] Ibid. p. 44.

[13] Ibid. p. 43.

[14] Ibid. p. 52.

[15] Je ne porte pas ici un jugement sur La fin de la nuit, ni sur l’œuvre de Mauriac en général ; je prends au sérieux la critique de Sartre en tâchant de faire abstraction de son aspect polémique, de la mauvaise foi qui parfois l’anime, et de la problématique existentialiste sur la liberté qui la sous-tend .

[16] Grasset, 1933.

[17] Plon, 1936.

[18] p. 222.

[19] Plon, 1926.

[20] Mot de Daudet à Bernanos.

[21] Plon, 1936.

[22] Grasset, 1936.

[23] Plon, 1936.

[24] Plon, 1937.

[25] Plon, 1951.

[26] Plon, 1937.

[27] Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, 1938.

[28] C’est le premier titre que Bernanos avait donné à Monsieur Ouine (Plon, 1946).

[29] Les personnages de romans catholiques ressemblent assez rarement aux saints tels que les décrivent les hagiographies à l’eau de rose ; ils s’apparentent plutôt à des anti-héros. Cependant, leurs faiblesses, ce qu’ils ont de plus repoussant, ne fait pas d’eux des médiocres car ils restent attirés par l’appel le plus grand, celui de Dieu. Sont ils moins vraisemblables pour autant ? On laissera aux romanciers catholiques le droit de croire à la grandeur de l’homme même dans sa plus grande misère.

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