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Le vrai visage du Christ

P. Michel Gitton

La position du problème

La question aujourd’hui semble à peu près réglée : dans l’opinion de nos contemporains, la prétention des Églises d’avoir le label contrôlé de l’authentique Jésus semble inacceptable. Lui qui (paraît-il) a voulu vivre en rupture par rapport à toutes les institutions de son temps ne saurait être enrôlé sous la bannière d’un parti ou d’une chapelle. Chacun doit pouvoir lire librement les évangiles et y chercher à son gré la meilleure manière de comprendre cet être atypique que l’on appelle Jésus, Issa ou le Christ, selon ses convictions. Même les évangiles dits apocryphes que l’Église chrétienne a rejetés, parce qu’ils ne cadraient pas avec son dogme, sont peut-être d’aussi bonnes introductions au Jésus historique...

On pourrait être ici tenté de riposter sur un point ou sur un autre, de démontrer sur divers sujets la crédibilité du témoignage de l’Église au regard de l’histoire, mais mieux vaut reconnaître que, si la foi ne fait pas l’unanimité, l’histoire non plus et que nous sommes réduits à fort peu de choses sur le « fait Jésus », si l’on veut se tenir en terrain neutre. Vu le caractère hautement idéologique du débat, ce terrain est souvent miné et ceux qui prétendent juger à distance de toute conviction de fond (par ex. les émissions d’Arte [1]) sont les plus suspects, leur philosophie de l’histoire est généralement réductrice et positiviste. La question du « vrai visage du Christ » n’est pas d’abord une question historique, mais un problème d’ « herméneutique » [2] : quelle clef se donne-t-on pour connaître Jésus ? quelle position face aux textes qui prétendent nous parler de lui ? quelle ouverture à la possibilité de faits non répétables qualifiés de « miraculeux » ? quelle place donne-t-on à la personnalité des fondateurs dans le développement de l’histoire ? Dans ce domaine, la foi est une hypothèse de lecture qui mérite considération et se révèle à l’usage plus féconde que d’autres.

Le chemin que nous proposons est donc de montrer qu’en se situant à l’intérieur de ce que la foi catholique nous dit du Christ, on rejoint beaucoup mieux la réalité des faits et qu’on peut avancer alors dans une connaissance personnelle du Christ qui ne soit pas un leurre.

Le bon point de vue sur Jésus : la Trinité

Au centre : la figure du Christ

Il ne fait pas de doute pour tout lecteur des Évangiles que le centre du message n’est pas tel ou tel enseignement moral, telle vision de l’Alliance, telle perspective sur la fin des temps, mais que c’est la personne même de Jésus. Le Royaume, comme on l’a dit, c’est Lui (Origène). Ce qu’il vient annoncer à la synagogue de Nazareth n’est pas une nouvelle doctrine sur Dieu, c’est de proclamer : « cette parole que vous venez d’entendre [celle d’Isaïe qui parlait de la mission du messager divin revêtu de l’Esprit qui vient guérir et consoler], c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit pour vous » (Lc 4,21) : donc ici, à Nazareth, c’est en train d’advenir, tout simplement parce que je suis là au milieu de vous. Les Apôtres ne sont pas réunis autour d’une interprétation particulière de la Loi, comme ceux d’Hillel ou de Gamaliel, mais autour de sa mission à Lui. Son enseignement fait tellement corps avec sa personne que les mêmes images valent pour l’un et pour l’autre : il est le semeur, mais il est aussi le grain semé dans nos cœurs...

Le Christ a conscience d’avoir reçu une mission unique, au cœur des relations entre Dieu et les hommes : « je suis venu pour... », dit-il très souvent, introduisant ainsi le but de sa mission : « non pour être servi mais pour servir et donner ma vie », « pour qu’ils aient la vie », « pour apporter la guerre et non la paix », « pour un jugement » etc.... Ceci se traduit dans les déclarations qui prennent la forme de solennels « je suis... » (la Lumière du monde, la Porte, le Bon Berger, le Chemin, la vérité et la Vie etc...), que l’on trouve surtout chez saint Jean, et qui reproduisent sinon la lettre au moins l’esprit de ce que Jésus essaie d’inculquer à ses disciples.


Le Fils refuse de porter témoignage sur lui-même

Pourtant, s’il est le centre, il refuse constamment de se mettre en valeur et même de se définir lui-même. Quand on lui demande de dire clairement qui il est, il rétorque : « Si je me rendais témoignage à moi-même, mon témoignage ne serait pas recevable ; c’est un autre qui me rend témoignage » (Jn 5,30-31). Après ses miracles, qui pourraient passer pour des preuves d’un pouvoir divin, Jésus donne des consignes de silence. Après la Transfiguration, il demande aux trois témoins de n’en point parler jusqu’à la Résurrection. Saint Jean, tout au long des chapitres 5 et 8 de son évangile, nous rapporte les échanges difficiles qu’a eus Jésus avec les maîtres pharisiens, où il essayait d’échapper aux questions toujours plus insidieuses de ses contradicteurs ; ceux-ci, traquant chacune de ses déclarations, y discernaient non sans raison une autorité divine. La réponse de Jésus consiste le plus souvent à s’humilier davantage encore devant le Père, à affirmer qu’il lui doit tout, qu’il ne fait rien sans lui, mais, ce faisant, il est obligé de laisser entendre le lien unique qui l’unit à lui depuis toujours, et finalement de se révéler comme le Fils de Dieu et donc Dieu lui-même. S’il faisait autrement, s’il niait ce lien primordial, il ne rendrait plus témoignage au Père, il serait lui aussi un « menteur » (Jn 8,55).

Jésus a donc conscience que ce qu’il porte, ce n’est pas à lui d’en faire la publicité ; c’est d’ailleurs tellement énorme, que s’il disait : « je suis le Fils éternel du Père éternel, Dieu né de Dieu », ce serait pour tout le monde une insoutenable prétention. S’il est Fils, c’est qu’il se reçoit du Père, non seulement dans son être divin au sein de la Trinité, mais encore dans ce qu’il appelle sa « Gloire », c’est-à-dire le rayonnement sur terre de ce don éternel : concrètement sa perception par les hommes. Perception qui n’est pas à son profit, mais au nôtre, car « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17,3).


Le Père rend témoignage à son Fils

On pense généralement que, Dieu étant invisible, Jésus a pour tâche de le manifester. Ce qui est vrai (cf. Jn 1,18 ; Col 1,15), mais incomplet, car il n’est pas exact de dire que Jésus est immédiatement manifeste et accessible à tous. Le Fils n’est pas moins caché que le Père, le mystère éternel qui l’enveloppe est le même, et, jusque dans son Incarnation (et surtout là, sans doute), il défie notre compréhension. Dans ce qu’on appelle l’hymne de jubilation, il déclare sur lui-même : « nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père », avant d’ajouter : « nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 26-27). Donc les deux sont vrais en même temps et dépendent l’un de l’autre : Jésus a glorifié son Père, en le montrant à tous comme le Dieu plein de bonté qui a créé les hommes pour partager sa vie, mais c’est au Père de révéler le Fils et de manifester sa vraie nature, car seul il le connaît pleinement.

Le Père rend témoignage à son Fils, à quelques moments, de manière explicite : cf. la voix du Père qui se fait entendre au moment du Baptême (Mt 3,17 et par.) et de la Transfiguration (Mt 17,5 et par.), ou encore lors de ce qu’on appelle la « Petite Agonie » (Jn 12,28).

Plus fondamentalement, le Père a par avance annoncé la mission de son Fils dans les Écritures et celui-ci y voit constamment la confirmation de sa mission. Elles aussi lui rendent témoignage (Jn 5,39) : c’est à son sujet que Moïse a écrit (Jn 5,46) ; c’est lui qu’Abraham voyait de loin (Jn 8,56). Par ailleurs, le Père rend témoignage à son Fils par les « œuvres » qu’il lui donne d’accomplir (ses miracles). Comprises sous leur vrai jour, elles sont des signes de la faveur de Dieu qui l’enveloppe, une confirmation de sa parole (Jn 5,36). La glorification la plus complète du Christ est évidemment celle qu’opère le Père dans la Résurrection et l’Ascension. Là, il opère le jugement du monde et la totale glorification de son Fils.


Le témoignage de l’Esprit

Le témoignage du Père ne se limite pas à des balises extérieures posées sur le chemin du Christ, il prend la forme d’une action intime dans le cœur des disciples, par l’entremise de l’Esprit Saint. Quand Pierre reconnaît Jésus comme le « Fils du Dieu vivant », celui-ci salue là un don du Père : « car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux » (Mt 16,17).

L’Esprit accompagne l’œuvre du Christ et assure sa réception : « nul ne peut dire : " Jésus est Seigneur ", si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). Jésus lui-même comptait sur ce travail de l’Esprit dans le cœur de ses disciples : « il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi et il vous le communiquera » (Jn 16,14). L’Esprit Saint ne rajoute pas une nouvelle image qui redoublerait celle laissée Christ, c’est lui qui assure la lecture de Jésus comme image ressemblante du Père (Saint Basile). Jésus n’a pas tout dit sur son mystère par ce qu’il comptait sur son Église pour le faire.

De quel droit l’Église ?

Jésus n’a rien écrit, mais il a formé ses apôtres

La seule « institution » que le Christ a voulue et édifiée, c’est le collège des Douze. Il s’agit là clairement d’une fondation qu’il a portée dans sa prière, réalisée après un temps d’attente, et ensuite constamment soutenue de sa prière et de son enseignement ; c’est en vue de sa permanence qu’il a lancé des idées qui ne pouvaient de toute façon pas se réaliser dans l’immédiat. C’est à ce groupe qu’il se donne au soir de la Cène dans l’eucharistie, leur assurant le moyen de réaliser après lui le culte de la Nouvelle Alliance.

Jésus s’est clairement intéressé à la façon dont ses apôtres comprenaient son rôle et le reconnaissaient pour ce qu’il est. C’est lui qui pose la question de confiance : « au dire des hommes, qui est le Fils de l’Homme ? » et « pour vous que suis-je ? » (Mt 16,13.15). Il considère qu’une étape importante est franchie quand ils ont reconnu qu’il était vraiment issu du Père et que c’est le Père qui l’avait envoyé (Jn 17,8). Sa préoccupation de la foi des disciples se marque encore à l’insistance de ses manifestations aux Onze après Pâques. C’est par eux qu’il veut se faire connaître au monde, il est donc intéressé à la rectitude de leur foi (pas seulement foi en Dieu, mais foi en lui).


La rédaction du Nouveau Testament

L’essentiel de la foi des Apôtres est passée dans le Nouveau Testament. La seule raison du rassemblement hasardeux des vingt-six textes qui le composent est de rien laisser perdre de l’enseignement des Douze (auquel est joint saint Paul). Sans entrer dans les questions difficiles de datation et d’attribution, on peut dire que rien (sauf des préjugés qui n’ont rien à voir avec l’histoire) n’oblige à étirer dans le temps la rédaction du corpus au-delà du 1er siècle, ni à contester les attributions traditionnelles.

Le Nouveau Testament (et spécialement les évangiles) nous donnent une présentation du Christ qui se veut à la foi croyante et fondée sur des faits objectifs. Que les récits émanent ou non de témoins oculaires, ils se veulent le compte-rendu objectif de faits constatés. Bien sûr, ces faits nous parviennent déjà portés par une interprétation qui les intègre dans une vision de foi, souvent ils sont liés à une lecture de l’Ancien Testament qui voit dans les actes et les paroles de Jésus la réalisation d’antiques prophéties. Mais la mémoire semble plutôt s’être cristallisée autour de ces références, qui se sont imposées aux premiers témoins, au lieu qu’on ait procédé à une justification post factum, en créditant Jésus de faits et gestes inventés, qui auraient répondu à l’idée qu’on se faisait du Messie.

Il faut dire qu’aucune théorie préalable n’aurait pu imposer l’image qui se dégage avec une telle force de la lecture des évangiles, malgré leurs différences d’accent. La figure du Christ que présente le Nouveau Testament serait en leur absence un effet sans cause, alors qu’il est beaucoup plus logique de voir dans la foi apostolique la conséquence d’évènements parfaitement imprévisibles que les compagnons de Jésus ont peu à peu appris à déchiffrer et qui les ont illuminés. C’est l’ensemble, intimement lié, des faits et de leur première lecture, qu’ils nous ont transmis, sans se permettre d’en modifier quoi que ce soit, tant ce dépôt leur paraissait déjà sacré et précieux.


La succession apostolique

L’Église n’est pas la lourde organisation qui doit gérer tant bien que mal l’héritage de la première génération chrétienne (et notamment le Nouveau Testament), elle jaillit de la même source. Ce sont les mêmes qui nous ont fait part de la trace ineffaçable laissée par Jésus et qui ont présidé à la naissance des communautés chrétiennes, en les confiant à ceux qu’ils avaient formés pour cela. « Ce n’est pas par d’autres que nous avons connu l’économie de notre salut, mais bien par ceux par qui l’Évangile nous est parvenu », dit saint Irénée. Le mécanisme qui se met en place avec l’épiscopat n’est jamais que la continuation de l’origine. Les successeurs des Apôtres n’ont pas plus qu’eux barre sur le dépôt incandescent qui circule depuis le début, même si, après sa mise par écrit, son explicitation ne cesse de se développer. Le Christ qui s’est livré aux hommes dans l’Eucharistie continue de se laisser traduire jusqu’à la fin des temps par des bouches humaines, en passant par ceux-là mêmes à qui il a confié son Corps et son Sang. Et ainsi le même Esprit qui a permis aux Apôtres de reconnaître Jésus comme Messie et Sauveur continue-t-il à circuler dans l’Église fondée sur les Apôtres.


Les apocryphes et l’éternelle tentation gnostique

On leur fait beaucoup d’honneur aujourd’hui. Il s’agit d’une réalité complexe, qui comprend d’abord des textes pieux et bien intentionnés qui répondent au désir de combler les vides de l’histoire évangélique, soit en racontant l’enfance de la Sainte Vierge, soit son Assomption, soit encore des épisodes liés à la Passion (comme la descente aux enfers). L’Église, sans les encourager, les a laissés circuler. Ils n’ajoutent rien à notre information sur le Christ, ils donnent seulement un écho du développement de la piété chrétienne.

Mais, à côté d’eux, il existe une immense littérature, issue du courant gnostique, qui s’est systématiquement abritée derrière la personnalité supposée d’un apôtre, ou d’un personnage de l’entourage du Christ. Il s’agit d’écrits qui datent presque tous du 2e siècle de notre ère (époque où naît et se développe ce courant issu du christianisme, mais se démarquant nettement de lui, par une volonté de repenser tous les thèmes provenant des Écritures dans le sens d’un dualisme métaphysique et d’une mythologie galopante). On s’aperçoit vite qu’aucune information sérieuse sur le personnage historique de Jésus n’a transité par eux. A l’inverse, ils dépendent largement des évangiles synoptiques et surtout de saint Jean dont ils imitent souvent le style méditatif et reprennent le vocabulaire. Ce sont surtout des discours mis dans la bouche de Jésus et qui développent les positions de la secte.

Toutes les tentatives faites par la suite pour mettre en valeur le personnage de Jésus en le séparant de son enracinement juif et de son prolongement ecclésial reprennent toutes la même démarche : on croit pouvoir atteindre le « vrai » Jésus en utilisant des informations prises dans les évangiles canoniques, seule source disponible et vraiment informée, mais en ne retenant que les éléments qui cadrent avec la thèse. Ce traitement foncièrement malhonnête, qui morcelle le texte au gré des hypothèses, reste de mode aujourd’hui.

Notre découverte du vrai visage de Jésus

Balayer les idoles

Si nous voulons avancer avec Jésus et découvrir son visage, il faut commencer par reconnaître les idoles, nées d’une lecture routinière et paresseuse des Évangiles, ou d’une volonté d’annexer Jésus à l’une des causes qui à un moment donné mobilisent les esprits : au héros de la moralité kantienne, au doux rêveur galiléen, cher à Renan, a succédé le Jésus « engagé » des premières années du 20e siècle, le combattant des justes causes, le résistant, l’homme libre à la Camus, le promoteur de la libération dans le Tiers Monde, « genre Che Guevara », avant qu’on ne revienne au juif observant, que l’on a redécouvert dans les deux dernières décennies du siècle.

A côté de ces récupérations, il en est d’autres plus subtiles, qui évacuent tout un aspect de l’expérience du Christ au profit d’une lecture univoque. Le thème de l’amour, pour être essentiel, n’en a pas moins un des plus réducteurs : cet amour devient vite un amour « horizontal », qui méconnaît le lien primordial de Jésus à son Père, toute la dimension sacrificielle du christianisme disparaît alors au profit d’une mise en valeur exclusive de l’engagement de Jésus en faveur des hommes, sa mort n’est plus que le signe du sérieux de ses convictions. L’effacement de la perspective trinitaire est d’ailleurs caractéristique de toutes ces simplifications : Jésus n’est que le « Bon Dieu » qui nous a créés et qui nous aime, il s’agit de l’aimer en retour, le Père et le Saint Esprit sont plus ou moins absents de l’aventure.


Une formation sérieuse

Le premier remède consiste dans une lecture plus complète des Écritures (y compris l’Ancien Testament auquel Jésus se réfère sans cesse).

A côté des textes que nous connaissons bien et que nous aimons, il y en a d’autres qui nous sont à peu près inconnus et qui rendent un son singulièrement différent (cf. par ex. Jn 15,22, qui ne figure dans aucune traduction liturgique). Nous découvrons, en lisant plus attentivement, que certaines formules qui nous paraissaient simples renferment en fait des surprises (l’emploi du mot justice, par ex., dans l’expression « les affamés et assoiffés de justice » Mt 5,6), qu’il y a des rapprochements auxquels nous n’étions pas sensibles et qui s’imposent (entre le festin auquel le Christ nous invite et celui de la Sagesse en Pr 8). En allant au-delà des seuls évangiles, nous voyons comment Jésus peut être présent, tant dans les lettres apostoliques (qui explicitent l’impact qu’il a eu sur ses disciples) que dans les prophéties de l’Ancien Testament (qui préparent le terrain et l’annoncent). Peu à peu, tout nous parle de lui, mais dans une variété et une ampleur inconnues auparavant.

Il ne suffit pourtant pas d’une lecture personnelle. D’abord parce que nous risquons toujours de nous méprendre sur le sens d’un mot ou d’une phrase. Le commentaire reste toujours utile, comme garde-fou et comme ouverture.

Les Pères qui ont commenté l’Écriture n’en ont pas fait un prétexte à spéculations, ils n’avaient pas d’autre ambition que de lui permettre d’être parlante, pour chacun de ceux qui s’y abreuvaient. C’est pourquoi ils y apportaient toute la richesse de leur pensée, toute une exigence de compréhension. Car la théologie aussi est nécessaire, ce n’est pas une superstructure ajoutée au fond biblique. Elle empêche d’enfermer le texte des évangiles dans un cadre clos, d’en faire seulement le document d’une époque. Si la vie de Jésus parmi nous est le couronnement d’un projet immense qui commence avec la création du monde et se prolonge avec l’élection d’Abraham, c’est tout le savoir humain qui est convoqué autour du Christ.

C’est là qu’il faut comprendre le rôle du dogme, qui ne vient pas emprisonner la figure du Christ et la faire entrer dans un cadre purement intellectuel, mais qui la préserve en fait des déformations, des simplifications, des récupérations qui la rendraient méconnaissable. Vu le formidable pouvoir de digestion que possède la pensée humaine, il a fallu batailler ferme pour éviter que la nouveauté du salut ne soit ramenée à des convictions plus ordinaires, à des schèmes de pensée plus banals. Car la figure du Christ perd tout intérêt dès lors qu’elle est située dans une série, où elle ne représente qu’une étape de l’aventure humaine. C’est tout ou rien.

Par ailleurs, les découvertes de l’histoire, les précisions apportées par la connaissance des langues anciennes, la critique des sources ne sont pas sans importance pour rendre justice à la complexité des textes, à leur variété, à leurs perspectives différentes sur le Christ. Face à ces apports, il ne convient pas d’être a priori critiques et sceptiques. Nous sommes sûrs qu’aucune découverte ne remettra vraiment en cause la foi de l’Église sur son Sauveur. Mais, d’un autre côté, nous avons besoin de toutes les ressources disponibles nourrir notre connaissance du Christ.

La théologie nous permet de penser Jésus dans le jeu trinitaire, elle nous empêche de le séparer jamais du lieu natif d’où il parle et à partir duquel deviennent intelligibles son être et sa mission.


Une vie de prière

Rien ne se fera sans une compréhension en profondeur du mystère du Christ qui suppose une méditation assidue, et, pratiquement, une vie d’oraison.

Celle-ci vient rejoindre Jésus dans tout ce qu’il est, mais d’abord dans son humanité sainte, par laquelle il s’est mis à notre portée. Le priant qui se tourne vers le Christ ne pense pas à un être mort il y a deux mille ans, mais bien à un vivant qui est là tout près de lui, avec toute la richesse de son être. Jésus ressuscité récapitule dans son cœur toutes les étapes de sa vie sur terre, on peut donc s’attacher, tour à tour et selon l’élan de notre âme, à tel ou tel « mystère », à tel ou tel moment, à tel ou tel « état », qui perdure dans le Christ glorieux.

En réalité, chacun de ces mystères nous fait contempler la divinité, non pas à côté de, au dessus, mais dans son humanité. Chacun nous donne Jésus tout entier mais à travers une facette particulière, un moment distinct, sur lequel notre esprit peut se fixer. Il ne s’agit pas de s’arrêter seulement à des perfections abstraites (bonté, sagesse etc ...), mais de voir, dans le concret d’un rencontre, d’une parole, d’un soupir, la manière unique et proprement divine dont Jésus se saisit de notre nature pour se l’approprier. Nous savons que la grâce de ce moment n’est pas une sensation fugace, mais que, par l’Esprit qui nous en fait l’exégèse de l’intérieur, il s’imprime en nous et nous rend peu à peu participants de sa nature divine.

Cette connaissance amoureuse du Christ est la plus vraie, même si elle se fait dans une relative obscurité. Elle s’éprouve comme une rencontre où le Christ nous dépasse et nous mène toujours plus loin, nous faisant sentir que nos représentations ont toujours quelque chose d’inadéquat, et mettant en tension les termes qui nous ont aidés à évoquer quelque chose de lui : force et faiblesse, grandeur et petitesse, justice et amour, etc... La synthèse qui se trouve mystérieusement réalisée en lui ne nous est accessible qu’en acceptant de perdre la mesure et de nous engager dans une rencontre plus profonde...


Avenir de la connaissance du Christ

Fortement appuyée sur une vie de foi et d’amour, la connaissance du Christ qu’éprouve le chrétien n’est pourtant qu’une ébauche de ce que sera la vision face à face. Mais elle participe déjà à son immédiateté : le Christ se donne déjà réellement à l’âme qui le cherche, toutefois celle-ci est encore incapable d’en profiter pleinement, encombrée qu’elle est encore de son existence partagée, non encore totalement réunifiée en Dieu. Elle soupire après ce jour où elle connaîtra « comme elle est connue » (1 Co 13,12), et en attendant elle dit, avec l’Épouse, poussée par l’Esprit : « viens ! » (Ap 22,17).

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Voir Résurrection, n°114-115, p. 79-102 (sur l’ouvrage tiré de la série Jésus après Jésus, 2004) et n° 128, p. 63-85 (sur la série Apocalypse, diffusée en déc. 2008).

[2] Herméneutique : art d’interpréter les textes anciens (Petit Larousse).

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