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Les sources bibliques de la descente aux enfers

Guillaume Leclerc

Proclamée par le Symbole « des Apôtres », qui remonte au IVe siècle, d’après la critique historique, voire à l’époque de Tertullien, sinon des Pères Apostoliques, en un état antérieur d’élaboration et de formulation, la croyance en la descente aux enfers trouve des références consistantes sur lesquelles s’appuyer dans les Écritures elles-mêmes. Il est fréquent de distinguer parmi ces références deux grandes catégories, d’une part les textes bibliques rendant compte de l’abaissement complet du Fils au terme de sa Passion, d’autre part ceux attestant sa visite victorieuse et sa prédication aux « esprits en prison » (1 P 3, 14).

La première catégorie de textes tend à établir que le Christ, dans son humiliation, ne s’est pas contenté de s’exposer à la mort et à l’ensevelissement, mais qu’il a éprouvé tout le sort des défunts, rejoignant comme eux le monde d’en bas. L’Évangile selon saint Matthieu rappelle que le Christ lui-même avait annoncé cette descente lors de sa prédication : « De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits » (Mt 12, 40). L’Évangile se place ainsi dans la continuité des livres prophétiques, en particulier de ce beau récit mis sous le nom du prophète Jonas : « Jonas demeura dans les entrailles du poisson, trois jours et trois nuits » (Jon 2, 1). Saint Paul revient sur cet abaissement dans l’Épître aux Éphésiens, en évoquant la descente de Jésus « dans les parties inférieures de la terre » (Ep 4, 9). L’identité entre ces « parties inférieures de la terre » et le Shéol de l’Ancien Testament est précisée dans les Actes des Apôtres (Ac 2, 27), au cours du récit de la Pentecôte. Dans ce passage, saint Pierre montre comment s’est accomplie la prophétie du Psaume 16 : « Tu ne livreras pas mon âme au Shéol, tu ne permettras pas que celui qui t’aime voie la corruption » (Ps 16, 10). La référence au Shéol se retrouve également dans l’Apocalypse (Ap 1, 18), qui attribue au Christ « les clefs de la mort et de l’Hadès » (l’Hadès étant dans les textes grecs de la Bible l’équivalent du mot hébreu Shéol), ce qui suppose à tout le moins qu’il les y a cherchées.

Quel est ce Shéol auquel le Nouveau Testament fait ainsi allusion ? Cité à une soixantaine de reprises dans l’Ancien Testament, plusieurs fois identifié à la Mort en personne (par exemple Ps 18, 6) ou à la tombe (Ps 16, 10), il s’agit du « lieu du chaos », des profondeurs souterraines remplies de ténèbre (Jb 17, 13) et de poussière (Jb 17, 16). Aucun des défunts n’y échappe, comme le montrent 1 S 28, 19 ou encore Ps 89, 49 : « Qui donc vivra sans voir la mort, soustraira son âme à la griffe du Shéol ? ».

Qu’ils aient été justes (Gn 37, 35) ou non (Nb 16, 33 ; Pr 5, 5 ; Ps 31, 18 ; Jb 24, 19) durant leur vie, les morts franchissent les portes de ce lieu gardé (Jb 38, 17) sans pouvoir jamais en remonter (Jb 7, 9). Leur situation les tient à l’écart de Dieu, à qui ils n’adressent plus leur louange (Ps 6, 6 ; 88, 11-13) et en qui ils n’ont plus espérance (Is 38, 18). Ils y sont privés de tout ce qui caractérisait la vie : « ni œuvre, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse » (Qo 9, 10).

Le long passage d’Ez 32, 17-32 souligne aussi l’universalité du Shéol après le trépas. Les « héros » et les « incirconcis » y sont toutefois couchés dans des lieux distincts. Selon la littérature intertestamentaire (4e livre d’Esdras), les justes et les impies, encore confondus au Shéol, seront voués à des sorts différents, la félicité pour les premiers et la tourmente pour les seconds (1er livre d’Hénoch, 22, 9, même remarque que pour le livre précédent). Cette perspective se retrouve dans le Nouveau Testament avec la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche (Lc 16, 19-31). Dans cette dernière, le Shéol s’identifie pour les justes au « sein d’Abraham », où ils sont conduits par les anges, tandis que les méchants, « en proie à des tortures », sont tourmentés dans une flamme. Entre les deux, explique Abraham au mauvais riche, « un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. »

Dieu peut garder le juste de tomber dans le Shéol (Ps 18, 6 ; Ps 86, 13 ; Jon 2, 7). Du reste, il en dispose entièrement (Is 7, 11), n’en ignore aucun recoin (« Le Shéol est nu devant lui », [Jb 26, 6]), peut y faire descendre et en faire remonter qui il veut (1 S 2, 6). Le Psaume 46 atteste ainsi : « Dieu rachètera mon âme des griffes du Shéol et me prendra » (Ps 49, 16).

À côté de ces références mettant en lumière la descente du Fils dans les profondeurs, une seconde catégorie de textes évoque une visite du Christ auprès des « morts » (1 P 4, 6) et des « esprits en prison » (1 P 3, 19). Cette visite est à la fois une prédication pour les délivrer des « portes de l’Hadès » (cf. Mt 16, 18) et un combat victorieux : ainsi Rm 10, 7 évoque le fait pour le Christ de « remonter de chez les morts », ou encore He 13, 20 invoque « le Dieu de la paix, qui a ramené de chez les morts celui qui est devenu par le sang d’une alliance éternelle le grand Pasteur des brebis, notre Seigneur Jésus ».

Jésus, « le Prince de la vie » (Ac 3, 15), est ainsi descendu dans le monde souterrain, pour que « les morts entendent la voix du Fils de Dieu et que ceux qui l’auront entendue vivent » (Jn 5, 25). Bien qu’il n’ait pas toujours été rapproché unanimement de la descente aux enfers [1], un passage de la Première Épître de saint Pierre (1 P 3, 18-20) tient ici une place centrale. Or, son exégèse reste à l’heure actuelle aussi discutée que sa traduction. La Bible de Jérusalem (Nouvelle Edition, 1975) le présente ainsi : « Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l’esprit. C’est en lui qu’il s’en alla même prêcher aux esprits en prison, à ceux qui jadis avaient refusé de croire lorsque se prolongeait la patience de Dieu, aux jours où Noé construisait l’Arche. » Telle quelle, remarque Rémi Gounelle dans un très riche Supplément aux Cahiers Évangile [2], cette traduction ne lève pas toutes les ambiguïtés :

  • Dire que le Christ a été vivifié « selon l’esprit » fait-il référence à l’âme du Christ, par opposition à son corps, ou au Saint-Esprit lui-même ?
  • Qui sont les esprits désobéissants ? Les contemporains de Noé, qui symbolisaient pour le judaïsme, le péché ? Les anges déchus ?
  • Où est la prison des esprits ? Au ciel, en accord avec certaines traditions juives ? Sous la terre ? Cette prison peut-elle être assimilée à l’enfer ?
  • Que signifie « prêcher » ? Annoncer l’évangile ? Faire une proclamation ? En ce cas, qu’est-ce que le Christ a proclamé ? Le salut ou la condamnation ?

De la difficulté des exégètes à trancher ces débats, Rémi Gounelle conclut que la lecture traditionnelle de la Première Épître de Pierre, qui y voit une allusion à la descente du Christ aux enfers, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. De fait, si le texte est très riche et donc difficile à faire coïncider avec des affirmations dogmatiques, il demeure inséré dans un paragraphe qui proclame clairement la victoire du Christ sur la mort, victoire qui n’a pas de barrières et s’étend aussi bien aux morts (des enfers et du ciel) qu’aux vivants de notre terre, ainsi que le montrent clairement les deux derniers versets : « Ce qui y correspond [au déluge], c’est le baptême qui vous sauve à présent… par la Résurrection de Jésus-Christ, lui qui, passé au Ciel, est à la droite de Dieu, après s’être soumis les Anges, les Dominations et les Puissances » (v. 21-22).

Ces interrogations sur trois versets de la Première Épître de Pierre ne doivent donc pas occulter l’essentiel. Jésus a bien « réduit à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable, et a affranchi tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort » (He 2, 14-15). Dorénavant le Christ glorieux « détient la clef de la mort et de l’Hadès » (Ap 1, 18) et « au nom de Jésus, tout genou fléchit au ciel, sur terre et aux enfers » (Ph 2, 10).

Ce que les Écritures nous montrent de la descente de Jésus au séjour des morts vérifie ainsi que « Jésus est mort réellement, et que, par sa mort pour nous, il a vaincu la mort et le diable », selon l’enseignement constant de la tradition. « Le Christ mort, dans son âme unie à sa personne divine, est descendu au séjour des morts. Il a ouvert aux justes qui l’avaient précédé les portes du ciel », conclut logiquement l’Église (CEC 636-637). Le raccourci de saint Paul dans Ep 4, 9 est saisissant : « Qu’il soit monté, qu’est-ce, sinon qu’il est aussi descendu dans les parties inférieures de la terre ? » La méditation sur la descente aux enfers, en faisant se rejoindre l’abaissement et la victoire du Christ, nous invite ainsi à contempler ensemble les deux mystères de la Passion et la Résurrection, inséparables dans l’accès au salut.

Guillaume Leclerc, Né en 1977, diplômé d’HEC et de l’IEP Paris, collaborateur politique.

[1] 1 P 13, 18-20 n’a été mis en correspondance avec le thème de la Descente aux Enfers de façon décisive qu’à l’époque de la Contre-réforme, à partir du XVIe, voire du XVIIe siècle.

[2] Rémi Gounelle, « La descente du Christ aux enfers », Supplément au Cahier Évangile n° 128 (pages 3-5), Éditions du Cerf, 2004.

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