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Liaisons personnelles

Charles des Rochers

Pendant que nous préparions notre enquête « Piété et dévotion laïques dans l’Ouest parisien (1960-1979 ») [1], nous avions découvert dans les papiers personnels de la comtesse de Clermont un échange resté inédit qui constitue un témoignage des luttes feutrées qui opposaient parfois certains courants du clergé de cette période. À une époque où le débat ecclésiastique était polarisé par des questions cruciales liées à l’application du Concile et où les échanges les plus vifs concernaient essentiellement le risque de sécularisation de l’Église, la liturgie ou encore l’attitude à adopter face au marxisme, le lecteur sera surpris qu’une controverse purement théologique ait pu prendre de telles proportions. Malgré la différence de leur formation intellectuelle, les deux protagonistes de cette lutte devaient en effet apparaître aux yeux de nombreux observateurs comme les représentants d’une seule et même tendance du clergé. On devine que la rue du faubourg Saint-Honoré constitue alors un microcosme atypique, qui paraît parfois, au détour d’une phrase, surgir d’un autre temps. Nous devons confier au lecteur que avons été touchés par le ton suranné de ces échanges, où les passions sont voilées par une rhétorique trop maîtrisée pour n’être pas suspecte. Nous ignorons comment la comtesse a réussi à rassembler ces lettres qui ne lui étaient pourtant pas destinées, ni en vue de quoi elle avait constitué ce dossier.

Monsieur l’abbé,

La comtesse de Clermont, ma cousine, m’a aimablement transmis la jolie plaquette que vous avez éditée pour annoncer les causeries que vous donnerez pendant ce Carême dans le cadre de vos œuvres, que la comtesse a prises sous sa généreuse protection. J’avoue avoir été quelque peu surpris par l’audace de votre langage. On lit en effet au début du second feuillet : « Dieu est une personne, nous pouvons le rencontrer ». Sans doute reprenez-vous à votre compte les formules d’un essayiste qui fait aujourd’hui forte impression dans certains milieux qui se laissent séduire par un langage dénué de tout fondement métaphysique. Je reconnais le caractère édifiant du récit qu’il donne de sa conversion [2]. Je vous invite cependant, monsieur l’abbé, à distinguer fermement la piété – qui peut se contenter de certaines approximations de langage – de la saine théologie, qui se doit d’adopter un langage circonspect. Trop d’ecclésiastiques se laissent aujourd’hui abuser par ces slogans brillants au lieu de rappeler aux simples fidèles la rigueur et la gravité du dogme catholique. On ne peut pas dire « Dieu est une personne », on doit dire « Dieu est Un en Trois Personnes ». Non seulement l’abus de ce langage « personnaliste » (comme disent les esprits avancés) risque en général de faire oublier aux cœurs dévots la crainte respectueuse qui doit les saisir lorsqu’ils songent au mystère de la vie divine mais la fidélité à la Sainte Tradition nous oblige plus encore à comprendre que le terme de « Personne » ne s’applique qu’aux trois personnes de la sainte Trinité, sans que cette expression puisse remettre en cause l’unité de la substance divine. Je vous invite à relire de très près les questions 29 à 43 de la Prima Pars du Docteur Angélique.

Veuillez croire, Monsieur l’abbé, en l’assurance de mon plus religieux dévouement,

R.P. de Maresles
* * *

Très Révérend Père,

Au risque de heurter votre esprit délicat, habitué aux subtiles distinctions que l’on élabore dans le silence des cloîtres, ce n’est pas par ignorance que j’ai choisi cette formule, « Dieu est une personne », mais de propos délibéré. Je reconnais comme vous qu’elle ne manque pas d’ambiguïtés mais les théologiens doivent désormais renoncer à leur splendide isolement et proposer un langage qui réponde aux véritables questions de leurs contemporains. Croyez-vous que l’on puisse faire saisir toute la beauté de l’expérience chrétienne en serinant à longueur de journées « une seule substance mais trois hypostases », en répétant cette formule de manière incantatoire, comme une amulette de la pensée, par simple peur de dire quelque chose de notre relation à Dieu qui pût ébranler nos petites catégories métaphysiques lentement acquises par un labeur acharné sur les bons manuels de cette néo-scolastique à l’agonie ?

Je ne dis pas cela pour vous bien entendu, dont le génie a sans doute perçu intuitivement la définition des catégories aristotéliciennes. Vous me parlez de Tradition, je vous parlerai de la Bible : Dieu a-t-il dit à Moïse « Je suis une substance en trois hypostases » ? A-t-il demandé à Abraham, Isaac et Jacob d’avoir foi en des « relations subsistantes » ? Non, il est venu faire alliance, il a posé des exigences d’une manière si personnelle qu’il se dit « jaloux », il s’est présenté comme le Père et l’Époux et même, il a montré son visage en envoyant son Fils. Le Christ dit bien « Venez à moi », il ne dit pas « Venez à l’ousia divine », que je sache. Le Dieu des métaphysiciens, ce Dieu fait d’un assemblage hétéroclite d’être, d’essence et mots grecs barbares ne parlera jamais au cœur de ceux qui doivent le rencontrer pour leur salut. C’est un Dieu qui est tellement isolé par notre abstraction humaine qu’il a perdu toute véritable identité et donc toute transcendance. L’un ne va pas sans l’autre.

Très Révérend Père, ouvrez les yeux, ouvrez votre cœur.

Très respectueusement,

Abbé Durandet
* * *

Monsieur l’abbé,

Je reconnais dans votre lettre ce zèle et cette passion qu’il m’avait déjà semblé entrevoir lors du souper où la comtesse de Clermont avait tenu à nous présenter. Votre jeunesse, Monsieur l’abbé, est comme une brise légère dans l’austérité de mes années de vieillesse, elle vient délasser mon esprit tendu, je le confesse volontiers. Mais je crains, Monsieur l’abbé, que vous ne donniez une image bien réductrice de mon propos : je ne tiens nullement à sauver à tout prix Aristote… Il est assez cocasse que vous m’accusiez d’idolâtrie des concepts là où votre manie du « Personnel » me paraît précisément tomber sous le coup de vos critiques : tragique ironie, n’en conviendrez-vous pas ? En effet, que signifie précisément cette formule ? S’il s’agit d’expliquer que la Trinité immanente est constituée de relations telles qu’elle ne remettent pas en cause l’unité de la substance divine, pourquoi ne pas dire simplement que Dieu subsiste en Trois Personnes, en expliquant aux fidèles cette richesse des relations entre le Père, le Fils et le Saint Esprit qui se déploie dans l’être divin ? Mais s’il s’agit d’expliquer qu’il existerait une sorte de principe personnel en Dieu, en quelque sorte indépendamment de l’existence de la Trinité des Personnes, comme s’il y avait une personnalité de l’essence divine (ou que sais-je encore, votre langage du cœur est si obscur), votre éloquence, toute séduisante fût-elle, est frappée d’anathème. Le Christ ne nous met pas plus en relation avec l’ousia divine (une telle position assimilerait la prière chrétienne à une simple méditation métaphysique) qu’avec un principe supra-personnel abstrait, susceptible de vider de son contenu dogmatique la Révélation pleinement accomplie en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Par peur de lasser le lecteur pressé, nous lui épargnons les cinq lettres qui suivent où leurs auteurs s’accusent à mot couvert de ne pas croire à la Sainte Trinité. Les jeux de sous-entendus et d’ironie implicite, qu’on croirait sortis d’une scène de L’Imposture de Bernanos, ne manquent pourtant pas d’habileté. On trouve vers la fin de la liasse une sentence lapidaire de l’abbé Durandet envoyée telle quelle, sans les formules de politesse de rigueur, au R.P. de Maresle.

Si Dieu n’est pas personnel, alors les musulmans ont raison.

* * *

La Comtesse a joint au dossier une lettre de son amie Oriane, qu’elle avait rencontrée à l’occasion des « concerts spirituels » que celle-ci organisait dans son hôtel particulier.

Bien chère Margot,

La bonne Adélaïde est bien triste de vous savoir alitée et s’est désolée de votre absence lundi : elle vous embrasse de tout son cœur. Je me suis jetée hier à la causerie de votre jeune protégé, pour vous peindre la scène dont ce méchant rhume vous a ôté le spectacle. À la vérité, si ces gens n’ont pas commencé le Carême avec une vraie componction de cœur, ce n’est point sa faute ! Pour la véhémence, il n’en manque pas. Il frappe, il saisit le cœur et ses paroles semblent parfaitement belles. L’assistance était émue. Il y avait là beaucoup de femmes simples, comme on pouvait s’y attendre en ce lieu, d’une modestie et d’une gravité touchantes. La société élégante se pressait également, heureuse d’entendre celui qu’elle adule. Mme de Verneuil a pleuré, Mme d’Arpajon composait un regard extatique. Il est vrai que les effets étaient beaux et faits pour percer les cœurs sensibles.

Devinez-vous le détail piquant de l’affaire ? Notre bon Père de Maresle votre cousin épiait, caché derrière un pilier, impassible et fort pâle, s’efforçant de paraître plus impassible et plus pâle encore, s’il était possible, à mesure que le discours de l’abbé allait vers ses saillies les plus audacieuses. Voulez-vous une confidence ? Je le comprends et je voudrais plaider pour lui, malgré la rudesse qu’on lui connaît. Votre jeune abbé veut tout ensemble convertir les gens simples et séduire la bonne société inquiète d’être dépassée par son temps, je le conçois. Il veut une piété non simplement fondée sur un devoir moral mais réellement tournée vers le désir de la rencontre avec Dieu, je l’approuve. Il se refuse pourtant à admettre que son langage sur Dieu pût être imparfait par son excessive simplicité, et je m’y oppose. Chacun voudrait un Dieu personnel à son image, alors que Lui seul nous donne les règles de cette relation personnelle, ne croyez-vous pas ? Je ne sais dire exactement qui il est mais je puis dire qu’il est et qu’il est comme aucun autre n’est. Cette parole divine me fait entendre la symphonie de trois voix parfaitement unies. Cette voix est inouïe : je tends donc l’oreille, puisqu’elle n’est à personne d’autre. Voilà ma petite prédication.

J’attends avec impatience de vous voir rétablie : vous me direz votre avis sur ces aimables sentences.

Adélaïde veut vous conter la dernière chasse organisée par son frère : elle est si enivrée de ses descriptions que les soirées n’y suffisent pas.

Je vous embrasse plus de mille fois,

Oriane
* * *

Ma chère cousine,

Je vous envoie les épreuves de mon dernier chapitre consacré au commentaire de la question 1 du De Potentia  ; je sais que vous trouvez parfois les délices de la dialectique un peu ardus mais je ne doute pas que cette lecture aiguisera votre esprit. Je vous mets fermement en garde contre les fulminations de l’abbé Durandet ; je conçois fort bien que vous ayiez financé généreusement la nouvelle salle de son patronage, qui contribuera j’en suis certain à l’édification morale de la jeunesse chrétienne, mais ses projets de « nouvelle apologétique » comme il les nomme avec un excès de prétentions sont dangereux. Il conviendrait que chacun tînt son rôle et que des prêtres sans érudition ne se piquassent pas de théologie. Qu’ils prêchent une saine piété : voilà ce qu’on leur demande. Ne vous égarez pas sur ces chemins dangereux : ne croyez pas à ce paradoxe de « l’absolu qui est personne » comme il le dit dans ces péroraisons pathétiques, maintenez la transcendance de la nature divine, elle nous préserve de toutes ces approximations.

Croyez à mon fidèle dévouement in Christo,

R.P. de Maresle
* * *

La liasse s’achève par une lettre qui comprend de nombreuses ratures – peut-être le brouillon d’une lettre envoyée par la comtesse, dont la longueur paraît inhabituelle : on sait en effet qu’elle préférait la conversation et se contentait de faire passer des billets fort brefs. Nous avons tenté de reconstituer ce que pouvait être le texte de cette lettre dont nous n’avons retrouvé nulle trace dans les papiers du R.P. de Maresles, bien que sa correspondance fût pourtant soigneusement classée. Il semble que cette lettre soit restée sans réponse.

Très cher cousin,

Vraiment, je suis confuse de ce petit incident, hier, entre vous et l’abbé Durandet. Le comte et moi espérions tant une réconciliation ! Nous espérons que vous n’êtes pas fâché et que ces petites choses seront bien vite oubliées. Nous avons beaucoup devisé avec mon amie Oriane après votre départ ; mais il faut bien nous rendre à l’évidence : quel abîme entre la précision de votre vocabulaire et nos pensées si peu subtiles ! À vrai dire, je ne saisis toujours pas si votre querelle excède une simple différence de langage. Quand je vous entends dire « Un en trois personnes », je vous approuve bien entendu ; mais lorsque j’entends que « Dieu est personnel », je me sens convaincue également. Je vous vois déjà m’accuser de compromission et de mollesse. Je me faisais l’autre jour, en attendant le tailleur venu pour le comte, le raisonnement suivant : lorsque je m’adresse au Christ dans la prière, est-ce bien à une personne en particulier ? Et pourtant, la prière m’unit profondément à Dieu Lui-même, tout entier, tel qu’il est, n’est-ce pas ? Je m’adresse à une personne, le Christ, qui écoute et qui répond, mais cette personne m’invite comme elle, en quelque sorte, à m’adresser au Père dans l’Esprit. Marcel (c’est notre nouveau maître d’hôtel, un homme grave et pieux) semblait d’accord avec ma petite pensée. Ce langage est simple, me direz-vous, mais cette simplicité n’est-elle pas justement la marque que Dieu est profondément un, par la simplicité-même de son amour ?

Mais je sens que je vous ennuie et que vous allez me sermonner. Je reviens aux choses futiles : voulez-vous passer le 8 ou le 9 ?

Bien à vous,

Marguerite de Clermont

Lettres recueillies et présentées par Charles des Rochers

Charles des Rochers, Collectionneur

[1] Nous avons l’honneur d’annoncer au lecteur la publication prochaine de cette étude par la Société d’Histoire Ecclésiastique de Grignan.

[2] Le lecteur aura facilement reconnu André Frossard, l’auteur du livre célèbre, Dieu existe, je l’ai rencontré, dans ce portrait auquel préside une jalousie à peine masquée.

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