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Libres propos sur Bible et œcuménisme

Christophe Bourgeois

En écho aux perspectives à la fois historiques et synthétiques ouvertes par le numéro consacré à la traduction de la Bible, la revue Résurrection a voulu demander à l’un de nos frères protestants de nous raconter l’histoire complexe des traductions bibliques issues des Réformes luthériennes et calvinistes.

On découvre une singulière convergence avec les problématiques évoquées à propos des traductions catholiques : les mêmes difficultés d’établissement du texte et de rapport à l’histoire des langues chargées d’accueillir la Bonne Nouvelle s’y dévoile, et, y compris dans les terres de la sola Scriptura, la même instabilité de la frontière entre traduction et interprétation éclate. Une telle enquête nous invite également à nous débarrasser de quelques préjugés sur l’histoire d’une des plus graves crises à laquelle fut confrontée l’Église d’Occident. C’est là la condition d’un dialogue vrai et fructueux.

En effet, on imagine volontiers le seizième siècle comme l’affrontement entre deux positions figées : au retour à la simplicité biblique, doublée d’un souci de communication du texte scripturaire à tous, s’opposerait une hiérarchie catholique frileuse, arc-boutée sur la Vulgate, ignorant le travail des humanistes et interdisant aux fidèles l’accès au texte pour les maintenir dans l’ignorance. Les déformations historiques font le reste : certains catholiques croient volontiers qu’Erasme et Luther ont déjà inventé le libre examen du libéralisme moderne et que la lecture protestante des Écritures n’a d’autre garde-fou que la conscience individuelle ; certains protestants imaginent que le clergé du temps des Réformes ignore les défauts de la Vulgate et se contente de dispenser une piété purement affective à des fidèles privés de tout contact avec le Livre. Ce tableau est bien commode : chacun est enfermé dans sa tradition, on est certain que les positions étaient irréconciliables dès le début et l’on cesse de se préoccuper d’un minimum de dialogue commun.

Or il me semble qu’il faut affirmer que, malgré le conflit culturel extrêmement vif qui va opposer protestants et catholiques au seizième siècle autour de la transmission de la Bible, dans un affrontement qui ira croissant, la question de la traduction de la Bible, voire du rapport à l’Écriture Sainte, ne conduisait pas nécessairement à une séparation si funeste des chrétiens d’Occident. De fait, il existe au temps des Réformes une forme de renouveau biblique que partagent de très nombreux croyants, quelle que soit leur confession. Ce sont d’autres sujets qui ont conduit aux ruptures les plus décisives, comme les querelles sur la justification ou sur l’ecclésiologie. En France, le travail du « groupe de Meaux », autour de Lefèvre d’Étaples et de l’évêque Guillaume de Briçonnet, s’il est violemment hostile aux positions de la Sorbonne, représentative de la scolastique tardive, annonce, par son souci pastoral et missionnaire, l’idéal des évêques tridentins. Ce n’est pas sur la Bible que le conflit a éclaté en France, c’est sur la messe, lorsque le 17 octobre 1534 des textes dénonçant violemment les messes « papistes » comme d’idolâtres sacrifices païens furent placardés partout, jusque sur la chambre du roi. François Ier, roi jusque-là conciliant et particulièrement ouvert aux courants catholiques réformateurs, décida une série de persécutions [1].

Dès lors, il convient de s’affranchir d’un certain nombre d’idées reçues.

Préjugés

Première idée reçue  : les catholiques tridentins idolâtreraient la Vulgate. Or il faut bien comprendre que le travail des humanistes chrétiens va irriguer profondément l’ensemble de la culture chrétienne. L’article de Pierre Gandil dans nos colonnes a bien montré le travail de révision de la Vulgate impulsé par Rome après le concile de Trente [2] ; il n’est pas un commentaire catholique de ces années qui ne s’appuie sur versions grecques et hébraïques. Le célèbre érudit parisien Génébrard, qu’on ne saurait accuser du moindre esprit de compromission (puisqu’il était Ligueur !), s’appuie bien souvent sur les versions hébraïques pour réaliser son grand commentaire latin des Psaumes. Lorsque Desportes, le poète du roi Henri III, farouche partisan de l’esprit tridentin, réalise son psautier en vers, il n’hésite pas à signaler qu’il s’écarte de la Vulgate dans les versets où il le juge nécessaire.

Deuxième idée reçue : la piété catholique tridentine serait coupée de la Bible. Certes, alors que les calvinistes se rendent surtout au Temple pour entendre l’Écriture et se la faire expliquer (puisque la Cène n’a lieu guère que quatre fois l’an), la liturgie catholique exclut le texte en langue vulgaire. Ce choix doit cependant être relié au vaste mouvement de dévotion qui prolonge les réformes instaurées par le Concile de Trente et qui sait puiser à la fois dans la tradition médiévale de la lectio divina et dans les aspirations des mouvements réformateurs de l’époque d’Érasme. Non seulement un nombre croissant de laïcs cultivés ont accès sans difficultés à la Bible (en particulier en France, très libérale dans son application du contrôle de la lecture biblique), mais encore de nombreux manuels de dévotion proposent une méditation centrée sur les mystères de la vie du Christ, sur une scène évangélique particulière, bien des homélies dévotes ont comme ressort principal le dialogue entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Cette spiritualité est d’ailleurs beaucoup plus influente que la mystique essentialiste de certains courants rhéno-flamands, dont l’ancrage biblique n’est pas toujours certain. Il est incontestable que ces ouvrages ne proposent pas le texte biblique dans une sorte de nudité idéale mais préfèrent le rendre accessible à travers une paraphrase, un commentaire ou une représentation visuelle. Si ce choix pédagogique est discutable, il révèle en tout cas que le contact avec le texte biblique vaut surtout par la relation personnelle qu’il permet de tisser avec le Christ.

Troisième idée reçue : les protestants adopteraient une position littéraliste ; là où le clergé catholique multiplierait les intermédiaires entre la source sacrée et le cœur du fidèle, la spiritualité protestante serait celle d’un contact immédiat, libre et individuel avec un texte qui n’aurait plus besoin d’être interprété. Cette vue est anachronique. L’acte de piété principal du fidèle calviniste au seizième siècle est d’aller écouter au moins chaque semaine, voire plusieurs fois par semaine, un long sermon qui lui expose le sens des Écritures et garantit la rectitude de sa doctrine et de son interprétation. Calvin comme Luther n’ont cessé de combattre férocement toutes sortes de mouvements qui mettaient en avant une lecture soi-disant inspirée (c’est-à-dire fondée sur une interprétation subjective, sans médiation objective de la communauté croyante) de la Bible.

Il faut donc affirmer sereinement que le respect de la culture biblique, au-delà des raidissements produits par l’affrontement et la polémique, rassemble profondément catholiques et protestants. Même au seizième siècle, il ne s’est jamais véritablement constitué deux cultures séparées, dont la Bible aurait été la pierre de touche.

Le conflit des interprétations – déjà…

En revanche, le Temps des Réformes traduit une crise autour de l’herméneutique sacrée. Le problème est d’ailleurs largement thématisé à l’époque : Calvin accuse les catholiques d’être des « allégoriseurs » qui pervertissent le sens biblique par toutes sortes de contorsions intellectuelles ; les grands polémistes catholiques accusent les pasteurs genevois de croire en une chimérique transparence du langage biblique. L’urgence polémique oblige d’ailleurs rapidement à lier efficacement débat sur la Bible et débat dogmatique. Cela permet des explications plus simples : si l’autre s’est trompé sur le dogme, c’est qu’il a compliqué le texte-source ou qu’il l’a simplifié (on choisira son camp). Je ne cherche nullement à expliquer qu’il y aurait dans ce débat une bonne et une mauvaise herméneutique. Il me semble qu’il faut plutôt y lire largement une crise profonde dans notre culture de l’interprétation scripturaire, comme si en quelque sorte le dynamisme de la lettre et de l’esprit, son dynamisme toujours renouvelé dans l’actualisation du texte biblique, s’était trop tôt épuisé et fossilisé [3].

Signe de cette crise largement partagée : les controversistes catholiques, qui se déchaînent contre la « religion prétendument réformée » (comme on dit alors), minent leurs propres positions en s’acharnant à traiter la Bible comme un réservoir de sources de la dogmatique. De part et d’autres se multiplient les recueils des « lieux » bibliques qu’il faut savoir discuter pour mieux confondre l’adversaire. Or si la Bible n’est plus que l’auctoritas préalable du discours dogmatique, le conflit des interprétations est sans solution, il conduit à la guerre de religion. Si l’interprétation biblique n’est plus d’abord une spiritualité, un dynamisme de l’histoire et de l’esprit selon les intuitions décisives d’Origène, le contact inventif avec des paroles toujours neuves parce qu’elles sont indissolublement liées au Logos éternel, elle finit par être instrumentalisée, donc vidée de sa raison d’être.

Notre culture a-t-elle dépassé ce conflit des interprétations-là ? Il faut le souhaiter : c’est peut-être l’une des seules manières de progresser avec nos frères protestants vers l’unité des chrétiens pour laquelle nous prions.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Il est vrai que l’expérience du « groupe de Meaux » est aussi liée à la bienveillance de François Ier ; celle-ci n’aurait peut-être pas été possible dans l’Espagne de Charles-Quint.

[2] Voir son article « La Bible latine : de la Vetus latina à la Néo-Vulgate », Revue Résurrection, n° 99-100, p. 66-69.

[3] On sait que c’est là le jugement sévère porté par Henri de Lubac sur l’aube des Temps modernes dans Exégèse médiévale. Les Quatre sens de l’Écriture, qui décrit un début de détachement entre exégèse et spiritualité, IIème partie, vol. II, p.487.

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