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Les racines de la modernité, Ratzinger et Radical Orthodoxy en débat autour de l’œuvre de Vico

Alexis Fogelman
Cet article résume les grandes lignes de la thèse de doctorat du P. Peter S. Kucer MSA Truth and Politics : A Theological Comparison of Joseph Ratzinger and John Milbank , soutenue en 2012 à la Catholic University of America, et accessible en format pdf sur le site : http://aladinrc.wrlc.org/bitstream/handle/1961/10138/Kucer_cua_0043A_10268display.pdf ?sequence=1.

Joseph Ratzinger et le théologien anglican John Milbank [1] ont abondamment écrit sur les questions politiques et sociales. Leurs œuvres se caractérisent par le regard théologique qu’elles posent sur ces questions. Plutôt que d’affirmer l’autonomie totale de la sphère du politique (dont les principes pourraient et devraient être formulés par la seule raison naturelle) et donc la relégation du religieux dans la sphère privée, ces auteurs défendent la légitimité d’une détermination théologique de la théorie et de la pratique politiques. Ils partagent également une certaine sympathie pour le socialisme démocratique (par opposition au socialisme totalitaire), cependant ils formulent la relation entre celui-ci et la foi de manières différentes. Pour Ratzinger, bien qu’il soit une forme de gouvernement légitime, le socialisme ne peut prétendre au statut de forme politique de la foi chrétienne dans la mesure où l’Église ne peut élever aucun modèle politique au rang d’expression pratique de la foi. John Milbank, en revanche, propose un socialisme ecclésial et démocratique qu’il définit comme forme politique du christianisme. Son socialisme repose sur une théologie politique qui lie fortement politique et théologie, alors que pour Ratzinger ces deux éléments, bien qu’ils entretiennent des liens, sont distincts.

Le facteur-clé pour comprendre ce qui distingue ces deux théologiens est la réponse qu’ils apportent à la question de la nature de la vérité. Tous deux envisagent cette question à partir d’un même auteur, l’italien Giovanni Battista (ou Giambattista) Vico (1668-1744), et de son affirmation selon laquelle verum est factum (ce qui est vrai est ce qui est fait) [2]. Alors que Ratzinger critique ce principe, Milbank le récupère à son compte. Parce que la réponse à la question de la nature de la vérité détermine la réflexion de chaque théologien sur la physique, la métaphysique, la société et la politique, c’est elle qu’il faut étudier pour saisir pleinement les enjeux du rapport entre foi et politique.

La théorie de la vérité de Vico

Vico est un penseur italien entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, dont l’originalité réside dans sa « science du raisonnement ». Il formule une telle science afin de s’opposer au rationalisme de Descartes et à son culte des mathématiques et de l’observation scientifique de la nature. Pour Vico, les études historiques sont une source de savoir bien plus certaine que la science, dans la mesure où, étant le produit de l’action humaine, l’histoire peut être mieux connue et comprise que ne peut l’être la nature (selon ce principe, seul Dieu, qui est le créateur de la nature, peut en avoir une véritable connaissance).

Dans la Science Nouvelle [3], Vico propose une science (nouvelle) dans laquelle le savoir historique prime sur le savoir des sciences de la nature. L’histoire est pour lui le fruit d’une collaboration entre l’homme et la Providence. La science historique étant elle aussi un produit de l’homme donc de l’histoire, elle est guidée par la Providence. Le résultat de cette collaboration est un développement des capacités humaines et une conscience croissante de celles-ci. Il s’ensuit, selon Vico, que la nature de l’homme évolue. Elle est changeante et ne peut être connue a priori. Son évolution n’est ni aléatoire (en raison de la Providence qui la guide), ni totalement prévisible (à cause du libre arbitre humain). De plus, la loi naturelle elle-même est changeante, autrement dit les vérités portant sur l’homme ne sont pas éternelles.

L’anti-cartésianisme de Vico, qui le conduit à rejeter une conception statique de la nature, s’appuie sur l’idée selon laquelle « la vérité elle-même est faite » (Verum esse ipsum factum [4]). La vérité ne se découvre pas, comme le préconisait Descartes, par un examen de la nature mais plutôt par l’étude du langage, des lois et de l’histoire dont l’homme est l’auteur. Puisque l’homme crée toutes ces choses, c’est en elles qu’il pourra découvrir la vérité et non dans l’étude de la nature. Ce principe trouve sa justification théologique dans le fait que le Verbe, qui est la vérité, est engendré.

Deux lectures concurrentes de Vico s’affrontent. La première école, représentée par Jonathan Israel [5], voit en Vico un penseur des Lumières. La seconde, menée par Mark Lilla [6], développe la lecture proposée par Isaiah Berlin [7]. Vico serait en réalité un penseur antimoderne. Contre l’emphase rationaliste sur la raison et la science, Vico développerait des thèmes relativistes, antirationalistes, romantiques, vitalistes et organicistes.

Ces deux lectures sont assez proches de celles que proposent John Milbank et Joseph Ratzinger. Ce dernier rejoint la première lecture. Dans La foi chrétienne hier et aujourd’hui, il situe Vico à l’origine de la modernité. Vico serait responsable (avec d’autres) du renversement de perspective du verum est ens scholastique (héritier de la pensée grecque et de la révélation hébraïque) au verum est factum, c’est-à-dire de l’inversion du rapport entre le logos et l’ethos (dans la suite de Romano Guardini, Ratzinger défend la primauté du premier sur le second). John Milbank, de son côté, voit en Vico un allié dans la lutte contre le rationalisme moderne. Toutefois, contrairement à Berlin, il insiste fortement sur le fondement théologique de la pensée de Vico [8]. Selon Milbank sa conception du rapport entre le vrai et le faire ne peut pleinement se comprendre sans se rappeler la description du Verbe comme « art » de Dieu par Nicolas de Cuse. La seconde personne de la Trinité est une « création » interne de Dieu, ce qui tend à mettre à la première place non pas le concept d’être mais celui de création.

John Milbank et son « socialisme ecclésial »

Les différences entre les approches théologiques de la question politique de Milbank et de Ratzinger découlent de leurs divergences sur la question de la vérité. Alors que Ratzinger conçoit la vérité comme éternelle et une, Milbank insiste sur son caractère multiple et changeant. Ceci a des conséquences sur les deux versants de la connaissance : le versant ascendant par lequel l’homme passe de la physique à la métaphysique puis à la théologie ; et le versant descendant par lequel la connaissance théologique vient informer les autres champs du savoir (en particulier celui de la politique).

Parce qu’il adopte le principe de Vico, Milbank décrit la vérité non pas comme quelque chose de stable mais plutôt comme une réalité dynamique et créée. Ceci le conduit à rejeter l’hylémorphisme et ses formes stables pour adopter une vision quasi-héraclitéenne dans laquelle la réalité est faite de flux. De manière analogue, Milbank affirme que l’objet de la métaphysique n’est pas l’être mais la création. Il développe ainsi une « analogie de la création », point de départ de l’explication de la capacité qu’a l’homme d’entrer en relation avec Dieu. Au sein de cette analogie, il pose une « création » interne à Dieu, identifiée au Fils. Évidemment, la priorité du changement et de la pluralité sur l’unité et la stabilité (y compris au sein de la Trinité) fait qu’il est difficile de voir comment l’homme pourrait disposer une véritable connaissance naturelle de Dieu. Tout étant fluctuant, il n’est pas possible de trouver un point d’ancrage pour la connaissance. C’est pourquoi Milbank défend l’idée que l’homme ne peut connaître la vérité sur Dieu, sur lui-même et sur la nature que par un mouvement descendant qui part de la révélation que Dieu fait de son identité. La foi constitue le point de départ absolu de toute connaissance, y compris profane. Milbank indique ceci en affirmant qu’à moins d’être ordonnées à la théologie les autres disciplines sont privées de valeur objective et, surtout, de vérité. Sans la grâce, il n’est pas donc possible pour l’homme de connaître le monde créé : la nature telle que l’étudient la physique ou la biologie semble dépourvue de sens car elle relève du pur flux héraclitéen. Son sens ne se découvre que dans sa relation au surnaturel.

Cette manière radicale d’intégrer nature et surnature d’un côté et raison et foi de l’autre se retrouve en politique. La raison politique dépend tout entière de la foi et de la théologie. Les thèses que Milbank défend au sujet de la Trinité (son insistance sur la différence et la multiplicité, et leur cohabitation pacifique) deviennent ici significatives : l’Église ne doit pas défendre des vérités morales immuables (découvertes par la raison naturelle et réaffirmées par la foi) mais être le lieu d’une pratique politique nouvelle centrée autour de la réconciliation (pratique instaurée par le Christ), réconciliation qui manifeste la vérité trinitaire de l’unité dans la différence. Cette pratique s’oppose à une politique appuyée sur la loi et la coercition (qui empêchent que les différences ne soient une source de conflit grâce à la menace). Cet idéal, Milbank l’appelle « socialisme », lequel n’est ni marxiste, ni libéral, mais ecclésial.

Joseph Ratzinger et la transcendance de la foi

Joseph Ratzinger affirme, de son côté, que l’homme peut connaître la vérité, non seulement dans une démarche descendante qui part de la foi, mais également dans l’ascension qui passe de la connaissance du monde à celle de Dieu. Cette position découle du rejet de l’identification du vrai et du fait, et donc de l’affirmation de la stabilité et de l’éternité d’une vérité accessible à la foi mais aussi à la raison. Il s’ensuit que l’objet de la métaphysique, selon Ratzinger, est l’être, envisagé comme une réalité stable. Cette métaphysique reprend l’idée traditionnelle de l’analogie de l’être, analogie par laquelle l’homme et toute la création participent à l’être de Dieu. Cette façon d’envisager les choses insiste sur l’unité et la stabilité de la création en elle-même et dans son rapport à Dieu, et de Dieu lui-même. Ratzinger défend donc une théologie trinitaire pleinement orthodoxe, dans laquelle le Fils n’est pas la « création » interne de Dieu mais est engendré, selon les mots du Credo (alors qu’il semble difficile pour Milbank de rendre compte du fait que les trois personnes de la Trinité partagent la même substance, en raison de son insistance sur la multiplicité et du vocable ambigu de « création »).

Alors que Milbank nie la validité d’une connaissance naturelle, Ratzinger soutient que celle-ci joue un rôle aussi bien dans l’ascension du monde à Dieu que dans la descente inverse. Ce n’est pas parce que la foi vient informer la pensée et la pratique humaines que les éléments valides découverts par la raison sont évincés par la révélation. Cette position repose sur l’idée que la nature possède une consistance et une intégrité propre en dehors de la grâce [9]. Par conséquent, Ratzinger refuse les tentatives d’intégration de la foi et de la politique qui rendent indiscernables le rôle de chacune. Mélanger foi et politique, c’est mettre en danger et l’une et l’autre en faisant perdre à la foi sa transcendance et sa souplesse face à la politique. La foi est plus à même de venir en aide à la politique si elle en est séparée. Cette aide prend la forme d’une défense des vérités essentielles sur l’homme, vérités en principe accessibles à la raison naturelle mais qu’il est souvent nécessaire de rappeler à temps et à contretemps dans la mesure où elles peuvent être niées ou oubliées par un gouvernement, un groupe ou tout un peuple.

Une différence insurmontable ?

Nous avons vu jusqu’ici que, parce qu’il acceptait l’axiome de Vico, Milbank construisait une vision de la réalité et de la vérité comme entièrement fluctuantes, sans point d’amarrage pour la connaissance (qu’il s’agisse qu’une connaissance théorique ou d’une connaissance « pratique », c’est-à-dire d’une connaissance des principes de l’action). Il en tire l’idée de la foi comme seule fondation stable. En politique, cette idée prend la forme d’une pratique entièrement déterminée par la théologie, pratique que Milbank qualifie de « socialiste » (souvenons-nous que le maître-ouvrage de Milbank, Theology and Social Theory, fut écrit durant l’ère thatchérienne). Joseph Ratzinger, en revanche, parce qu’il récuse le principe avancé par Vico, accepte l’idée d’une connaissance stable. La raison peut ainsi accéder à des vérités par elle-même, indépendamment de la foi. Cette autonomie relative de la foi et de la raison justifie la distinction de la sphère théologique et de la sphère politique. On trouve ici le fondement de l’affirmation ratzingérienne de la transcendance de la foi.

Il convient, après avoir mis en avant ce qui séparait nos auteurs, de nuancer cette opposition. Tout d’abord, la pensée de John Milbank s’est rapprochée de celle de Ratzinger. Dans ses Stanton lectures de 2011 [10], il a clarifié sa position sur la vérité, en insistant d’une manière plus claire sur la relation qu’elle entretenait avec la stabilité et l’unité. On peut donc s’attendre à ce que son dialogue avec la théologie catholique contemporaine le conduise peu à peu à abandonner la radicalité de sa position d’origine.

Ensuite, il faut revenir la définition que Milbank donne du socialisme. Nous l’avons dit plus haut, il s’agit d’un socialisme « ecclésial ». Milbank n’est pas en train de réduire l’Église à un type de communauté humaine dont l’idéal serait formulé à partir de catégories de pensée purement séculières. Autrement dit, il n’identifie pas la foi à une idéologie. Il formule plutôt un idéal politique propre à l’Église. Celle-ci ayant vocation à tout englober, il s’agit de comprendre ce qu’implique, pour la pratique politique, le fait de s’exercer de manière ecclésiale. À cet égard, il faut reconnaître, comme le souligne le P. Kucer, que le terme de « socialisme » est source de confusion dans la mesure où il s’agit du nom d’une idéologie séculière.

Enfin, une autre confusion est liée à l’usage du terme « politique ». Alors que Joseph Ratzinger pense la politique de manière institutionnelle, Milbank en a une conception bien plus large. Pour lui la politique n’est pas localisée, mais toute pratique humaine comporte une dimension politique puisqu’elle contribue à la création, au maintien ou à la remise en cause d’un ordre au sein d’une communauté humaine. En ce sens il devient légitime de parler d’un lien étroit entre foi et politique, y compris du point de vue de Ratzinger, puisque l’Église ordonne ses membres autour de l’Eucharistie. Il conviendrait d’explorer cette voie sur laquelle Ratzinger et Milbank semblent pouvoir se rencontrer en étudiant l’œuvre du théologien catholique américain William T. Cavanaugh, dont la réflexion tourne autour de la dimension politique de l’eucharistie et des enjeux politiques de l’ecclésiologie [11].

Alexis Fogelman, né en 1989, étudiant en M1 de philosophie des sciences.

[1] Le professeur John Milbank (1952-) enseigne la théologie à l’université de Nottingham. Après une thèse sur Vico, il publie en 1990 Theology and Social History : Beyond Secular Reason (Oxford, Blackwell, 2006 pour la seconde édition), ouvrage qui donne naissance au courant théologique qui prendra le nom de « Radical Orthodoxy » à l’occasion de la publication de son manifeste (Radical Orthodoxy : A New Theology, John Milbank, Catherine Pickstock, Graham Ward (dir.), London, Routledge, 1999).

[2] Ce qu’il faut sans doute comprendre au sens où l’on ne comprend réellement que ce à quoi on a œuvré, d’où l’importance de la notion de création chez Vico (NDLR).

[3] La Scienza nuova a connu plusieurs éditions. On trouve en traduction française la première (1725) chez Gallimard (collection « Tel », 1993) et celle de 1744 chez Fayard (collection « l’Esprit de la Cité », traduction d’Alain Pons, 2001)

[4] Ce principe est formulé en 1710 dans De antiquissima Italorum sapientia, ex linguae latinae originibus eruenda (trad. fr. de Jules Michelet, présentée et annotée par Bruno Pinchard, De l’antique sagesse de l’Italie, Paris, Garnier-Flammarion, 1993).

[5] Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity 1650–1750, Oxford, Oxford University Press, 2001.

[6] G.B. Vico : The Making of an Anti-Modern, Cambridge MA, Harvard University Press, 1993.

[7] Three Critics of the Enlightenment : Vico, Hamann, Herder, Londres, Pimlico ; Princeton, Princeton University Press, 2000.

[8] The Religious Dimension in the Thought of Giambattista Vico Part I The Early Metaphysics, Lewiston, The Edwin Mellen Press, 1991.

[9] On peut se demander si l’auteur de la thèse ne ramène pas un peu vite Ratzinger dans l’orbite du thomisme. Certes celui-ci est convaincu que la raison humaine est « capable de Dieu », mais il est trop augustinien pour croire jusqu’au bout à la « consistance » de la nature humaine détachée de la grâce (NDLR).

[10] Le texte de ces conférences est accessible en format pdf sur le site : http://theologyphilosophycentre.co.uk/2011/03/12/john-milbanks-stanton-lectures-2011/comment-page-1/

[11] Influencé principalement par le P. de Lubac s.j., William Cavanaugh s’intéresse aux liens entre foi, politique et économie. Plusieurs de ses ouvrages sont traduits en français, en particulier Eucharistie et Mondialisation (Genève, Ad Solem, 2001) et Torture et Eucharistie (Genève, Ad Solem, 2009). Dans ce dernier ouvrage, il tente de montrer comment, face à la dictature de Pinochet, l’Église chilienne est restée impuissante tant qu’elle s’en est tenue aux stratégies inspirées par la pensée de Jacques Maritain ou par la théologie de la libération, toutes deux faisant dépendre l’action politique d’institutions séculières. Ce n’est qu’en changeant d’ecclésiologie et en remettant au centre certaines pratiques – l’eucharistie, la pénitence, les œuvres de charité, le martyre, l’excommunication – que l’Église a réussi à mettre sur pied une véritable résistance à la dictature.

Réalisation : spyrit.net