Rechercher

Lettre sur la charité

Maxime le Confesseur

Maxime le Confesseur (580-662), en pleine possession de sa pensée, notamment en matière christologique, aborde en profondeur le thème de la déification par la charité dans une lettre à Jean « le cubiculaire » [1]. Il définit la charité comme une « disposition intérieure (exis endiathétos) à l’égard du Bien premier, avec le souci de toute la race humaine dans toute l’extension de sa nature ». Ce qui domine dans son analyse, c’est l’unité qu’implique la charité entre l’homme et Dieu et les hommes entre eux. L’humanité avait été créée dans l’unité d’un seul homme, Adam, le péché l’a morcelée et l’a entraînée à des oppositions qui la défigurent. Pour retrouver cette unité, il faut d’abord que l’homme surmonte l’opposition qui règne désormais entre sa volonté propre (gnomè), guide incertain et volage, et la loi de nature qui l’oriente vers Dieu et le porte à imiter Dieu. La scène de Mambré, où Abraham accueille magnifiquement un hôte anonyme, qui est en réalité Dieu lui-même, sert à Maxime pour illustrer le thème de cet accueil universel qui prépare l’homme à la rencontre de Dieu.

Maxime ébauche un thème sur lequel il est souvent revenu : dans la charité Dieu et l’homme échangent en quelque sorte leurs rôles : Dieu se fait homme pour nous partager le secret de la vie divine et l’homme est déifié par la ressemblance avec sa « philanthropie ». Un passage célèbre des Ambigua déclare : « On dit que Dieu et l’homme sont entre eux comme des modèles l’un de l’autre : autant Dieu s’humanise pour l’homme, par amour de lui, autant l’homme s’est divinisé pour Dieu, par la charité, une fois qu’il en a été rendu capable, autant l’homme est ravi en esprit par Dieu dans l’inconnaissable, autant l’homme, par ses vertus, a rendu manifeste Dieu qui est essentiellement invisible. » [2]

À notre connaissance, la lettre 2 de saint Maxime le Confesseur a fait l’objet d’une unique traduction française, aujourd’hui peu accessible, due au P. Dalmais [3]. C’est cette traduction que nous publions en la remaniant légèrement pour rendre plus intelligibles certains passages difficiles. Les sous-titres sont de la rédaction de Résurrection.

1. Adresse

Quand j’apprends votre attachement, frères gardés de Dieu, pour la sainte charité, ce don de la grâce, et votre sollicitude à vous conduire comme il convient, [quand je vois] que, déjà lorsque j’étais présent, et non moins en mon absence, si ce n’est davantage qu’en ma présence, vous éprouvez ce qu’on dit être et ce qu’est en propre la divine charité, au point d’avoir ce don divin d’une vertu infinie et sans limite, qui non seulement fait du bien à ceux qui sont présents, mais qui se tend avec ardeur vers ceux qui sont absents et que la distance des lieux tient bien éloignés ; quand je suis informé aussi chaque jour par ceux qui viennent ici de son accroissement, et que vos précieuses lettres me le confirment comme un miroir qui reflète l’harmonieuse forme en vous de la grâce divine, j’ai bien raison d’être rempli de joie et de plaisir. Aussi je rends pour vous grâces à Dieu source de tout bien, et, avec le saint Apôtre [4], je crie sans cesse : « Béni soit Dieu le Père de Notre Seigneur Jésus Christ, qui vous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux. » Bien assuré et sachant que, par la charité, votre sainte âme est attachée indissolublement en esprit à la mienne misérable, avec pour lien d’amitié la loi de grâce qui m’unit indivisiblement à vous, je m’associe à votre éclat joyeux et, par la communication de vos propres biens, ôte la honte de mon péché. Car il n’y a en vérité rien de plus déiforme que la divine charité, rien de plus mystérieux, rien qui élève davantage les hommes à la déification ; elle porte, rassemblés en elle, tous les biens que la parole de vérité met au nombre des vertus, et elle est absolument éloignée de tout ce qui a apparence de mal, car elle est plénitude de la Loi et des Prophètes [5]. Après ceux-ci vient le mystère de la charité qui d’hommes nous fait dieux, qui résume en une idée universelle ce qu’ont de partiel les commandements que le bon plaisir de Dieu rassemble en elle selon un type unique et que sa Providence distribue à partir d’elle de multiples manières.

2. La charité, reine et résumé de toutes les vertus

Quelle espèce de bien existe-t-il, en effet, que ne possède la charité ? Sera-ce la foi, fondement premier de ce qui a rapport à la piété, qui donne à celui qui la possède la certitude joyeuse de l’existence de Dieu et des réalités divines, autant et plus que l’œil fixé sur les manifestations sensibles permet à ceux qui les regardent de s’en faire une opinion ? Sera-ce l’espérance, qui fait subsister en elle le bien vraiment subsistant, et qui l’enserre mieux qu’une main ne fait pour la matière la plus dense qui tombe sous le toucher ? Ne donne-t-elle pas la jouissance de ce qui est cru et espéré, elle qui de par sa constitution tient comme présentes les réalités à venir ? Sera-ce l’humilité, fondement premier des vertus, par laquelle nous pouvons nous connaître nous-mêmes et chasser la vaine enflure de l’orgueil ? Sera-ce la douceur, par laquelle nous souffletons les blâmes et les louanges et rejetons les importunités des maux diamétralement opposés, j’entends de la gloire et du mépris ? Sera-ce la mansuétude, qui, même lorsque nous sommes en butte aux coups, fait que nous ne changeons rien à notre attitude envers ceux qui nous les portent et ne concevons pour eux aucune malveillance ? Sera-ce la pitié, par laquelle nous faisons nôtre par la volonté ce qui atteint autrui et qui ne nous permet pas d’ignorer celui qui est de notre parenté et de notre race ? Sera-ce la tempérance, la patience, la longanimité, la bonté, la paix, la joie, qui apaisent doucement l’irascible et le concupiscible, leur bouillonnement brûlant et leur inflammation ? Et simplement, pour dire bref, la charité est le terme de tous les biens, elle qui conduit et mène à Dieu, bien suprême et source de tout bien, ceux qui marchent en elle, elle qui est fidèle, qui ne défaille pas et qui demeure.

La foi en effet, qui établit fermement la vérité, est le fondement de ce qui vient après elle, je veux dire de l’espérance et de la charité. L’espérance donne force aux extrêmes, je veux dire à la charité et à la foi, laissant entrevoir en elle ce que l’une et l’autre doivent croire et aimer, et enseignant à y courir par elle. Quant à la charité, elle est leur achèvement, elle embrasse tout entière le suprême désirable tout entier, elle donne son terme à leur mouvement vers lui ; à la foi en son existence et à l’espoir de sa présence, elle substitue la jouissance de sa présence. Elle seule, pour dire vrai, fait voir que l’homme est à l’image [6] du Créateur, en soumettant sagement à la raison ce qui dépend de nous [7], sans incliner dans le sens de notre choix la raison elle-même ; persuadant à la volonté propre [8] de marcher conformément à la nature [9], sans se mettre jamais en rébellion contre la raison de la nature, raison par laquelle, de même que nous n’avons tous qu’une seule nature, nous pouvons aussi n’avoir qu’un seul sentiment et une seule volonté à l’égard de Dieu et les uns pour les autres, sans que rien ne vienne nous éloigner de Dieu ou les uns des autres, si nous choisissons pour règle la loi de grâce par laquelle nous rendons volontairement sa nouveauté à la loi de nature. Il est en effet impossible d’accorder nos sentiments les uns avec les autres si nous ne sommes d’abord unis à Dieu par un accord profond de volonté.

3. Genèse du péché, antithèse de la charité

Quand, au commencement, le diable séducteur, par une ruse que lui inspirait méchamment son amour de soi, trompa l’homme par la séduction du plaisir, il sépara notre volonté de Dieu et [la sépara] des autres hommes. En détruisant la rectitude de notre volonté, il a, de cette manière, divisé la nature et l’a déchirée en une multitude d’opinions et d’imaginations ; il a, au cours du temps, constitué en loi la recherche et la découverte de toute sorte de mal, assisté pour cela de nos puissances ; et, pour que le mal demeure en tous les hommes, il l’appuie en eux sur cette opposition irréconciliable de la volonté propre qui lui avait permis de persuader insidieusement l’homme de se détourner une fois du mouvement de sa nature, de dévier son désir de ce qui lui était permis pour le porter vers ce qui lui était défendu, et d’établir en lui les trois maux les plus grands et les plus fondamentaux, et, pour dire bref, auteurs du vice, je veux dire l’ignorance, l’amour égoïste de soi, et la tyrannie à l’égard des autres, qui dépendent l’un de l’autre et se fortifient l’un l’autre. Car de l’ignorance de Dieu naît l’amour égoïste de soi, et de celui-ci la tyrannie sur le prochain, la chose est indubitable ; et ils se fortifient par l’usage désordonné de nos propres puissances : raison, irascible, concupiscible. Il fallait que la raison, au lieu de l’ignorer, portât son mouvement vers Dieu par la recherche exclusive de la connaissance de celui-ci, que le concupiscible, pur de l’affection d’amour égoïste, dirigeât son désir vers Dieu seul, que l’irascible, vide de tyrannie, entreprît de combattre pour Dieu seul, et que fût créée la divine et bienheureuse charité qui se forme d’eux et par qui ils sont, elle qui unit à Dieu et fait apparaître dieu celui qui aime Dieu.

4. La Rédemption, remède de la charité divine

Mais, puisque cela a tourné à mal par la volonté propre de l’homme et la tromperie du diable à son égard, Dieu, qui est l’auteur de la nature et qui la guérit avec sagesse quand elle est affaiblie par le mal, par charité envers nous, s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’esclave [10], forme qu’il s’est unie à lui-même sans changement et selon l’hypostase [11], se faisant pour nous, de nous et par nous, intégralement homme, au point qu’il parut aux incrédules ne pas être Dieu (et cependant, comme l’atteste aux croyants l’ineffable et véridique parole de foi, il était Dieu), afin de détruire les œuvres du diable et, en restituant aux forces de la nature leur pureté, de rénover, pour nous unir à Dieu et aux hommes, la puissance de la charité, adversaire de l’amour égoïste de soi dont on sait qu’il est à l’origine du premier péché, du premier rejeton du diable et des passions qui s’ensuivent. En faisant disparaître ce dernier par la charité, celui qui se montre digne de Dieu fait disparaître en même temps la foule des vices, qui n’a pas après lui d’autre fondement ni d’autre cause pour subsister. Car un tel homme ne connaît plus l’orgueil, signe caractéristique de l’arrogance impie, vice complexe et étrange ; il ignore la fragile gloriole qui fait tomber avec elle ceux qu’elle enfle ; il laisse se flétrir l’envie qui flétrit la première, à juste titre, ceux qu’elle étreint, en se rapprochant par une bienveillance volontaire de ceux dont il partage le sang ; il supprime jusqu’à la racine le bouillonnement, l’esprit de meurtre, la colère, la ruse, l’hypocrisie, la moquerie, le ressentiment, l’avarice et tout ce qui divise l’homme. Car lorsque l’amour de soi, principe et source de tous les maux, comme je l’ai dit, est arraché, tout ce qui vient après lui et de lui se trouve du même coup arraché, puisque, là où il n’est plus, aucune forme ou trace de mal ne peut plus du tout subsister. Par contre se trouvent introduites [dans l’âme] toutes les formes de vertu que renferme la puissance de la charité, qui rassemble ce qui était divisé, qui crée à nouveau l’homme en l’unité de la pensée et de l’action, égalise et aplanit toute inégalité et différence de sentiment. D’un autre côté, c’est elle qui mène harmonieusement à une inégalité, louable celle-là, par laquelle chacun attire à lui délibérément le prochain et le préfère à soi-même, autant qu’il était auparavant empressé à l’éloigner et à se placer en avant. Par elle, chacun se défait délibérément de soi-même, en se débarrassant des notions et des particularités que chacun concevait à part en son vouloir propre, et va se rassembler en une seule simplicité et identité, par laquelle personne ne possède plus rien qui le distingue de ce qui est commun, mais où chacun est un pour chacun, tous pour tous, et pour Dieu plus que les uns pour les autres, mettant en pleine lumière la très parfaite unité du principe d’être qui les traverse, tant par nature que par volonté, et Dieu qui est saisi en ce principe. Car c’est en Dieu que doit être considéré et vers lui que doit être reporté, comme vers la cause et l’auteur, le principe d’être des créatures, qui demeure gardé en nous avec beaucoup de vigilance, pur et immaculé, purifié des passions qui se rebellent contre lui, par notre ardeur réfléchie pour les vertus et pour les labeurs qui les accompagnent.

5. L’exemple d’Abraham

C’est peut-être pour y être parvenu et pour s’être restauré selon le principe d’être de la nature, ou pour l’avoir restauré en lui, s’être ainsi livré à Dieu et avoir reçu Dieu (car on peut dire l’un et l’autre, puisque l’un et l’autre se trouvent vrais), que le grand Abraham a mérité de voir Dieu sous forme humaine [12] et de le recevoir comme son hôte et son compatriote, car, dans son amour des hommes [13], il réalisait la perfection de la nature. Il fut élevé jusqu’à lui, quittant la particularité des choses divisées et divisibles, en ne tenant plus aucun homme pour étranger à lui, mais considérant l’un comme tous et tous comme un, fixant le principe très unique, non de la volonté propre, en laquelle il y a trouble et division aussi longtemps qu’elle ne s’accorde pas avec la nature, mais celui de la nature, en laquelle se trouve la parfaite similitude (avec Dieu) ; c’est là que nous savons que Dieu se manifeste parfaitement et par là qu’il consent à se révéler comme bon, en faisant siennes ses propres créatures ; (il ne pouvait faire autrement) puisque la créature ne peut par soi connaître ce qu’est Dieu en lui-même. Il ne convenait pas en effet que fut réuni en celui qui est simple et identique ce qui n’est pas devenu identique à soi-même et simple, mais qui, par la volonté propre, est encore déchiré à l’égard de la nature en de multiples parties, si d’abord, par l’amour des hommes, il ne rapprochait la volonté de la nature et ne montrait que les deux n’ont qu’une raison unique, pacifique et sans trouble, qui ne se laisse entraîner délibérément vers absolument rien de ce qui vient après Dieu. Par elle, la nature demeure sans division ni séparation en ceux qui reçoivent ce charisme, sans être partagée par une multitude de sentiments divers. Car ceux-ci ne divisent plus la nature en celui-ci et celui-là, comme s’ils étaient étrangers face à des étrangers, mais ils demeurent les mêmes à l’égard de ceux qui sont les mêmes (qu’eux), sans regarder à ce qu’il y a de particulier en chacun, selon la volonté propre qui morcelle les choses en morceaux, mais en regardant ce qu’il y a de commun et d’indivis selon la nature qui rassemble ce qui est divisé, sans introduire en lui aucune division.

Oui, en ceux qui le possèdent, Dieu se manifeste par l’amour des hommes, prenant la forme particulière que réclame la vertu de chacun, et consent à être nommé d’après son nom. En effet, l’œuvre la plus parfaite de la charité, et le sommet de son activité, est de parvenir, par une attribution réciproque, à ce que les propriétés de ceux qu’elle unit passent des uns aux autres, ainsi que leurs appellations, qu’elle rende Dieu homme et fasse que l’homme paraisse Dieu et le possède par une seule et invariable décision et motion de la volonté de l’un et de l’autre, comme on le voit en Abraham et dans les autres saints. Et c’est peut-être ce qui fait dire à l’auteur sacré en prenant la parole au nom de Dieu : « dans les mains des prophètes, je me suis rendu semblable » [14], pour exprimer comment Dieu, par la pratique unitive de la vertu, se conforme à chacun par grand amour des hommes. Car la main de tout juste est son activité vertueuse, en laquelle et par laquelle Dieu reçoit la ressemblance de l’homme.

6. La voie royale de la charité

La charité est donc un grand bien, le premier des biens, le bien suprême, elle qui par elle-même unit Dieu et les hommes, en celui qui la possède. Elle tend à faire paraître comme un homme le Créateur des hommes [et comme un dieu l’homme] par l’exacte ressemblance du déifié avec Dieu, qui s’opère dans le bien autant qu’il est possible à un homme. C’est d’aimer le Seigneur Dieu, de tout son cœur, âme et puissance [15], et le prochain comme soi-même [16], qui réalise, je le suppose, cette ressemblance. C’est-à-dire, pour embrasser cela en une définition, qu’elle (la charité) est une disposition intérieure à l’égard du Bien premier, avec le souci de toute la race humaine dans toute l’extension de sa nature. Après quoi il n’y a plus pour l’homme à monter plus haut, car il a traversé tous les modes de la piété. Cette disposition, nous la connaissons comme la charité et la nommons ainsi, sans la partager et la diviser en autre et autre, à l’égard de Dieu et du prochain, mais tout entière même et unique, due à Dieu, mais unissant les hommes les uns aux autres. Car l’acte et la claire démonstration de la parfaite charité pour Dieu est une généreuse attitude de bienveillance volontaire à l’égard du prochain, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, dit le divin apôtre Jean, ne peut aimer Dieu qu’il n’a pas vu [17]. C’est là la route de vérité que le Verbe de Dieu a dit être lui-même [18], qui conduit ceux qui marchent en elle à Dieu le Père, purifiés de toute espèce de passion. Elle est la porte [19] et celui qui entre par elle pénètre dans le Saint des saints et devient tel qu’il peut contempler l’inaccessible beauté de la sainte et royale Trinité. Elle est la vraie vigne [20] et celui qui est solidement enraciné en elle mérite d’obtenir par participation une qualité divine. Par elle existe et se transmet tout enseignement de la Loi, des Prophètes et de l’Évangile, pour que, remplis du désir des biens ineffables, nous prouvions notre désir par cette conduite, honorant, par amour du Créateur, sa créature, autant qu’il plaît au Créateur et que l’exige la loi de nature, qui prescrit un honneur égal et exclut de la nature toute inégalité que l’esprit mettrait à l’égard de tel ou tel, car elle les inclut tous en soi au seul titre de l’appartenance à la même humanité.

Par elle, l’auteur même de la nature – chose vraiment effrayante [21] à admettre et à entendre – a revêtu notre nature et, sans la changer, se l’est hypostatiquement unie pour arrêter son déportement et la ramener à lui, rassemblée en elle-même et n’ayant plus à son égard ou en elle-même de différent qui tiendrait à sa volonté propre. Il a mis en pleine lumière la très glorieuse route de la charité, qui est vraiment divine et divinisante, puisqu’elle mène à Dieu et qu’on dit même que Dieu est charité [22]. Cette route, qu’au commencement les chardons de l’amour égoïste avaient cachée, par ses souffrances pour nous il nous en a donné en lui-même le tracé et l’a gracieusement rendue pour nous libre d’obstacles ; par ses disciples, il a enlevé les pierres qui s’y trouvaient, comme il l’avait annoncé auparavant par les Prophètes en disant : « enlevez aussi les pierres de la route » [23] ; il nous a persuadés, comme il convenait, de supporter pour lui et les uns pour les autres ce dont il avait le premier donné l’exemple en supportant de souffrir pour nous. Pour elle, tous les saints ont jusqu’au bout résisté au péché, ne faisant aucun cas de la vie présente, ils ont surmonté les formes multiples de la mort, afin d’être retirés du monde et réunis avec eux-mêmes et avec Dieu, et de rassembler en eux les parties déchirées de la nature. Elle est la divine sagesse des fidèles, vraie et immaculée, dont la fin est le bien et la vérité, puisqu’il est bien d’aimer les hommes et vrai d’aimer Dieu en la foi, ce qui constitue les signes caractéristiques de la Charité qui unit les hommes à Dieu et entre eux et comporte ainsi la permanence des biens à l’abri de toute chute.

7. Florilège biblique

Amants les plus nobles de cette route divine et bienheureuse, vous l’êtes devenus vous aussi en vérité, vous les bénis ; combattez le bon combat [24] pour arriver au terme en maintenant fermement ce qui vous permet de parvenir jusqu’à ses frontières, j’entends l’amour des hommes, des frères, des hôtes, des pauvres, la compassion, l’aumône, l’humilité, la douceur, l’affabilité, la patience, la tranquillité d’âme, la longanimité, la constance, la bienfaisance, la résignation, la concorde, la paix avec tous. D’elles et par elles, est formée la grâce de la charité qui conduit, déifié, vers Dieu l’homme qu’il a créé. Car la charité, dit le divin Apôtre, ou plutôt le Christ qui parle ici par sa bouche, « est longanime, bienfaisante, sans jalousie, elle ne manque point de tact, ne s’enfle pas, n’a pas de mauvais procédés, ne cherche pas ce qui lui revient, elle n’a pas d’aigreur, ne fait pas fond sur le mal, ne se réjouit pas de l’injustice, mais avec la vérité, elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne tombe jamais » [25], elle qui possède Dieu, qui seul ne tombe ni ne change, et elle rend tel l’homme qui vit en elle, comme le montrent les paroles du prophète Jérémie [26] : « Je vous le dis, telle est la voie de mes commandements et la Loi qui subsiste pour l’éternité ; reçois-la, mon fils, et marche à sa lumière vers la splendeur ; ne donne pas ta gloire à un autre et ce qui t’est avantageux à une nation étrangère. Bienheureux es-tu, car ce qui plaît à ton Dieu t’est connu [27] et tu as appris où est la prudence, où la force, où l’intelligence, où une longue existence et la vie, où est la lumière des yeux et la paix. » [28] « Tu es venu sur la route, et je te suis apparu de loin. C’est pourquoi je t’aimerai d’une dilection éternelle, j’aurai compassion de toi en ma miséricorde, je te bâtirai et tu seras bâti [29] ; tu sortiras avec l’assemblée de ceux qui sont dans la joie, car tu te tiendras sur les routes et tu comprendras, tu aimeras les che¬mins éternels du Seigneur et tu sauras où est la bonne route, tu marcheras et ton âme trouvera la sanctification » [30] ; et encore en Isaïe : « Je suis le Seigneur ton Dieu, Je t’ai donné de trouver la voie de 1a justice, tu y marcheras, et tu as entendu mes commandements. C’est pourquoi ta paix est devenue comme un fleuve et ta justice comme le flot de la mer. » [31] Et moi aussi, que vos biens remplissent de joie, j’ose dire avec Dieu, en reprenant les paroles du grand Jérémie : bienheureux es-tu, « car j’ôterai la robe d’affliction de ton deuil (c’est-à-dire le vieil homme qui se corrompt dans les désirs trompeurs), et je te revêtirai de l’éclat de la gloire qui est auprès de Dieu éternellement (je veux dire de l’homme nouveau créé spirituellement selon le Christ à l’image de son créateur) et tu t’envelopperas du double manteau de la justice qui est d’auprès de Dieu, et je poserai sur la tête une mitre de gloire éternelle » [32] en t’ornant d’une conduite vertueuse solidement affermie et d’un sens sans défaut de la sagesse. « Ainsi Dieu manifestera-t-il son éclat à tout ce qui est, sous le ciel, et tu seras nommé paix de justice et gloire de piété. » [33]

8. Envoi

Je n’ajouterai rien à ces paroles pour manifester les secrets de la conduite spirituelle, car je n’ai rien qui soit digne de vos perfections à offrir à Dieu et à vous, sinon vous admirer autant que je le puis, agréer vos belles actions et me réjouir de ce que, par vos bonnes œuvres, vous rendiez Dieu propice, louer par vous la vertu et chanter Dieu par la vertu qui vous unit à Dieu. Car ce me semble être une seule et même chose de vous louer, vous et la vertu, et de louer Dieu qui vous gratifie de l’éclat de la vertu qui, par grâce, vous déifie en Dieu en faisant disparaître les marques propres de l’homme, en même temps qu’elle rend en vous Dieu homme par condescendance, en vous donnant d’assumer, autant qu’il est possible à l’homme, les propriétés divines.

[1] Il s’agit d’un haut fonctionnaire de la Cour de Byzance. Maxime lui a adressé sept lettres qui nous sont conservées. Celle-ci ainsi que les lettres 3 et 4 seraient de 626, durant le séjour à Cyzique, d’après P. Sherwood, An Annotated Date-list of the Works of Maximus the Confessor, Studia Anselmiana 30, Rome, Herder, 1952, p. 25 et 60.

[2] Ambigua 10 (PG 91, 1113 BC).

[3] La Vie spirituelle, t. 79, juillet-décembre 1948, p. 294-303.

[4] Il s’agit de saint Paul en Ép 1, 3.

[5] Rm 13, 10.

[6] Gn 1, 26.

[7] Dalmais traduisait par libre arbitre. Maxime emploie ici le concept stoïcien de to eph’èmôn, « ce qui dépend de nous », par opposition à ce qui n’en dépend pas. La raison est ici « logos », écho du Verbe (Logos) en nous.

[8] Sur le concept de gnômè qui caractérise l’homme laissé à lui-même, cf. F. M. Lethel, Théologie de l’agonie du Christ, Beauchesne, 1979, p. 127-129.

[9] La nature ne s’oppose évidemment pas à la grâce, elle est le don que Dieu nous a fait en nous créant. La grâce ne se contente pas de couronner ou d’élever la nature, elle « l’innove » en lui conférant un mode (tropos) nouveau qui lui permet de s’accomplir.

[10] Ph 2, 7.

[11] Formules du concile de Chalcédoine (451).

[12] Maxime fait allusion à la scène de Gn 18, où Abraham reçoit Dieu sous l’apparence de trois mystérieux personnages.

[13] La philanthropia caractérise d’abord Dieu lui-même, selon l’enseignement des Pères, mais l’homme racheté la partage.

[14] Os 12, 11, selon la version des LXX.

[15] Dt 6, 5.

[16] Lv 19, 18.

[17] 1 Jn 4, 20.

[18] Jn 14, 6.

[19] Jn 10, 9.

[20] Jn 15, 1.

[21] Cette note de frayeur sacrée est très développée dans la liturgie de saint Jean Chrysostome. Lui-même s’en fait le théoricien dans ses homélies Sur l’Incompréhensibilité de Dieu (Cf. dans l’édition des Sources chrétiennes n° 28 bis, 1951, rééd. 2000, l’introduction de J. Daniélou, p. 30-39).

[22] 1 Jn 4, 8.

[23] Is 62, 10.

[24] 2 Tm 4, 7.

[25] 1 Co 13, 4-8.

[26] Maxime attribue à Jérémie des phrases prises au livre de Baruch, conformément à la Septante qui fait figurer le livre de Baruch juste après Jérémie, cf. La Bible d’Alexandrie, n° 25.2 : Baruch, Lamentations, Lettre de Jérémie, Paris, Cerf, 2008, p. 27-29.

[27] Ba 4, 1-4.

[28] Ba 3, 14.

[29] Je 31, 3-4.

[30] Je 6, 16.

[31] Is 48, 17-18.

[32] Ba 5, 1-2.

[33] Ba 5, 3-4.

Réalisation : spyrit.net