Rechercher
La traduction de la Bible (suite)

Les traductions protestantes de la Bible

Guillaume Flamerie de Lachapelle
En écho à notre numéro consacré à la traduction de la Bible (n° 99-100), nous proposons à nos lecteurs deux réflexions complémentaires. Elles visent à élargir la perspective en présentant les approches protestantes de la question de la traduction de la Bible, et en soulignant les convergences avec les problématiques relevées dans la tradition catholique.


La Réforme présente deux particularités contradictoires en apparence, complémentaires en réalité : le retour aux textes en langue originale, et la diffusion de Bibles en langue vernaculaire.

L’exigence du retour aux textes originaux, manifestée déjà par des humanistes catholiques, se fonde sur la volonté de revenir à la vérité du texte, des évangiles et des enseignements divins, obscurcie par une scolastique sclérosée et pervertie, qui avait atteint un degré extrême de spéculation. Le choc qui détermine pour une grande partie la pensée théologique de Luther naît d’ailleurs d’une relecture humaniste de Romains 1,17, texte sur lequel il fonde sa doctrine de la justification par la foi. Ce désir doit aussi s’analyser à la lueur de l’angoisse eschatologique qui saisit l’Europe du XVIème : dans la perspective du salut, il importe de connaître avec certitude les Écritures pour se conformer à leur message.

La volonté de propager les textes saints en langue vernaculaire privilégie un rapport direct entre le chrétien et le Seigneur, qui passe également par une appropriation personnelle des textes, en plus des prédications délivrées par le pasteur lors des cultes. Car dans le triptyque protestant Soli Deo, sola fide, sola scriptura, le dernier élément n’est pas le moins important : il importe que cette écriture soit établie le mieux possible, et diffusée le plus possible. La Bible, Parole du Seigneur, constitue dans la Réforme la nourriture spirituelle de l’Église des fidèles, elle est le lien qui unit la communauté. Chacun doit pouvoir trouver dans les Écritures la façon de mener une existence authentiquement chrétienne.

Les efforts des clercs et des érudits, qui devront maîtriser les trois langues anciennes (hébreu, grec, latin), devront ainsi profiter à la masse des fidèles, qui pourront recevoir un enseignement sur un texte ne trahissant pas la lettre des Évangiles.

La réalisation de ce projet se heurte cependant à des difficultés d’ordre scientifique et politique.

Alors que les Églises germanophones et anglophones connaissent rapidement une version qui s’impose à tous, les Églises francophones voient de nombreuses traductions se succéder. D’autre part, la place et l’importance de l’Écriture et, partant, de la traduction, ne sont pas exactement les mêmes dans toutes les branches de la Réforme.

I - Traductions allemandes de la Bible

Des traductions ont paru avant la Réforme initiée par Martin Luther. Mais elles sont dans l’ensemble de mauvaise qualité, ne serait-ce que parce qu’elles s’appuient non sur les textes originaux, mais sur la Vulgate. Une première traduction, anonyme, paraît en 1466, et connaît 14 rééditions jusqu’en 1518, preuve de son succès.

Luther avait suivi de solides études à Erfurt et Wittenberg, qui lui permettent d’acquérir une connaissance intime de la Vulgate. Il apprit lui-même le grec et l’hébreu. En 1522, Martin Luther publie la traduction du Nouveau Testament (Das Newe Testament Deutsch), élaborée en onze semaines seulement. Elle est la conséquence logique des écrits de 1520, notamment de l’appel À la noblesse de la nation allemande, qui établit l’intelligibilité de la Bible par la seule foi, et l’accès aux Écritures offerts à tous.

Sa traduction du Nouveau Testament est précédée d’une préface qui reflète certaines opinions de Luther et fait scandale. En particulier, l’évangile de Jean, les épîtres aux Romains et aux Galates sont mis en valeur, alors que l’Apocalypse et l’épître de saint Jacques se voient attribuer une importance moindre : “Car en fait l’Évangile de Jean et les épîtres de saint Paul, particulièrement celle aux Romains, et la Première épître de saint Pierre sont le véritable noyau et la moelle de tous les autres livres ... l’Épître de saint Jacques ... est une vraie épître de paille, car elle n’a aucun caractère évangélique en elle”. La traduction est assortie d’une véritable réflexion sur le contenu même des textes, qui peut passer pour provocante. Elle est donc pour Luther l’occasion de relire l’ensemble des Écritures à la lueur de l’illumination produite par la lecture de saint Paul : elle ne vise pas uniquement, comme plus tard dans les traductions réformées, à une respectueuse restitution, mais se veut un guide et, d’une certaine façon, un juge même de la valeur respective des textes qui constituent le canon.

Des problèmes de santé, ainsi qu’une situation politique incertaine et instable, retardent la parution de l’Ancien Testament, qui intervient finalement en 1534. Au total, on ne compte pas moins de 410 réimpressions de la traduction de Luther entre 1522 et 1546.

Luther a laissé certains textes où sont présentés les principes qui l’ont guidé : son Épître sur l’art de traduire (1530) et ses Résumés des Psaumes et fondements de la traduction (1531-1533). Le souci de clarté et de lisibilité par le lecteur allemand y est mis en avant, quitte à ne pas rendre toutes les nuances du texte. Ainsi, les personnages sont souvent “assis” à table, au lieu d’être “couchés” comme dans les textes originaux. Il revendique donc l’usage de “la langue de tout le monde”. Son Épître sur l’art de traduire, outre des attaques violentes contre les « papistes » [1], comporte en outre une réflexion développée sur la position de Luther envers la justification par la foi. Le principe sola fide est ainsi souligné par sa traduction, et lui-même s’en explique, balayant les réticences des catholiques défendant les œuvres : signe que sont féconds les problèmes auxquels le traducteur doit se confronter dans son corps-à-corps avec le texte.

La traduction de Luther eut une importance fondamentale, non seulement dans l’histoire de la Réforme, mais aussi pour la nation allemande.

Importance pour la Réforme d’abord, car la traduction de Luther est elle-même traduite en Europe du Nord, et s’impose peu à peu comme référence commune aux Églises protestantes du Nord et de l’Est de l’Europe.

Importance pour la nation allemande ensuite, car c’est autour de cette traduction que s’unifie la langue allemande. Les Allemands, pratiquant chaque jour la langue de Luther à travers cette traduction, en viennent à s’exprimer d’après les mots de Luther.

Elle eut très tôt des adversaires : un polémiste catholique comme J. Cochlaeus accuse ainsi Luther d’avoir fait de sa traduction un nouveau veau d’or dans l’Empire, d’avoir produit “une peste mortelle pour les vertus, feu de révolte, lait d’orgueil, aliment de mépris, mort de la paix...”. On voit que le danger est moral autant que social.

II - Traductions anglaises de la Bible

De la même façon que la Bible de Luther en vient peu à peu à devenir la version officielle des églises luthériennes, l’Église anglicane adopte au XVIIème siècle la Bible du Roi Jacques (King James Bible).

La Grande-Bretagne avait connu des traductions très précoces de la Bible, dès 1382, mais toutes furent interdites, et les traducteurs parfois mis à mort, comme Tyndale, exécuté sur ordre d’Henry VIII. Plus tard, celui-ci encouragea des traductions. Parmi elles, on peut retenir la Bible de Coverdale, inspirée de Luther, et la Matthew Bible.

Mais c’est bien la Bible du Roi Jacques qui présente la tentative la plus remarquable. Tout d’abord, elle est remarquable par son ampleur : à l’instar de Ptolémée pour la Septante [2], Jacques Ier fait appel aux plus illustres savants du royaume pour réaliser cette traduction. Ensuite, elle est remarquable par sa rigueur : quinze règles sont établies pour garantir une translation cohérente et élégante. Par exemple, on gardera pour les noms propres la traduction la plus commune, au lieu de la simple restitution phonétique adoptée par d’autres traductions. Employant une langue de cour, elle se distingue enfin par son élégance.

Malheureusement, ce beau travail est gâché par de nombreuses coquilles et fautes d’impression qui déparent les premières éditions. Malgré ces problèmes, la Bible du Roi Jacques s’est largement imposée et demeure aujourd’hui encore la version la plus usitée, au Royaume-Uni comme aux États-Unis, en dépit d’une langue qui a, nécessairement, vieilli.

III - Traductions françaises de la Bible

La première Bible traduite en français d’après les textes originaux ne l’est pas par un protestant. Si l’on met de côté une version abrégée publiée en 1473-1474, il s’agit de la traduction de l’humaniste Lefèvre d’Étaples (1523). Mais ce dernier est en butte à l’hostilité de la Faculté de Théologie de Paris ; en France, le Parlement interdit de « translation » la Bible en français en 1525, alors même que l’Église voyait d’un œil indifférent les traductions en langue vernaculaire qui avaient précédé la Réforme. Par la suite, les positions catholiques varient selon les pays, allant de la stricte interdiction, comme en Espagne, à une relative permissivité. En tout cas, les controverses perdureront au sein même de l’Église catholique.

Les Bibles protestantes d’Olivétan (1535) et de Calvin (1560) accompagnent l’expansion de la Réforme dans les pays francophones. La grande majorité des Bibles traduites en français au XVIème siècle le sont par des Protestants. C’est dire l’importance que revêt la traduction de la Bible dans la tradition réformée, dès son origine. C’est sans doute chez Calvin d’ailleurs que le principe sola scriptura est le plus essentiel. Le quatrième livre de l’Institution chrétienne en fait le fondement de la conduite du chrétien, mais aussi ce qui établit réellement la légitimité d’une Réforme [3], qui ne bénéficie pas, comme la Réforme luthérienne, de la protection d’une Église. Ce principe interdit tout à fait à Calvin de remettre en question, comme Luther, tel passage des Écritures : la Bible, livre entièrement inspiré, doit être considéré avec une dévotion totale. C’est elle qui est le socle de la Réforme calviniste.

C’est à ce moment également que fleurissent les attaques contre l’Église romaine fondées sur le problème de la traduction. Sola scriptura, juge de l’Église [4], est dès lors ce qui légitime la Réforme, et ce qui discrédite Rome [5].

Par réaction d’ailleurs, certains polémistes catholiques font grief aux Réformés de ce principe de sola scriptura  : en plus d’être un facteur d’instabilité sociale, qui peut conduire chacun à n’agir qu’au gré d’une interprétation personnelle, il établirait une inégalité de facto entre les lettrés et les autres, discrimination incompatible avec l’idée de la dignité égale entre tous les hommes (les premiers apôtres n’étaient-ils pas de simples pêcheurs ?).


1) Les traductions du XVIème siècle

A - La Bible d’Olivétan

La Bible d’Olivétan paraît en 1535 à Neuchâtel. Olivétan est un instituteur (il a décliné une charge de pasteur) fin connaisseur des langues grecque et latine, mais aussi de l’hébreu. Ce cousin de Calvin possédait une très riche bibliothèque, bien fournie en manuscrits grecs et hébreux, en commentaires juifs ou chrétiens, en traductions de la Bible allemandes, françaises, italiennes...

Dans cette Bible, Calvin a inséré un pseudo privilège (en latin !) défendant la diffusion de la Bible pour tous les fidèles. Le traducteur donne également une « apologie » touchante de modestie.

Il y expose les difficultés de l’entreprise : la langue française n’est guère digne d’accueillir les textes sacrés : « il est aussi difficile de faire parler à l’éloquence hébraïque et grecque la langue française que d’apprendre au doux rossignol à chanter le chant du corbeau enroué ». Il s’est contenté de « tirer et déployer ce trésor hors des armoires et coffres hébraïques et grecs ».

Le faux privilège écrit en latin en exergue de cette traduction par Calvin est bien plus polémique. Il défend d’abord l’exigence de la traduction, et s’en prend aux opposants à cette traduction : « Mais les voix impies de certains se font entendre : ils braillent qu’il est inconvenant de divulguer ces mystères auprès d’une humble et simple foule » [6]. Calvin s’appuie pour cela sur l’autorité des Écritures, mais aussi sur des pères de l’Église catholique comme saint Jérôme. Calvin compare les réticences des catholiques aux superstitions des pontifes romains, qui refusaient de communiquer au peuple le calendrier. Car, au-delà du principe même de la traduction, c’est à sa diffusion que Calvin s’attache : destinée au peuple, elle doit être comprise par lui, et donc être faite avec des mots simples.

Malheureusement, l’œuvre d’Olivétan demeure confidentielle. Un siècle ne suffira pas à épuiser la première édition.

La traduction avait pourtant bien des qualités, particulièrement en ce qui concerne l’Ancien Testament, bien que le Nouveau Testament s’inspire aussi bien du texte grec original que de la traduction de Lefèvre d’Étaples. L’humaniste n’est pourtant cité ni par Calvin ni par Olivétan.

Au demeurant, c’est bien cette traduction, au travers de ses avatars successifs, qui nourrira la Réforme francophone pendant près de trois siècles [7]. Mais sa diffusion trop tardive lui interdit d’avoir le même rôle unificateur que ses homologues allemande et anglaise. Au reste, les Protestants demeurent minoritaires dans l’espace francophone, et les autorités françaises font tout pour ralentir l’expansion de cette translation.


B - De 1536 à 1588 : les premières révisions

La Préface de la Bible de 1535 montrait qu’Olivétan lui-même était conscient des faiblesses de son ouvrage. Le faux privilège de Calvin signale également que le travail d’Olivétan ne peut être tenu pour irréprochable [8].

De 1536 à 1588, les nouvelles éditions contiennent donc de nombreuses révisions et corrections, établies dans une certaine urgence, par Calvin notamment, avec l’aide de Théodore de Bèze et d’autres savants de son temps. Ces révisions ont un caractère assez anarchique, et ne portent pas sur l’ensemble des livres. Les dernières éditions de cette période, celles de R. Estienne notamment, développent considérablement les notes et les sommaires.

L’adresse « à tous les fidèles chrétiens », par les Ministres de la parole de Dieu en l’Église de Genève, en date du 10 décembre 1559, précise l’importance de la traduction : « Il n’y a rien de plus requis pour avoir une droite et ferme connaissance de la doctrine de salut, avec sûr moyen de résister à toute hérésie et fausseté, que d’avoir le texte de l’Écriture sainte fidèlement traduite ». Encore faut-il que la traduction soit bonne ; car Satan, après avoir interdit que parussent des versions vernaculaires, multiplie les traductions erronées :

Satan, notre ancien adversaire, voyant qu’il ne peut plus empêcher le cours de la parole de Dieu, comme il a fait pour un temps, nous assaut par un autre moyen plus dangereux. Car au lieu qu’un temps a été, il n’y avait point de translation française de l’Écriture, au moins qui méritait ce nom, maintenant Satan a trouvé autant de translateurs qu’il y a d’esprits légers ... qui manient les Écritures, et trouvera encore plus, si Dieu n’y pourvoit par sa grâce.

Ces propos sont dirigés contre Sébastien Châtelet, qui fréquenta le cercle réformé de Genève.

Les convictions ardentes de la Réforme se retrouvent aussi dans la traduction. On ne saurait accuser de mauvaise foi des hommes qui cherchèrent avec tant de passion la vérité des textes. Mais les traductions choisies montrent parfois qu’émergent des préoccupations ecclésiales et théologiques, qui étaient moindres dans la première version d’Olivétan, ainsi que le montrent les exemples suivants, tirés d’une traduction du Nouveau Testament de 1562 [9].

Ainsi, on propose pour Rm 5,18 : “Par une justice nous justifiant” ; ce dernier mot ne se trouve pas dans les Écritures, et a été ajouté par les traducteurs dans un souci doctrinal. Ainsi encore, dans Jn 6, 50, « Le pain qui est descendu du ciel », au lieu de « le pain qui descend du ciel », au sujet de la Cène : le passage à un participe passé, que ne justifie pas le texte grec, est sans doute dû au rejet de la transsubstantiation catholique. Le verset suivant est d’ailleurs : « Je suis le pain vif qui suis descendu du ciel », avec une note glosant « vif » par « vivifiant » [10].

La polémique est d’ailleurs parfois soulignée par les notes mêmes qui accompagnent le texte. Dans Hb 13,4, Ti/miov o( ga/mov e)n pa=si, la traduction devrait être « Que le mariage soit honoré de tous » (trad. Segond). La traduction proposée est : « Le mariage est honorable entre tous », ce qui n’est pas tout à fait impossible grammaticalement, et on ajoute cette note : « Il ne doit donc être défendu à nul. Et puisque le saint Esprit l’appelle honorable, quel blasphème est-ce de l’appeler pollution et immondicité comme le pape en ses canons ».

De la même façon, en Hb 5,7, ei)sakousqei\v a)po\ th=v eu)labei/av (« exaucé en raison de sa piété ») est traduit par « exaucé de ce qu’il craignait », avec la note suivante : « De la perplexité où il était. À savoir des horreurs de la mort ». Pour Calvin, la piété est une attitude normale qui n’appelle pas de récompense particulière.

Dans leur ensemble, toutes les révisions de la traduction d’Olivétan se font dans une certaine effervescence, qui empêche toute révision d’ensemble. Les modifications, ponctuelles, trahissent un certain désordre. La révision de 1588 est d’une tout autre ampleur.


C - La révision de 1588

C’est une œuvre véritablement collective, animée essentiellement par Théodore de Bèze. Le travail de révision est très approfondi.

C’est ce texte qui fera autorité jusqu’au XIXème siècle. Il faut dire que la traduction présente également les psaumes versifiés de Clément Marot et Théodore de Bèze, et des textes liturgiques pour le baptême et la sainte Cène (les deux seuls sacrements reconnus par Calvin [11]), ainsi que pour le mariage.

Cette Bible est largement diffusée. L’Épître au lecteur montre qu’il est insoutenable de s’opposer à une traduction de la Bible. Les arguments sont de trois ordres :

1° L’Écriture elle-même nous l’enseigne : « Car quant à l’Écriture, le Seigneur ordonnant que Moïse mît par écrit la doctrine et les histoires nécessaires pour l’instruction de son Église, qui étaient auparavant baillées de main en main et de père en fils, et se conservait aisément par la longue vie des premiers pères, et lorsque l’Église résidait comme en une seule famille d’Abraham, n’ayant encore forme de nation, ni de peuple, ne voulut qu’elle fût écrite en autre langage que du commun, afin qu’elle fût entendue de tous ». Voilà un des principes directeurs de la Réforme : restaurer la pureté originelle de l’Église, débarrassée de dogmes et d’interprétations fausses qui n’ont pour eux que l’ancienneté et l’autorité d’un homme, le pape.

2° Arguments de raison : ce serait « à l’aventure et comme par moquerie » que l’on dirait ‘amen’ à ce que l’on ne comprend pas. Sans le secours des Écritures, point de consolation, point de possibilité de discerner le bon pasteur du loup, « le fidèle docteur qu’il doit écouter, d’avec le séducteur, qu’il doit fuir ». La connaissance des Écritures fera éclater au grand jour le caractère mensonger et blasphématoire des discours et rites de la fausse Église.

3° Exemples fournis par les saints et les Pères de l’Église : saint Jean Chrysostome recommande à tous la lecture des évangiles, saint Jérôme a pris la peine de traduire la peine « au langage de ses Dalmates », Charlemagne « ordonne en son capitulaire que le service divin se fasse en langage vulgaire et entendu de tous ». Si des catholiques s’avisaient de s’opposer à la traduction des Écritures, ils contrediraient non seulement aux exemples bibliques, mais aussi aux exemples tirés de leur propre histoire.

La traduction ne saurait être parfaite : la perfection en la matière, « est plutôt à souhaiter qu’à espérer ». Au reste, la liberté prévaut : « Nous nous sommes servis d’une sainte liberté, selon qu’il a plu à Dieu de nous donner de son esprit de discernement ». Des principes généraux sont adoptés, comme « traduire toujours d’une façon un même mot hébreu ou grec ».

Comme dans la version précédente, les soucis de doctrine gauchissent parfois un peu le texte : dans Galates 2,16, « Sachant que l’homme n’est point justifié par les œuvres de la Loi, mais seulement par la foi de Jésus Christ », l’adverbe ‘seulement’ ne se trouve pas dans le texte grec, ni dans la traduction d’Olivétan, ni dans l’édition de 1562. Il souligne le principe de la justification par la foi, central dans la Réforme. On a vu d’ailleurs que Luther avait dû se défendre d’attaques catholiques qui portaient aussi sur sa traduction des passages relatifs à la justification par la foi, lui reprochant de trahir la lettre du texte.

On voit donc bien ici que la question de la traduction de la Bible devient un enjeu central de la lutte entre la Réforme et Rome, ce qu’elle n’était pas ou alors, à un degré moindre, avec Luther.


2) Les traductions du XVIIème siècle

Jean Diodati, à qui l’on devait déjà une traduction italienne de la Bible, fait paraître en 1644 une traduction française. Le souci principal de Diodati est de présenter une traduction dans une langue plus moderne.

Mais ce relatif manque d’audace, comme, peut-être, la force de l’habitude, expliquent la faible audience de cette traduction.

Le XVIIème siècle ne présente donc guère de bouleversements majeurs dans l’usage des traductions protestantes de la Bible.

L’on pourra cependant signaler l’intéressante tentative, malheureusement sans lendemain, d’une traduction interconfessionnelle, sous l’égide de deux pasteurs, Jean Claude et Pierre Allix, et d’un catholique, Richard Simon.


3) Les traductions du XVIIIème siècle

La révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV a interdit la publication de traductions protestantes en France. Les mauvaises conditions rendent alors plus difficiles des traductions correctes, et Voltaire critique alors ce qu’il appelle le « style réfugié » [12].

• C’est pourquoi la traduction du Nouveau Testament de Jean Leclerc paraît aux Provinces-Unies (actuels Pays-Bas) en 1703. les annotations s’éloignent de la stricte influence de Calvin, et montrent que l’auteur connaît les travaux de Spinoza, de confession juive.

Cette traduction ne connut cependant pas de succès.

• C’est également aux Provinces-Unies que David Martin publie sa Traduction de la Bible en 1707. Il se contente d’améliorer la Bible de 1588.

• Plus original est le Nouveau Testament de Beaussobre et Lenfant (1718), qui refusent de se borner à réviser la Bible de 1588. Une bonne traduction du grec explique peut-être le succès de cette traduction, dont témoignent plusieurs réimpressions et rééditions. Malheureusement, en raison de la situation politique en France, cette réussite s’arrêta aux portes de notre pays. En revanche, le texte fut largement diffusé en Suisse et en Allemagne (on y avait adjoint une traduction allemande en regard).

• La Bible de Le Cène, qui ne paraît qu’en 1741 à Amsterdam, est le fruit d’une réflexion plus ancienne du pasteur Charles Le Cène. Ce dernier entend rendre au textes saints toutes leurs nuances. Le Cène refuse les traductions littérales, et préfère souvent rendre le texte original par une paraphrase en français.

Il illustre le risque de l’irruption de considérations théologiques dans la philologie, qui ne devrait pas être ancilla theologiae.

Dès lors, les résultats sont souvent décevants. Passons sur la traduction de l’invitation, « ceci représente mon corps », qui interprète bien plus qu’il ne traduit le texte. Le texte grec est pourtant on ne peut plus clair : tou=to/ e)sti to\ sw=ma/ mou ne saurait se traduire autrement que par « ceci est mon corps » [13].

D’autres traductions sont franchement étranges : au lieu de “La Parole a été faite chair”, “cet oracle était un corps humain”. Là encore, le traducteur ajoute des difficultés à un texte qui n’en comporte aucune, la phrase se résumant à un sujet, un verbe et un attribut : Kai\ o( lo/gov sa\rc e)ge/neto [14].

Dans ces conditions, la traduction de Le Cène ne pouvait avoir qu’un succès très médiocre.

• C’est la Bible d’Ostervald (1744) qui a la plus grande importance dans l’histoire des traductions protestantes de la Bible au XVIIIème siècle. Elle connaît un immense succès.

La traduction, qui n’est qu’une nouvelle révision de la traduction de Martin, laquelle était déjà tributaire d’Olivétan, souffre d’une certaine précipitation : certaines phrases sont difficilement compréhensibles, comme celle-ci : « Ta vie sera pendante devant toi » [15]. Comme Le Cène, Ostervald infléchit parfois la traduction pour des raisons de doctrine.

Par ailleurs, elle ne présente guère d’attrait littéraire : la réussite de cette révision tient pour beaucoup aux difficultés multiples qui entravent les efforts de traductions protestantes de la Bible.


4) Les traductions du XIXème siècle

La Révolution française avait rétabli la liberté de culte : il s’ensuivit une soif formidable de Bibles protestantes françaises, qui explique la floraison de traductions à la fin du XVIIIème siècle et au cours du XIXème.

Sous l’impulsion de la Société Biblique Britannique, les traductions françaises en viennent peu à peu à ne plus intégrer les livres deutérocanoniques. Voilà qui se situe finalement dans la logique protestante du respect de l’Église originelle.

• En 1872, Hugues Oltramare fournit une bonne traduction du Nouveau Testament.

• La traduction de Louis Segond, faite à la demande de la Compagnie des pasteurs de Genève à la fin du XIXème siècle, devait marquer une nouvelle étape capitale dans l’histoire des traductions protestantes de la Bible. Dans un premier temps, sa traduction de l’Ancien Testament est associée à celle d’Oltramare, portant sur le Nouveau Testament. Cette traduction est remarquable par sa fidélité aux Écritures en même temps que par son élégance. À l’inverse de tous les travaux qui la précédaient, elle se fonde uniquement sur les textes originaux : Olivétan et, partant, toutes les traductions qui en découlèrent, étaient inspirées, à des degrés divers, de la Vulgate, et de la traduction de Lefèvre d’Étaples. La traduction de Segond fut donc un événement ; il s’en vendit 500 000 entre 1880 et 1910, grâce aussi au soutien de la Société biblique française.

Segond manifesta aussi son refus de faire de la traduction un instrument de controverse, ainsi qu’il s’en explique dans son avant-propos de 1873, en parlant des devoirs du traducteur : « Qu’il se dégage des préoccupations dogmatiques, sans avoir souci de ce qui peut plaire ou déplaire aux partis théologiques qui divisent les chrétiens ».


5) Les Bibles protestantes aujourd’hui

Il n’existe pas de Bible de référence qui s’impose à toutes les Églises réformées francophones. Chaque paroisse est libre de choisir la traduction qui lui agrée pour les lectures liturgiques, même si bien sûr, on préférera pour ces dernières un français courant. La Bible en français courant (1982) est ainsi largement utilisée pour les lectures.

La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) est également très employée. Elle résulte de la collaboration de protestants et de catholiques, ce qui lui a valu un rejet de la part d’une frange de l’Église catholique [16]. Symétriquement d’ailleurs, des groupes protestants minoritaires refusent toutes les traductions faites après celles de David Martin ou d’Ostervald comme contraires à la tradition protestante reçue depuis Olivétan et Calvin.

La Bible Segond est également largement utilisée. Preuve de sa vitalité, cette Bible a connu des révisions en 1910, 1975 (la Bible dite « à la colombe ») et, récemment est parue la Nouvelle Bible Segond, riche de nombreux instruments de travail. Le texte a connu encore quelques modifications, pour revenir toujours au plus près du texte original : « l’Éternel » est devenu « Le Seigneur » ; la « repentance » a été remplacée par le « changement radical ». En outre, cette révision a permis à l’équipe qui en fut chargée de travailler sur des manuscrits qu’ignorait Segond, et qui permettent d’approcher au plus près les textes originaux.


L’histoire des traductions protestantes de la Bible est donc grandement tributaire du cadre politique : si l’Allemagne et l’Angleterre en arrivent rapidement à se doter d’une traduction à peu près définitive, l’espace francophone, en proie à des obstacles politiques, peine à trouver une translation qui s’impose. La traduction d’Olivétan connaît trop de difficultés initiales, et trop de remaniements et révisions, pour remplir ce rôle. Mais les tentatives de s’en écarter, comme celle de Le Cène au XVIIIème siècle, furent finalement des échecs, en substituant à un honnête travail philologique une part d’interprétation excessive.

La Bible Segond marque donc la seconde étape importante, et est aujourd’hui la Bible de référence pour bien des Églises Réformées.

L’on peut dégager en tout cas des constantes dans toutes ces tentatives : le souci de traduire les textes grecs et hébreux, et surtout, l’attention portée au public : ces traductions ont toutes l’ambition de s’adresser au plus grand nombre, et l’on ne trouvera pas de volonté de réserver ces traductions à un public lettré.

On décèle cependant des variations aussi dans les origines des projets de Luther et de Calvin. Si le premier accompagne la traduction d’une relecture personnelle de la valeur comparée de différents textes des saintes Écritures, Calvin les entoure d’une dévotion extrême, et fait du Livre même le fondement de son Église. L’attitude réservée de l’Église romaine face à la traduction lui fournit des armes pour dénoncer une position scandaleuse et impie : après avoir opposé humanistes et Universités, la traduction devient progressivement un enjeu dans la querelle entre les protestants et les catholiques.



Nous sommes très redevable aux travaux suivants :

  • D. Lortsch, Histoire de la Bible en France, Paris (Agence de la Société Biblique Britannique et Étrangère), 1910.
  • P. Chaunu, Le Temps des Réformes, Paris (Fayard), 1975.
  • Collectif, La Bible de tous les temps, Paris (Beauchesne), 8 vol., 1984-1989.
  • B. Roussel, “Un privilège pour la Bible d’Olivétan (1535) ? Jean Calvin et la polémique entre Alexander Alesius et Johannes Cochlaeus”, Revue française d’histoire du livre, XVI(50), p. 233-260.
  • B. Roussel & G. Qualis (edd.), Olivétan, traducteur de la Bible, actes du colloque de Noyon, mai 1985, Paris (Cerf), 1987.
  • F. Delforge, La Bible en France et dans la francophonie, Paris (Publisud/Société biblique française), 1991.
  • M. Engamarre, “Cinquante ans de révision de la traduction biblique d’Olivétan : les Bibles réformées genevoises en français au XVIème siècle”, dans Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, LIII(2), 1991, p. 347-377.
  • M. Lienhard, Martin Luther, la passion de Dieu, Paris (Bayard), 1999.

Quant aux écrits de Luther et de Calvin, nous nous référons aux éditions complètes de Labor et Fides.

Guillaume Flamerie de Lachapelle, agrégé de Lettres classiques, moniteur de latin à l’université de Bordeaux. Thèse en cours sur la notion de clémence à Rome.

[1] Au début de son Épître sur l’art de traduire, il écrit ainsi : « Si j’y ai fait quelques fautes … je ne souffre pas que les papistes en soient juges, car ils ont encore maintenant de trop longues oreilles pour cela, et leur hi-han est trop faible pour juger de mon art de traduire ».

[2] Voir l’article de G. Bady, « Et Dieu parla grec : la Bible des Septante », dans le numéro 99-100 de Résurrection, La traduction de la Bible, p.39-47.

[3] Voyez en particulier le chapitre X ; le paragraphe 10 reproche à l’Eglise romaine de mépriser les commandements divins transmis par les écritures, et de leur préférer la tradition. Selon Calvin, cette attitude conduit à n’avoir une dévotion qu’extérieure et hypocrite (célibat des prêtres, pèlerinages…), alors que les véritables péchés sont tolérés. Les paragraphes 12 et 14 considèrent que ce mépris de l’Écriture elle-même ne peut qu’éloigner les fidèles du Christ, et les conduire au judaïsme ou au paganisme.

[4] L’article 4 de la confession de foi de La Rochelle (1571), indique clairement la prépondérance de l’Écriture sur l’institution : l’Écriture est « règle très certaine de notre foi, non pas tant par le commun accord et le consentement de l’Église que par le témoignage et la persuasion intérieure du Saint-Esprit ».

[5] Sur les différences de conception entre Luther et Calvin, on consultera P. Chaunu, op. cit., p. 408-412.

[6] Sed impiae quorundam uoces audiuntur, clamitantium rem esse indignam, uulgari haec simplici plebecuale mysteria.

[7] Elle inspira d’ailleurs, à des degrés divers, la plus grande partie des Traductions catholiques du XVIème siècle.

[8] Neque tamen quaedam esse dubito, quae, uel pro iudiciorum uariÉtate uel quia opere in longo interdum somnus irrepsit, non omnibus placitura sint (« Et je ne doute pas que certains passages, soit à cause de la diversité des interprétations possibles, soit parce que la fatigue a pu s’immiscer au cours de ce long labeur, ne conviendront pas à tout le monde »).

[9] Le Nouveau Testament, c’est-à-dire La nouvelle alliance de notre Seigneur Jésus-Christ, revu de nouveau et corrigé sur le grec par l’avis des ministres de Genève, imprimé par Jean Bonnefoy, Genève, 1562. La préface stipule que Calvin et Théodore de Bèze participèrent à cette révision.

[10] L’édition de 1588 laissera le choix entre les deux traductions : « Je suis le pain vivifiant », mais la note est cette fois-ci : « ou ‘vivant’ ». Dans la traduction Segond, on trouve : « Je suis le pain vivant ».

[11] C’était déjà le cas de Luther, dans De Captiuitate Babylonica Ecclesiae (1520).

[12] Voltaire, Le Siècle de Louis XIV.

[13] Mt 26,26 ; Mc 14,22 ; Lc 22,19 ajoute « donné pour vous » (to\ u(pe\r u(mw=n dido/menon).

[14] Jn 1,14.

[15] Dt 28, 66.

[16] Par exemple D. Raffard de Brienne, La Bible trahie ?, Paris, Rémi Perrin, 2000, p. 43 et suivantes.

Réalisation : spyrit.net