Rechercher

Les risques du monophysisme politique

Démocratie contre droit divin : une fausse alternative
Roland Hureaux

Longtemps a prévalu dans les milieux catholiques français, et aujourd’hui encore dans certains cercles traditionalistes, l’opposition entre la monarchie tirant sa légitimité d’ « en haut » et la démocratie, la tirant d’ « en bas » : la première de droit divin, la seconde, non seulement de droit humain mais fondée sur une autoconstitution du pouvoir « du peuple, par le peuple », l’une exprimant le respect de Dieu, l’autre sa méconnaissance orgueilleuse, voire sacrilège.

La persistance de cette vision, issue des théoriciens contre-révolutionnaires, comme Bonald et de Maistre, explique en partie la difficulté qu’eut la démocratie chrétienne à s’enraciner en France.

Le problème se posa de manière moins aiguë aux États-Unis, où la démocratie vit le jour dans une ambiance marquée par la Bible, au Royaume-Uni, où elle fit bon ménage avec une monarchie se réclamant toujours, au moins en théorie, du droit divin, et, a fortiori, en Irlande et en Pologne, où l’Église catholique fut clairement du côté de la démocratie contre des monarchies étrangères et non catholiques, anglaise ou russe. L’Italie offre l’exemple paradoxal, étranger à la tradition française, de républiques médiévales, dont le caractère chrétien n’était contesté par personne, et d’une monarchie plus récente, violemment anticléricale d’abord, paravent du fascisme ensuite. Seule l’Espagne a, sur ces sujets, une expérience proche de la nôtre.

L’opposition entre démocratie et catholicisme fut si vive chez nous qu’elle eut même sa version laïcisée au travers de la théorie maurrassienne, qui séduisit les nombreux catholiques ayant refusé le ralliement à la République prôné par Léon XIII, et qui aboutit à la condamnation de l’Action française en 1927.

Dans ce débat, il fut peu question de distinguer la république de la démocratie, tant les deux principes se trouvèrent superposés dans l’histoire française du XIXe siècle, les monarques d’ancienne (Bourbons) et de nouvelle (Bonaparte) race acceptant mal la démocratie, les républicains révérant au contraire, au moins verbalement, le principe démocratique qui trouva son épanouissement dans la IIIe République. La suspension des règles démocratiques par le régime de Vichy en 1940 accompagna la fin de la référence républicaine.

L’expérience de monarchies parfaitement démocratiques et de républiques, populaires ou autres, l’étant fort peu, date surtout du XXe siècle et est étrangère à l’histoire française.

De saint Paul à Pie X : toute autorité vient de Dieu

L’opposition entre une monarchie supposée monopoliser le droit divin et une démocratie supposée le répudier est pourtant clairement battue en brèche par la célèbre phrase de saint Paul dans l’épître aux Romains : « Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et celles qui existent ont été constituées par Dieu. Si bien que celui qui se rebelle contre l’autorité résiste à l’ordre établi par Dieu. » (Rm 13, 1-2) Une doctrine dans la continuité de ce que dit le Seigneur à Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut. » (Jn 19, 11)

De quelque manière qu’on lise ces passages, on ne saurait en tirer autre chose que non seulement un pouvoir monarchique, mais aussi bien un pouvoir républicain ou démocratique, vient de Dieu.

C’est d’ailleurs un des arguments qu’invoqua le pape Léon XIII quand il appela les catholiques français à se rallier à la République en 1892.

Contrairement à ce que beaucoup imaginent, la condamnation du Sillon, mouvement démocratique catholique, en 1910, ne revint pas sur cette position. Pie X prit au contraire le soin de s’appuyer sur son prédécesseur, qu’il cite : « Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien, en certains cas, être élus par la volonté et le jugement de la multitude, sans répugnance ni opposition avec la doctrine catholique. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l’autorité de gouverner, il ne délègue pas le pouvoir, il désigne la personne qui en sera investie. » [1]

Un gouvernement peut donc être démocratique, une fois admise la distinction entre le fondement de l’autorité, qui ne peut venir que de Dieu, et le mode de désignation de celui qui s’en trouve investi. Ce mode de désignation est indifférent à l’Église [2], ce qui veut dire que, même si le mode démocratique de désignation n’est pas lié à la doctrine chrétienne, l’Église ne lui est pas hostile par principe.

C’est pourquoi Pie X réfute vigoureusement l’idée que l’origine de l’autorité puisse résider dans le peuple lui-même, même par délégation de Dieu, comme le prétendaient les Sillonistes : « il est anormal que la délégation monte, puisqu’il est de sa nature de descendre ».

C’est pourquoi le pape conclut que le Sillon, s’il se veut mouvement d’Église, doit se soumettre au magistère et s’occuper d’affaires d’Église, mais que « tout silloniste catholique restera libre de garder par ailleurs ses préférences politiques [et donc la démocratie], épurées de tout ce qui ne serait pas entièrement conforme, en cette matière, à la doctrine de l’Église » [3].

Quoique formulée dans un contexte apparent de réaction, la distinction entre l’origine de l’autorité et le mode de désignation de son titulaire, dans la lignée de saint Paul, disqualifie la prétention des monarchistes au monopole du droit divin. C’est tout pouvoir, quel qu’il soit, qui s’en trouve investi.

On peut d’ailleurs se demander s’il ne faudrait pas ajouter un troisième terme à cette distinction : entre l’autorité qui vient de Dieu et le mode de désignation de son titulaire, qui est de l’ordre humain, le mécanisme anthropologique qui soutient l’autorité, qui lui donne son aura, s’apparente au sacré mais, dans la tradition chrétienne fondée sur la distinction entre Dieu et César, n’est pas le sacré [4].

Par exception au principe paulinien, la scolastique avait développé la théorie du tyran tenu, soit par l’origine de son pouvoir, soit par sa pratique contraire à la conservation de la Cité, pour privé de légitimité et dont l’assassinat même (tyrannicide) pouvait être licite. Une théorie qui connut quelques abus au moment des guerres de religion (les rois Henri III, puis Henri IV, furent assassinés par des catholiques se voulant « tyrannicides » !) mais qui fut reprise au XXe siècle sous la forme de la dénonciation de régimes « intrinsèquement pervers », expression attachée par l’encyclique Divini Redemptoris (1937) au communisme, puis appliquée, par analogie, au nazisme [5]. Le P. Gaston Fessard [6] tenta de démontrer que, pour d’autres raisons tenant à sa situation de dépendance à l’égard de l’occupant, le régime de Vichy était, lui aussi, illégitime. Jamais cependant une telle clause d’illégitimité ne fut invoquée – est-il nécessaire de le dire ? – à l’encontre de la démocratie libérale.

Ces exceptions ne sauraient cependant affaiblir la portée de la doctrine de saint Paul, surtout si on considère que le pouvoir suprême, au moment où il écrivait l’épître aux Romains, était celui de l’empereur Néron, dangereux psychopathe d’une cruauté et d’une perversion passées dans la légende.

Le fondement chalcédonien de la théologie politique

Loin d’être originale, la distinction opérée par le magistère entre l’origine du pouvoir et le mode de désignation de son dépositaire (et, dirons-nous, d’une façon plus générale, les logiques humaines du pouvoir) s’inscrit dans la suite de la théologie de l’incarnation telle que, appliquée à la seule nature du Christ, elle fut formulée au concile de Chalcédoine (451) : « un seul et même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation ».

Quand la théologie met indûment l’accent sur la division des deux ordres, divin et humain, on parle de nestorianisme, quand elle affaiblit au contraire leur distinction au point de conduire à leur confusion, on parle de monophysisme.

Appliquée d’abord à la nature du Christ, cette théologie peut être, à condition d’être adaptée à la spécificité de chaque objet, étendue à toute l’articulation de l’action surnaturelle de la Divine Providence et de la causalité naturelle, par exemple à la théorie de l’évolution ou à l’exégèse. Marcel Gauchet [7] a montré combien la formulation de Chalcédoine était fondatrice de la culture occidentale, en bien d’autres domaines que celui de la personne du Christ – à supposer que celle-ci ne les englobe pas tous puisque « Tout fut par lui et, sans lui, rien ne fut. » (Jn 1, 3) Elle intéresse donc aussi l’ordre politique.

En symbiose avec le droit divin d’où procède l’autorité, se trouvent non pas seulement un droit humain mais l’ensemble des péripéties qui font que le pouvoir repose entre les mains d’untel. Si l’homme était parfait, ces péripéties ne seraient rien d’autre que l’application d’une règle de droit, mais les vicissitudes de l’histoire font que la rationalité humaine du pouvoir englobe toute la dimension « machiavélienne », qui permet à ceux qui ne l’ont pas de l’obtenir et à ceux qui l’ont de le conserver. Que ces moyens soient généralement humains, trop humains, n’ôte rien à l’autorité divine qui recouvre celui qui se trouve finalement investi.

Le monophysisme politique en France

Dans le cas qui nous occupe, celui du fondement du pouvoir politique, la théorie du droit divin telle qu’elle fut entendue, non pas par le magistère mais par la tradition contre-révolutionnaire française, s’apparente à un véritable monophysisme politique.

Le monophysisme du droit divin, qui semble remonter à la phase tardive de l’Ancien Régime, n’a pas eu pour seul effet de disqualifier les régimes non monarchiques, il a eu sans doute aussi celui de minorer la dimension temporelle de la conquête, du maintien et de l’exercice du pouvoir par des monarques supposés de droit divin, et plus largement la logique machiavélienne intrinsèque à tout pouvoir, quel qu’il soit.

Cela particulièrement en France, où la longévité exceptionnelle de la dynastie capétienne et la clarté de la règle de succession par les mâles seuls, unique en Europe, ont dispensé pendant longtemps les rois qui en étaient issus de lutter pour conquérir le pouvoir. Mais cette longévité – et, on y reviendra, le consensus qu’elle supposait –, même si elle fut qualifiée de « miracle capétien », n’en était pas moins un fait humain dont l’anthropologie et la science politique pouvaient rendre compte. À tort, on a confondu cette stabilité avec le droit divin qui est, lui, d’une autre nature.

Cette confusion « monophysite » semble une dérive récente. Dans l’histoire de l’Europe, les rois et les princes savaient depuis longtemps qu’il ne suffisait pas de se réclamer du droit divin (généralement assimilé au droit dynastique) pour régner. Dans les pays où la fonction suprême était soumise à l’élection (Saint-Empire germanique à partir de 1356, Pologne) et dans ceux où les règles de succession n’étaient pas aussi univoques qu’en France (Angleterre, Espagne), les souverains et leurs entourages savaient bien que l’accession au trône n’allait pas toujours de soi et que, avant de se proclamer princes de droit divin, il leur fallait souvent gagner le trône par l’épée. Pour ce qui concerne l’Angleterre, les drames historiques de Shakespeare sont assez éloquents à cet égard [8].

Même dans le royaume de France, plusieurs souverains durent batailler pour accéder effectivement ou se maintenir sur le trône : Philippe VI, Charles VII, Henri IV.

Dans ce contexte, les « Miroirs des princes » [9] écrits par les clercs, tout au long du Moyen Âge et au début des Temps modernes, à l’usage des jeunes souverains, bien que d’inspiration chrétienne, insistaient de manière unanime sur ce qui était tenu pour le premier devoir du monarque dans l’ordre temporel : avoir la main ferme contre tout ce qui pouvait menacer l’État, l’hérésie en premier lieu, mais aussi les troubles civils, la désobéissance aux lois, et même le vice. Par exemple, dans le Testament politique de Richelieu [10], écrit à l’intention du futur Louis XIV, on lit : « En matière de crime d’État, il faut fermer la porte à la pitié. »

C’est avec Fénelon que se répand, pour la première fois, un enseignement de nature différente : en réaction aux excès belliqueux de Louis XIV, l’archevêque de Cambrai brosse, dans son Télémaque et dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté [11], le portrait d’un prince débonnaire qui serait, y compris dans ses méthodes de gouvernement et sa propension à la mansuétude, directement inspiré de l’esprit évangélique. C’est ainsi qu’il éduqua le duc de Bourgogne, héritier présomptif du trône, jusqu’à ce que Louis XIV l’écarte de la fonction de précepteur.

« Quelque lâche et corrompu flatteur ne vous a-t-il point dit […] que les rois ont besoin de se gouverner pour leurs États par certaines maximes de hauteur, de dureté, de dissimulation en s’élevant au-dessus des règles communes de la justice et de l’humanité ? » Message ambigu qui laisse entendre que la dissimulation serait contraire à la justice, mais qui marque clairement une idéalisation de la fonction politique. Le contraste est net avec Richelieu pour qui « savoir dissimuler est le savoir des rois » ou encore « le secret est l’âme des affaires ».

Fénelon, en cela précurseur de Jean-Jacques Rousseau et du « droit-de-l’hommisme » moderne, met en garde le prince contre tous les abus de pouvoir qui pourraient être commis par ses officiers, grands et petits, à l’encontre du peuple, mais jamais contre les abus du peuple, lui-même tenu a priori pour innocent.

Il est vrai que, pour Fénelon, le pouvoir va de soi, la seule question qui se pose à son dépositaire est la manière de l’exercer. Elle doit être réglée par la morale commune. Cette attitude idéaliste était sans doute rendue possible par l’enracinement exceptionnel de la dynastie capétienne au début du XVIIIe siècle. Mais c’est à tort que certains ont pu confondre cet enracinement, fondé sur des mécanismes anthropologiques et historiques que l’on peut analyser, avec l’effet direct du droit divin. Fénelon n’alla pas jusque là mais il rendit possible cette attitude.

Les idées de Fénelon eurent un immense succès au XVIIIe siècle. Les philosophes des Lumières reconnurent en lui un de leurs inspirateurs. Tout laisse penser que le jeune Louis XVI a été éduqué dans une atmosphère imprégnée des idées de Fénelon. « Le roi très chrétien ne saurait faire couler le sang de son peuple », disait-il volontiers, en particulier lors de la prise de la Bastille ou de la journée du 10 août 1792 [12], oubliant la rude répression des révoltes de Normandie par Richelieu, ou de celles de Bretagne par Louis XIV. Chez Louis XVI, se conjuguent la conscience profonde d’un droit transcendant et une approche étroitement moraliste de la fonction royale. Les événements se chargèrent de lui montrer que la seule invocation du droit divin ne suffisait pas à soutenir la monarchie. La monarchie absolue, comme tous les régimes, ne pouvait, au nom d’un principe surnaturel, faire l’économie de l’art machiavélien de l’exercice du pouvoir [13].

Si la tradition a insisté sur la nécessité, pour le monarque ou le chef politique quel qu’il soit, d’avoir la main ferme, c’était au nom d’une conception pessimiste de la nature humaine après la chute, celle de saint Paul et de saint Augustin, selon laquelle l’homme déchu est intrinsèquement porté au mal et le laisser faire sans qu’il ait à craindre le châtiment amène la communauté politique à se trouver menacée de dissolution : « Celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu n’avoir rien à craindre de l’autorité ? Fais le bien et tu en recevras des éloges ; car elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. Mais crains, si tu fais le mal ; car ce n’est pas pour rien qu’elle porte le glaive : elle est un instrument de Dieu pour faire justice et pour châtier qui fait le mal. » (Rm 13, 2-5)

Si cette conception fait reposer l’autorité politique sur la crainte, l’ordre qu’elle a en vue n’est cependant pas seulement un ordre temporel défini par l’absence de troubles, comme celui du Léviathan de Hobbes, mais aussi un ordre moral, voire spirituel. Avec son réalisme habituel, l’Église a toujours considéré que la guerre civile, forme extrême mais toujours possible de dissolution de la communauté politique, était un état de la société où les péchés ne pouvaient que se multiplier. La paix civile, c’est donc aussi un climat propice au salut des âmes. L’épisode de la Révolution française, qui se traduisit par dix ans de guerre civile et d’immenses conséquences, certaines heureuses mais beaucoup malheureuses, ne contredit pas ce constat.

L’exercice vigoureux du pouvoir, à la manière de Richelieu, s’il semble, au premier degré, contraire à la charité, ne l’est donc pas en regard de la recherche du moindre mal.

Le monophysisme politique ne fit pas perdre le sens du réalisme au seul Louis XVI. La tradition légitimiste française, toute à son opposition des deux principes, l’un bon, le monarchique, l’autre mauvais, le démocratique, toujours en perdant de vue la dimension machiavélienne du pouvoir, ne maîtrisa jamais le mécanisme démocratique. Comment expliquer que, sous la IIIe République, à partir de 1876, un pays majoritairement catholique ait pu élire régulièrement des majorités anticléricales ? Sans nécessairement évoquer la fraude, il est clair que durant toute cette période, les républicains ont eu, beaucoup plus que les monarchistes et les catholiques, le sens de la technique électorale. La démocratie n’eut bien vite, pour les républicains, rien de mystique, elle fut un cadre qui devait permettre aux plus habiles, aux plus « pros », dirait-on aujourd’hui, de gagner les élections.

Cet irréalisme du courant traditionaliste se retrouva sans doute dans le Sillon et une partie de la démocratie chrétienne, prompte, non plus à condamner, mais au contraire à tenir la démocratie pour un absolu. À plusieurs reprises dans sa lettre, et parfois avec une discrète ironie, Pie X dénonce cet irréalisme. D’une certaine manière, le Sillon, sacralisant la démocratie, était un traditionalisme inversé. L’un et l’autre étaient, chacun à sa manière, monophysites.

Pour rendre justice à un certain courant laïque, il faut rappeler que sa méfiance vis-à-vis des catholiques provenait en partie (mais pas seulement) de la crainte d’une approche immature de la chose politique, marquée par un idéalisme déplacé.

La démocratie désacralisée

Dès lors qu’on ne la sacralise pas, la démocratie apparaît pour ce qu’elle est : un avatar moderne, formalisé et codifié, de la désignation des hommes qui auront le privilège de gouverner les autres. Privilège si grand que, ainsi que l’a montré Carl Schmitt [14], il ne peut que susciter une vive compétition, souvent violente. En démocratie, la désignation est pacifique, ce qui constitue un immense progrès. Elle se trouve, pour cela, médiatisée par des règles constitutionnelles qui peuvent par exemple aboutir dans les cas extrêmes à ce que celui qui n’a pas eu la majorité des voix emporte les élections (ainsi Bush contre Al Gore en 2000). Dans une vraie démocratie, le dernier mot est au droit, non à la mystique du nombre.

Si l’Église catholique a autrefois favorisé la monarchie héréditaire, et aujourd’hui la démocratie élective [15], cela est moins contradictoire qu’il n’y paraît : dans les deux cas, elle privilégie le droit. Mais ce souci du droit, qui est aussi celui de la paix civile, ne l’a pas empêchée, dans son grand réalisme, de tenir aussi pour légitimes des pouvoirs de fait, issus par exemple d’un coup d’État, dès lors qu’ils remplissent les missions fondamentales d’un État.

Le mode de désignation démocratique, à condition qu’on consente à le regarder d’un œil machiavélien [16], hors de toute sacralité – et c’est bien ainsi que nous invite à le regarder le magistère catholique –, n’est d’ailleurs pas aussi en rupture que l’on croit avec les pratiques immémoriales de la politique. D’abord parce que, en tous temps et en tous lieux, le pouvoir a reposé, non seulement sur la force, mais aussi sur une forme ou sur une autre de consentement, ce que la théorie du droit divin avait également perdu de vue. Ni le droit dynastique seul, ni la force pure, n’ont généralement suffi pour s’imposer à la tête d’un État ; ils n’ont en tous cas jamais dispensé de rechercher aussi le consentement : le deuxième livre de Samuel ne nous montre-t-il pas le jeune Absalom préparant un coup d’État contre son père David en menant une véritable campagne électorale (2 S 15, 1-6) ? Les empereurs romains les mieux établis ne se sentaient pas dispensés d’offrir des jeux au peuple pour entretenir leur popularité.

À l’inverse, tous ceux qui ont pratiqué de près la compétition démocratique savent que les électeurs apportent généralement leurs suffrages, non à celui qui leur plaît le plus, mais à celui qu’ils ressentent comme le plus fort de l’heure. D’où l’importance des grands appareils de parti et des investitures qu’ils donnent. Avant de créer un rapport de forces, l’élection le ratifie. Il arrive cependant, généralement contre les pronostics, qu’elle le bouleverse ; cela n’est pas si fréquent, mais le charme de la démocratie, c’est d’abord cela !

Par ailleurs, si la démocratie élective apparaît comme une forme policée de la lutte pour le pouvoir, elle garde de ses origines anthropologiques un caractère agonistique et passionné, où la violence est toujours susceptible de ressurgir. Même dans les pays civilisés, la tentation de la fraude est moins contenue par la vertu républicaine que par la surveillance étroite de l’adversaire et la crainte du juge.

Dans le domaine politique comme en d’autres, apparaît la radicale nouveauté du christianisme, telle que Marcel Gauchet l’a bien perçue : en refusant toute confusion entre les ordres, celui des choses divines et celui des choses humaines – sans nier leur conjonction étroite dans le Christ –, il nous invite à regarder la politique, comme toutes les réalités humaines, avec des yeux décillés, autrement dit sans idéologie.

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

[1] Lettre sur le Sillon, 25 août 1910, § 21.

[2] Sous la réserve exposée infra, page 10.

[3] Op. cit., § 46.

[4] À quel ordre fallait-il rattacher le sacre des rois à Reims ? On peut en discuter.

[5] C’est en raison de cette doctrine que les initiateurs des attentats contre Hitler furent presque tous catholiques.

[6] Gaston Fessard, Au Temps du prince-esclave, écrits clandestins (1940-1945), Critérion, 1989.

[7] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

[8] Il n’en allait pas différemment dans les cultures non européennes, par exemple en Chine où, selon la doctrine de Confucius, les dynasties entrées en décadence pouvaient être remplacées, et ses membres, cesser de pouvoir prétendre au titre de Fils du Ciel.

[9] Ce genre est apparu dès l’époque carolingienne. Après Louis le Pieux et Lothaire II, en furent destinataires Charles le Chauve (le De regis persona et regis ministerio d’Hincmar de Reims) et son successeur Louis le Bègue (le De ordine palatii, également d’Hincmar). Plus tard, élargissant le genre, Jean de Salisbury rédige son Policraticus, Étienne de Fougères, un Livre de manières, Hélinand de Froimont adresse un De bono regimine principis à Philippe Auguste, Giraud de Barri compose un De instructione principis. Jean de Limoges un Morale somnium Pharaonis, miroir par lettres, Vincent de Beauvais rédige un De eruditione filiorum nobilium sur le thème de l’instruction, Philippe III le Hardi commande à son confesseur frère Laurent La Somme le roi… Richelieu, Mazarin puis Fénelon s’inscrivent dans cette tradition.

[10] Richelieu, Testament politique (rééd.), éd. Complexe.

[11] Fénelon, Œuvres, tome II, Pléiade, page 972 et sq.

[12] Le 10 août 1792, Louis XVI demanda aux gardes suisses de ne pas tirer sur la foule, ce qui entraîna leur massacre.

[13] C’est paradoxalement Napoléon Ier qui, en se proclamant « empereur des Français par la grâce de Dieu et la volonté du peuple », revint à la logique chalcédonienne.

[14] Carl Schmitt, La Notion de politique, Théorie du partisan, préface de Julien Freund, Champs Flammarion, 1985.

[15] Ainsi en Afrique sub-saharienne, où elle s’est engagée à partir de 1990 dans les processus de démocratisation.

[16] « Machiavélien », c’est-à-dire réaliste, et non point « machiavélique » au sens vulgaire du terme, ni « selon la philosophie de Machiavel », lequel était probablement athée. Contemporain de Machiavel, le pape Jules II, qui conduisait l’armée pontificale à la bataille, avait bien compris la « double nature » de la politique.

Réalisation : spyrit.net