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Le vol de l’Esprit dans l’Ancien Testament

Laurent Thibord

« Et l’Esprit de Dieu planait sur les eaux » (Gn 1,2). Ainsi, dès la première page de la Bible, l’Esprit est présent, planant tel un oiseau cherchant où reposer. L’Ancien Testament n’est finalement rien d’autre que ce vol plané de l’Esprit à la recherche d’un peuple où il puisse habiter. Tel est le trajet que nous voulons suivre de loin, bien convaincu que pour accompagner du regard le vol d’un oiseau dans le ciel, il faudrait pouvoir supporter le soleil de face, chose impossible à l’œil de l’homme.

Lancement

C’est le terme hébreu RUAH qui est traduit habituellement dans nos Bibles par « esprit ». Il semble que la racine de ce mot ait d’abord signifié : « avoir de l’espace, être au large ». L’Esprit aime donc être au large : il est en Dieu (et alors il se traduira par Esprit avec une majuscule), mais il est justement ce qui va de Dieu vers les hommes, il est en l’homme (et alors il sera traduit par esprit avec une minuscule), mais il est justement ce qui va de l’homme vers les autres ou vers Dieu. Assoiffé d’espace, il est dans le corps de chacun (c’est donc le souffle, l’haleine), et il est aussi dans tout l’univers (c’est donc aussi le vent).

Cette pluralité de sens qui fait le supplice des traducteurs est déjà significative. Les historiens des religions expliqueront comment peu à peu la foi juive a émergé du panthéisme et compris que l’esprit qui anime les choses es t en fait Esprit qui transcende la nature et vient de Dieu. La Bible donne une explication plus simple de cette omniprésence de l’Esprit : « l’Esprit du Seigneur remplit le monde » (Sg 1,6) et « il pénètre à travers tous les esprits » (Sg 7,23).

Tirons de cette remarque linguistique une première leçon : l’Esprit est insaisissable, et il serait périlleux de vouloir le retenir, fût-ce dans un mot. « Qui a recueilli le vent dans ses poings ? » (Pr 30,4), interroge l’auteur des Proverbes, qui commence d’ailleurs la liste des choses qu’il ne connaît pas par « le chemin de l’aigle dans le ciel » (Pr 30,19).

En fait, l’Esprit pénètre tout l’Ancien Testament. Et plutôt que de chercher ce que l’Écriture dit de l’Esprit, nous ferions mieux d’écouter ce que l’Esprit dit dans l’Écriture. Mais puisqu’il faut un point de départ, nous nous arrêterons aux textes dans lequel l’Esprit se montre. Toujours présent dans l’Écriture, l’Esprit ne s’y expose que rarement.

Une fois que les occurrences ont été repérées, il fallait encore les classer. La chronologie des écrits ou leur Sitz-Im-Leben, c’est-à-dire le milieu dans lequel ils sont nés, auraient pu nous guider. Nous aurions pu tenter de discerner le développement de cette notion dans l’histoire d’Israël, ou bien décrire, en fonction des genres littéraires et de leur milieu d’origine, quelles sont les approches de l’Esprit dans les cours royales, dans les cercles prophétiques ou dans les milieux sacerdotaux.

Assurément, le contexte historique et social est essentiel pour comprendre la Bible. Pourtant, une tradition vivante ne peut se limiter à une date ou à un milieu social. C’est encore plus vrai de l’insaisissable Esprit. C’est l’ensemble de l’histoire d’Israël et l’ensemble du peuple d’Israël (prêtres, rois, prophètes..., et toutes les petites gens au service desquelles se trouvent les membres de ces trois fonctions) qui peuvent éclairer l’ensemble de la Bible.

Nous suivrons donc l’ordre du canon, plus précisément du canon catholique qui suit celui de la Septante : le Pentateuque, les livres historiques et sapientiaux, et finalement le corpus prophétique.

Nous retrouvons ici l’histoire et le milieu social. Le Pentateuque est tout entier centré sur la sortie d’Égypte et le don de la Loi au Sinaï, il est lié aux prêtres qui offrent leurs sacrifices (dans l’Esprit) en suivant les lois du Lévitique (au cœur du Pentateuque, et au cœur de la section sur le Sinaï qui va de Ex 19 à Nb 10). Les livres historiques et sapientiaux sont liés à la période de la monarchie, temps de l’ascension, de la stabilité, puis de la désunion ; ils sont attribués aux chroniqueurs des cours royales pour les livres historiques, à David pour le psautier et à Salomon pour plusieurs des autres sapientiaux, car les rois ont pour vocation de prier pour obtenir l’Esprit d’intelligence qui leur permettra de discerner le bien du mal, de maintenir l’unité et de distiller la Sagesse dans le quotidien. Restent les livres prophétiques liés évidemment à l’exil (celui du Nord pour Amos et Osée, celui du Sud pour les autres)... et aux prophètes qui sont poussés par l’Esprit pour porter la Parole de Dieu dans un temps historique précis.

Il ne s’agit pas d’être naïf, ou pré-critique. Il est évident que le Pentateuque n’a pas été écrit au temps de l’Exode, et qu’il est marqué par les courants sapientiel et prophétique, et pas seulement le courant sacerdotal. Et cela est aussi vrai des livres historiques, sapientiels ou prophétiques : tous ont fait l’objet d’une lente maturation, et des traditions très variées ont pu collaborer à cette maturation.

Il s’agit plutôt de prendre la Bible au sérieux, et de s’intéresser à la manière dont elle-même situe dans l’histoire et dans un milieu social tel ou tel texte. Il est éclairant de savoir que le livre de la Sagesse fut écrit au premier siècle avant Jésus-Christ dans la diaspora juive d’Égypte. Mais il est plus fondamental de se demander pourquoi cette œuvre est attribuée à Salomon. Il est intéressant de savoir que Daniel est une œuvre écrite durant la crise maccabéenne. mais il est plus essentiel de comprendre pourquoi elle est située pendant l’exil à Babylone.

Mais laissons ces avertissements de côté et contemplons plutôt le vol de l’Esprit.

Les prêtres et la Loi

Noé et la traversée du déluge. La fin du monde a déjà eu lieu. Mais Noé sait qu’un nouveau monde est en train de naître. Une colombe est venue se poser sur sa main : L’Esprit qui planait sur les eaux s’est enfin posé. Dans le bec de l’oiseau : un rameau tout frais d’olivier, l’arbre dont on fait l’huile, cette huile dont on fait les prêtres. « Noé lâcha la colombe, mais elle ne revint plus vers lui » (Gn 8,12). L’Esprit ne se maîtrise pas. Mais Noé a été consacré prêtre : il construit un autel et offre les premiers holocaustes de toute la Bible.

Moïse et la traversée des eaux. Si la naissance est une traversée par les eaux, alors l’on peut dire que Moïse est né trois fois : la première fois de sa mère, la seconde du fleuve de l’Égypte, et la troisième de la Mer des Roseaux. Cette dernière naissance demande à être contemplée. Là encore, la mort plane. Là encore, l’Esprit vient. Il devance les esclaves en fuite : il est le fort vent d’Est qui refoule la mer (Ex 14,21). Mais il est aussi derrière les fugitifs puisqu’il est la Nuée qui se déplace pour se tenir dans leur dos (Ex 14,19). A la fois devant et derrière, l’Esprit est le berger qui guide son troupeau : « Où est-il Celui qui fit remonter de la mer le berger de son troupeau ? [Moïse] ? Où est-il Celui qui mit au milieu de lui son Esprit Saint ? [...] Comme le bétail qui descend dans la vallée, l’Esprit de Yahvé les menait au repos » (Is 63,11-14).

Mais une autre image vient à l’esprit : celle d’une procession. Tout le peuple part en pèlerinage vers la Montagne de Dieu, et le cosmos entier est le temple où se déroule cette procession. L’Exode ne s’achève pas à la libération d’Égypte, mais bien plus tard quand « la Nuée couvrit la Tente de la Rencontre et la Gloire du Seigneur remplit la Demeure » (Ex 40,34). La Nuée et la Gloire apparaissaient déjà en Ex 14. Le peuple doit échapper à la servitude pour servir Dieu dans la liturgie. Et Moïse n’a pas d’autre titre que celui de serviteur (Nb 12,7 et Dt 34,5).

La Nuée s’est donc posée en Israël, l’oiseau s’est posé sur le peuple de Moïse. Ou plutôt, il l’a conduit jusqu’au Sinaï : « Vous avez vu comment je vous ai porté sur des ailes d’aigles et amenés près de moi » (Ex 19,4). Israël est appelé à devenir « un royaume de prêtres » (Ex 19,6). Et pourtant, seul Moïse peut approcher de la montagne sainte : le peuple est comme exclu du sacerdoce. Pourquoi ? Parce qu’il s’est approprié les dons de Dieu au lieu de lui rendre toute grâce. Tel est le jugement sévère de Moïse au terme de quarante années de désert : « Tel un aigle excitant sa nichée et planant au-dessus de ses petits, Yahvé déploie ses ailes et il prend son peuple, le portant sur ses plumes [...] mais tu dédaignes le Rocher qui t’a engendré, tu oublies le Dieu qui t’a mis au monde » (Dt 32, 11.18).

Solidaire de sa génération, Moïse passera la mort, pendant que Josué passera le Jourdain, pour une nouvelle naissance.

Les rois et le corpus sapientiel

David et la traversée du péché. Pendant deux siècles encore, la Présence de Dieu reste nomade, allant d’un temple à un autre. D’ailleurs, l’Esprit de Dieu est également nomade au cours de cette période : il lui arrive de fondre sur un homme pour en faire un juge, un sauveur, mais seulement le temps d’une bataille. Les choses changent avec David : lors de son onction secrète par Samuel, il est dit : « alors, fondit sur David l’Esprit de Yahvé » (1 S 16,13), comme pour Saül (1 S 10,10), mais il est aussitôt ajouté : « dès ce jour et dans la suite » (1 S 16,13). Dieu se lie pour toujours à cet homme. Mieux encore, il se lie à sa dynastie, à sa maison (2 S 7). Le roi devient ainsi un second temple : le roi, comme le temple, et finalement comme le peuple, sont lieux de la présence de Dieu. Le Roi peut alors chanter la gloire de Dieu partout présente : « Où aller loin de ton Esprit, où fuirais-je loin de ta Face ? » (Ps 139,8).

Alors que Samuel avait choisi le plus grand des fils de Jessé, l’Esprit a choisi le plus petit. Une fois encore, l’Esprit descend au plus bas. Et pourtant David, comme le peuple au désert, s’est cru maître des dons de Dieu et de sa propre royauté. Il a commis l’adultère et l’homicide. Mais c’est dans le fond de cette misère qu’il est visité à nouveau par l’Esprit, comme en témoigne le psaume 51, prière que David prononça « quand le prophète Nathan vint le trouver, après qu’il fût allé vers Bethsabée » (Ps 51,2) : « Ne me rejette pas de devant ta Face, ton Esprit Saint, ne me l’enlève pas, rends-moi la joie de ton salut, que l’Esprit généreux me soutienne » (Ps 51,13-14).

Salomon et la traversée de la finitude. Les deux grandes prières de Salomon ont quelque chose à voir avec l’Esprit : l’une réclame un cœur qui écoute (1 R 3 et 1 Ch 1), l’autre réclame le pardon pour le peuple (1 R 8 et 1 Ch 7). Dieu exauce ces deux prières en donnant la sagesse à Salomon et en établissant sa présence dans le Temple. Parce qu’il prie, le Roi reconnaît que toute grâce vient de Dieu. Le livre de la Sagesse, attribué à Salomon, raconte l’épisode de 1 R 3. La prière commence et finit par un aveu de Salomon quant à sa condition mortelle : « je suis ton serviteur et le fils de ta servante, un homme faible et de vie éphémère » (Sg 9,5), « les pensées des mortels sont timides, et instables nos réflexions » (Sg 9,14). L’identité Sagesse-Esprit est explicitée dans cette prière même : « et ta volonté qui l’a connue, si toi-même n’as donné la Sagesse, et si tu n’as envoyé d’en haut ton Esprit-Saint » (Sg 9,17). Tous les livres sapientiaux expriment cette quête de la Sagesse à travers la mort : épreuve du Siracide (Si 51), mort du juste (Sg 2-5), maladie de Job.

Mais Salomon lui aussi finira par croire que l’Esprit lui appartient. Les richesses qui affluent vers le Temple, comme hommage des nations à l’unique Dieu, arriveront aussi dans l’autre Maison, celle du Roi. La Reine de Saba viendra rendre visite à Salomon, pour rendre gloire à la Sagesse de Dieu, mais Salomon profitera de sa sagesse pour attirer à lui mille femmes étrangères. En cela, Salomon n’est pas seulement le type du sage : il est aussi le premier des rois idolâtres.

Les prophètes et le corpus prophétique

Isaïe et la traversée de l’exil. Face à cette décadence des rois, les prophètes se sont mis à espérer d’autres rois. Ainsi en est-il d’Isaïe qui annonce un Roi-Emmanuel, un Roi qui serait vraiment présence de Dieu avec nous. Isaïe sait bien que le passage par la mort est nécessaire. On s’attendrit trop souvent devant le rameau qui sort du tronc de Jessé (Is 11,1). On oublie qu’un tronc, c’est ce qui reste d’un arbre mort... Il suffirait pourtant de lire les deux versets qui précèdent pour s’en convaincre : « Voici que le Seigneur Yahvé des armées tranche avec fracas la ramure ; les plus hautes cimes sont coupées, les plus élevées jetées à terre ; il abat par le fer les halliers de la forêt et le Liban tombe avec ses splendeurs » (Is 10,33-34).

C’est sur ce rameau que reposera l’Esprit. Mais le Roi ne gardera pas l’Esprit pour lui-même : il le partagera à son peuple, « il jugera les faibles avec justice, et décidera avec équité pour les pauvres du pays ; il frappera les violents des arrêts de sa bouche ; de l’esprit de ses lèvres, il fera mourir le méchant » (Is 11,4).

Bien longtemps après, nous retrouvons en Is 32 le roi juste (Is 32,1-5) et l’Esprit (Is 32,15-20). Mais la description messianique d’Is 11 s’achevait par un tableau de la paix, alors qu’en Is 32, la paix n’est plus le fruit de la justice du roi, mais le don de l’Esprit. En outre, l’Esprit n’est pas répandu sur le roi seulement (... pour ensuite être donné à son peuple), mais sur toute la terre : « jusqu’à ce que soit diffusé sur nous un Esprit d’En-Haut ». La séparation des versets 1-5 et des versets 15-20 traduit d’ailleurs une eschatologie qui attend moins de l’homme et plus de Dieu. Entre le roi et l’Esprit, il y a l’épreuve : il faut que les femmes soient dénudées, pour que l’Esprit soit déversé (« déverser » et « dénuder » traduisent le même verbe hébreu en Is 32, 11 et 15). Ce dénuement évoque l’exil : Isaïe qui vit dans l’imminence d’un exil qui sera finalement retardé sent bien que de ce passage par la mort surgira l’Esprit.

Ezéchiel et la traversée de l’Écriture. Un peuple qui a perdu son roi, son temple, sa terre, ce n’est plus un peuple. Et voilà le moment où Dieu décide de révéler à plein son Esprit. Jérémie qui vivait quelques années avant Ézéchiel ne parla jamais de l’Esprit, sinon comme d’un vent chassant les souillures. L’Esprit, c’est la présence de Dieu là où on ne l’attend plus, quand on ne l’espère plus. On oserait presque parler de quatre épiclèses de l’Esprit chez Ézéchiel.

L’Esprit visite d’abord Ézéchiel, près du fleuve Kébar, alors qu’il n’est plus qu’un prêtre réduit à supporter l’absence de la Présence : « Un esprit entra en moi, et il me fit tenir debout ». On sait que la position couchée évoque mort et exil en Ez 4,3-8. L’Esprit commence par remettre Ézéchiel debout. Ce même Esprit transporte la Gloire de Dieu hors du Temple jusqu’à Babylone selon Ez 10,17-18 : « les roues du char s’envolaient car l’esprit du Vivant était en elles ; la gloire de Yahvé sortit de la Maison »).

Puis vient le grand oracle : « Je vous donnerai un cœur nouveau et c’est un esprit nouveau que je mettrai au dedans de vous ; j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon Esprit au dedans de vous, et je ferai que vous marchiez suivant mes décrets, que vous observiez et exécutiez mes ordres. Vous habiterez dans le pays que j’ai donné à vos pères ; vous serez mon peuple et je serai votre Dieu » (Ez 36, 26-28). Le cœur chez Ézéchiel est le lieu du péché (« cœur endurci » Ez 2,4 et 3,7) : l’Esprit descend jusque là. Le cœur devient nouveau, car enfin il accueille la Loi, jusqu’alors gravée sur de la pierre. L’esprit devient nouveau car il accueille l’Esprit de Dieu : un même mot désigne les deux réalités, tant ces deux réalités sont faites l’une pour l’autre. Telle est la seconde épiclèse.

Cette spiritualité tout intérieure, toute personnelle, se double comme toujours dans la Bible d’une spiritualité éminemment incarnée et communautaire. C’est la grande vision des ossements desséchés..., et la quatrième descente de l’Esprit : « Dieu me dit : ‘Prophétise à l’Esprit, prophétise, fils d’homme, tu diras à l’Esprit : ainsi parle le Seigneur Yahvé : des quatre esprits, viens Esprit, souffle dans ces morts, et qu’ils vivent. Je prophétisai comme il me l’avait ordonné, et l’Esprit entra en eux ; ils reprirent vie et ils se dressèrent sur leurs pieds : une grande, une immense armée ! » (Ez 37,9-10). C’est la première invocation à l’Esprit. Dieu veut avoir besoin d’un homme pour cette nouvelle création, d’un homme qui demande l’Esprit.

Et puisque toute la mission est déjà contenue dans la vocation, qu’il nous soit permis de revenir aux premiers chapitres. Car la vocation d’Ézéchiel n’est pas seulement œuvre de l’Esprit, elle est aussi consommation du livre : « Mange ce livre, puis va parler à la maison d’Israël » (Ez 3,1-3). On comprend qu’en terre d’exil, le livre soit le temple portatif de tout Juif. On comprend mieux ainsi toute l’œuvre de Jérémie tendue vers un livre et continuée d’ailleurs par Baruch le scribe. Désormais le nid de l’Esprit-Saint, c’est l’Écriture. Passage par la mort puisque l’Écriture est une lettre morte qui peut avoir été écrite par un homme décédé depuis des siècles. Mais entrée dans la vie, car la mémoire du passé consignée à jamais dans l’écrit ouvre à la louange et donc à la vie de Dieu, même dans l’exil.

Au-delà des catégories : Is 40-66

L’Esprit-Saint ne réside donc pas exclusivement dans les prêtres, les rois ou les prophètes, mais dans celui qui accomplit l’Écriture, qui y trouve la vie. Le vrai Oint (en grec Christos et Messie en hébreu) est celui qui se laisse pénétrer par l’Esprit. Or, voilà justement qu’à la fin de l’exil apparaît une figure nouvelle, qui est roi (« exposant le droit » comme Cyrus, Is 42,1), prophète (appelé « à dire aux captifs : sortez ! et à ceux qui sont dans les ténèbres : paraissez ! », selon Is 49,9, comme le messager de la Bonne Nouvelle d’Is 40-41) et prêtre (puisqu’il offre à travers sa propre personne « un sacrifice de réparation » en Is 53,10). Il est au-delà de toutes les figures car il va en-deçà de tout abaissement : jusqu’à présent les rois, les prophètes ou les prêtres pressentaient leur mort, à travers l’exil, le péché ou la finitude... le Serviteur Souffrant entre dans la mort, il ne parle plus, il laisse la Parole à Dieu.

Mais Isaïe offre encore une dernière figure de Messie.

L’auteur d’Is 61a en effet une audace extraordinaire. Il ose affirmer, en toute simplicité : « L’Esprit du Seigneur est sur moi » (Is 61,1). Lui aussi est au-delà des figures : il est tout à la fois Roi (puisqu’il est oint, cf. Is 11), Prophète (puisqu’il est envoyé, cf. Is 6, et puisqu’il proclame une nouvelle, comme le prophète d’Is 40,6 : « Monte sur une haute montagne, toi qui apporte la Bonne Nouvelle à Sion »), Prêtre (puisqu’il porte un habit de louange et un turban) et Serviteur Souffrant (Is 42,1.9 : « je lui ai donné mon Esprit, je l’ai établi lumière des nations pour ouvrir les yeux des aveugles, faire sortir le prisonnier de captivité »). Ce n’est même pas un récit de vocation, puisque ce chapitre se situe au beau milieu des derniers chapitres d’Isaïe (Is 56-66). Comme si le cœur de la Bonne Nouvelle, c’était justement que quiconque lit l’Écriture pourra dire à son tour : « L’Esprit de Dieu repose sur moi ». Un homme le fera dans la synagogue de Nazareth (Lc 4), et ce jour-là, ces paroles seront dites en toute vérité. mais combien d’autres, avant et après lui, ont pu prononcer ces mêmes paroles inouïes !

Trois signes de l’Esprit : la mémoire, l’unité du peuple et l’ouverture aux nations

La communion avec Dieu implique la communion avec les hommes, ceux qui sont proches, mais aussi ceux qui sont loin.

La communion avec Dieu s’exprime dans la mémoire. Aussitôt la mer traversée, Moïse chante les merveilles de Dieu (Ex 15). Et tout le Deutéronome est une invitation à faire mémoire des dons de Dieu, à commencer par le credo historique de Dt 26 (« Mon père était un Araméen errant... ») qui ne peut se comprendre que dans son contexte liturgique d’action de grâces pour les prémices. La mémoire se prolonge même dans ce mémorial écrit que constitue le dernier cantique de Moïse en Dt 32 : « Et maintenant, écrivez pour vous le Cantique que voici »... tel est le dernier des 613 commandements de la Torah.

A peine a-t-il conclu sa prière que Salomon fait mémoire de l’œuvre de la Sagesse de Dieu dans l’histoire (Sg 10-19). De même, Isaïe conclut le livret de l’Emmanuel par une hymne de louange (Is 12).

Ézéchiel finit son oracle en dévoilant le but profond de Dieu : « Vous vous souviendrez de votre conduite mauvaise » (Ez 36,31). Il ne s’agit plus de la mémoire des merveilles de Dieu qui débouchent sur la louange, mais de la prise de conscience du péché qui conduit à la supplication.

Le second Isaïe évoque également le passé, mais pour annoncer que l’avenir le dépassera : « Ne vous souvenez plus d’autrefois, ne songez plus aux choses passées, voici que je vais faire du nouveau » (Is 43,18-19). La mémoire, c’est la contemplation de la Nouveauté de Dieu présente dès l’origine, présente dans l’histoire. Elle conduit donc à l’espérance de l’avenir, à l’attente de la Venue de Dieu.

Cette communion à Dieu implique également une communion de tout le peuple. Les fugitifs deviennent un peuple quand l’Esprit les fait sortir de la Mer des Roseaux. La première effusion de l’Esprit de la Bible a lieu sur ceux que Moïse avait choisis pour porter avec lui son peuple (Nb 11). De la même façon, le Roi demande la Sagesse au nom de son peuple dont il est le représentant. Is 11 se continue par une scène idyllique (« le loup séjournera avec l’agneau », Is 11,6), qui pourrait bien exprimer de manière allégorique la paix enfin retrouvée entre les tribus : telle est au moins l’interprétation d’Is 11,10-16 qui semble relire Is 11,1-9 : « Or en ce jour-là, la racine de Jessé s’érigera en signal pour tous les peuples [...], Ephraïm ne jalousera plus Juda ». Israël et Juda sont deux morceaux de bois qui seront enfin réunis, quand l’Esprit aura redonné vie à l’armée de squelettes (Ez 37,15-28).

Dans la mort, le Serviteur Souffrant rejoint tout homme, et ainsi, l’Esprit qu’il reçoit, il peut le donner à tous. Parce que Dieu dit : « J’ai mis mon Esprit sur mon serviteur » (Is 42,1), il peut dire aussi : « je verserai mon esprit sur ta descendance, ma bénédiction sur tes rejetons » (Is 44,3). A juste titre, on distingue dans le deuxième Isaïe les chants du serviteur et les oracles de salut, mais c’est le même Israël qui est Serviteur Souffrant et Peuple libéré.

En Is 61 également, l’Esprit reçu est aussitôt partagé : « [Il m’a envoyé]pour leur donner une huile d’allégresse au lieu de cendre, un habit de louange au lieu d’un esprit abattu » (Is 61,3). Et ce peuple comparé à une plantation (Is 61,3) évoque le Messie du premier Isaïe, « rejeton » (Is 11,1) sur qui repose l’Esprit Saint.

Comment ne pas rappeler également l’effusion de l’Esprit de Jl 3,1-2 qui transcende toutes les différences d’âge, de sexe et de statut social : « Il adviendra après cela que je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards songeront des songes, vos jeunes gens verront des visions ; et même sur les esclaves, hommes et femmes, en ce jour-là, je répandrai mon Esprit ».

Mais il faut aller plus loin encore, jusqu’aux nations. Le dessein de Dieu lors de la traversée de la Mer ne concerne pas d’abord son peuple, mais les nations : « Les Égyptiens sauront que je suis Yahvé » (Ex 14,4). Salomon, en demandant la Sagesse, compte accéder à l’universalité : « je gouvernerai des peuples, et des nations me seront soumises » (Sg 8,14). Ézéchiel insiste également beaucoup sur cet aspect : « les nations sauront que je suis Yahvé, oracle du Seigneur Yahvé » (Ez 36,23).

On sait que le Serviteur Souffrant n’est pas seulement « alliance du peuple », mais aussi « lumière des nations » (Is 42,6 et 49,6.8), et Is 61 s’achève sur la louange que « Dieu fera germer devant toutes les nations » (Is 61,11). Cette ouverture aux nations ne vise jamais qu’une chose : que les nations rendent à Dieu l’hommage qui lui est dû.

Il faut relire à cette lumière Za 12-14 : « Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un Esprit de grâce et de supplication, et ils regarderont vers moi. » (Za 12,10) ; « Il adviendra que tous ceux qui resteront des nations qui seront venues contre Jérusalem monteront d’année en année pour se prosterner devant le Roi Yahvé et pour fêter la fête des Huttes » (Za 14,16). Entre ces deux passages, il y a la lamentation sur le fils unique transpercé et le combat eschatologique...

L’esprit, c’est vraiment l’unité de Dieu communiquée aux hommes. Il vient jusque dans son contraire : jusque dans la mort, lui qui est la vie, jusque dans le péché, lui qui est le Saint, jusque dans la lettre de l’Écriture, lui qui est parole vive, mais il transforme le lieu qu’il visite, il l’unifie.

Esprit et Écriture

Il n’est certes pas banal que là où Ézéchiel parle du don d’un Esprit nouveau (Ez 36), Jérémie parle d’une écriture de la Loi par Dieu sur le cœur des hommes (Jr 31,33). L’Écriture a quelque chose à voir avec l’Esprit.

L’Esprit permet de faire mémoire, mais le Livre est mémorial, ensemble des souvenirs mis par écrit. Il est le témoin du sang versé (Ex 24), il rappelle au peuple sa mort et sa résurrection (puisque les pierres qui portent les dix paroles sont brisées avant d’être réécrites (cf. Dt 9-10), il lui fait souvenir de son passage (« tu écriras sur ces pierres lors de ton passage toutes paroles de cette Loi », Dt 27,3).

L’Esprit unifie le peuple, mais c’est autour du Livre qu’il se rassemble, et d’abord dans le Temple, autour de l’Arche qui contenait les tables de la Loi (Dt 10,5 : « je mis les tables dans l’arche que j’avais faite », dit Moïse, « et elles y sont », ajoute le narrateur). En Ne 8, c’est la lecture du Livre qui constitue le renouvellement de l’Alliance. D’ailleurs, dès Ex 24,7, il est question du « Livre de l’Alliance ». Après avoir décrit toute la descente de la Sagesse en Israël et toute sa remontée dans la liturgie, Jésus Ben Sira ose conclure : « Tout cela, c’est le livre de l’Alliance du Très-Haut » (Si 24,23).

Pleine de l’Esprit, l’Écriture peut à son tour faire pleuvoir l’Esprit. Telle est la prétention du Siracide : « C’est une instruction d’intelligence et de savoir qu’en ce livre a gravée Jésus, fils de Sira, fils d’Eléazar, de Jérusalem, qui a fait pleuvoir à flots la sagesse de son cœur » (Si 50,27).

Les nations qui accepteront de monter à Jérusalem pour la fête des Huttes pourront recevoir cette pluie (Za 14,17). Voilà pourquoi l’Écriture peut être traduite en grec ou en araméen. L’Esprit passe par la particularité d’une élection et d’une Écriture dans une langue particulière, mais pour être donné à tous. Là encore, il y a passage par la mort pour donner vie à tous

Si les auteurs du Nouveau Testament lisent la vie du Christ à la clarté de l’Ancien Testament, ce n’est pas d’abord dans une perspective apologétique face aux Juifs, puisque les apôtres s’adressent majoritairement à des païens. C’est parce que l’Ancien Testament livre l’esprit qui rend témoignage à Jésus.

Jésus, ou le passage de l’Ancien au Nouveau

Jésus est véritablement le Messie, le Christ, celui qui a été oint par l’Esprit. En tant que tel, il est le Roi, le Prophète, le Prêtre, le Serviteur Souffrant, celui qui peut dire : « l’Esprit de Dieu repose sur moi » (Is 62,1 et Lc 4,18).

Mais quelle onction reçoit-il ? On pense bien sûr au Baptême, traversée du Jourdain, mais aussi traversée du péché que tout le peuple avait laissé là : « comme tout le peuple avait été baptisé, et que Jésus, baptisé lui aussi, était en prière, le ciel s’ouvrit, l’Esprit descendit sur lui, sous un aspect corporel, comme une colombe » (Lc 3,21-22). L’Esprit Saint enfin a trouvé où reposer pour toujours, dans l’humanité du Verbe.

Et puis il y a cette autre onction, à Béthanie, préfigurant l’ensevelissement. Car Jésus passe par la mort, et reçoit le matin de Pâques l’Esprit de Vie. Le voilà « établi Fils de Dieu avec puissance selon l’Esprit de sainteté, en suite de sa résurrection des morts » (Rm 1,4).

Cet Esprit, il nous le communique : « Ayant reçu l’Esprit du Père, l’Esprit Saint promis, il a répandu ce que vous voyez et entendez » (Ac 2,33).

Il nous faut donc, nous aussi, entrer dans la mort, comme nous l’avons vécu sacramentellement déjà dans le Baptême. Il s’agit de faire mémoire (« rappelez-vous comment il vous a parlé » Lc 24,6) et d’aller vers la Galilée des nations (cf. Mt 28,10), pour reprendre les deux ordres donnés par les anges aux femmes venues au tombeau. Ainsi, nous passerons de l’ancien au nouveau, de l’homme ancien à l’homme nouveau, mais aussi de l’Ancien Testament au Nouveau Testament. C’est dans ce passage que travaille l’Esprit. Commencer par l’Ancien, c’est exposer à l’Esprit notre mort, notre péché pour qu’il puisse les visiter et les transformer. Et c’est ainsi qu’à notre tour nous devenons christs en Christ, laissant enfin reposer sur nous l’Esprit qui plane dans l’Écriture

Si on admet que l’Esprit est ce qui se manifeste dans ce qui est le plus loin, dans les extrémités, alors il est de bonne méthode de chercher l’Esprit là où il paraît le plus absent, c’est-à-dire là où l’on souligne habituellement le côté de la lettre [...]. Si vous lisez l’Ancien Testament, dans les Psaumes, vous trouverez au lieu de l’aveu, l’homme qui déclare sa propre justice, et, au lieu du pardon, l’homme qui prononce des imprécations contre ses ennemis. Celui qui ne refait pas ce chemin en lui-même, son pardon ne sera pas une œuvre de l’Esprit. (P. Beauchamp, L’Esprit Saint, F.U.S.L., Bruxelles, 1978 ; 172).


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Bibliographie

Beauchamp, P., L’un et l’autre Testament I, Paris, 1990.

Beauchamp, P., "Gn 1,2 : avant la première parole", Création et séparation, 149-186.

Beauchamp, P., "La Sagesse d’après Si 24", L’Esprit Saint, F.U.S.L., Bruxelles 1978, 44-50.

Cazelles H., "Le Saint Esprit, RUAH, DBS XI, 126-146.

Laurent Thibord, né en 1968, prêtre du diocèse de Troyes. Maîtrise de lettres classiques, études au séminaire français de Rome, licence en théologie biblique.

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